Tout ce que la haute couture nous cache
La haute couture parisienne débutait ce lundi, avec Dior, Natan, Schiaparelli. Ce mardi, Chanel faisait le show sur les quais de Paris. Une collection que nous avions vue en cours de fabrication dans les ateliers couture de la rue Cambon. Focus sur le geste et les gens de métier de la haute couture.
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- Publié le 05-07-2023 à 15h01
- Mis à jour le 05-07-2023 à 15h02
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Aurore Vaucelle, envoyée spéciale à Paris
La haute couture est une histoire de personnes : celles qui l’inspirent, comme ici Vanessa Paradis, mais aussi celles qui la font. Celles qui la font vivre : ce sont les acheteuses du monde entier fidèles à la marque qui les fait rêver. Et celles qui lui donnent vie : ce sont ces femmes qu’on a rencontrées quelques jours en amont du défilé de ce mardi, pour voir comment la haute couture prend forme, avant de se montrer royalement à nos yeux ébahis. Un peu de beau ne fait jamais de mal. Mais qui est à l’origine du beau ?
Virginie
Au départ de l’histoire, il y a Virginie Viard, à la direction artistique de la maison Chanel, immédiate successeuse de Karl Lagerfeld. “Le bras droit et le bras gauche” de Karl comme il se plaisait à dire, de 1997 à 2019. Depuis la disparition du Kaiser, Virginie Viard dessine les huit collections de la maison. Deux collections prêt-à-porter, deux 'pré-co', deux collections haute couture – les rendez-vous saisonniers du printemps-été et de l’automne-hiver –, mais aussi une collection dite ‘Métiers d’art', et une 'Croisière'.
Quand on l’avait rencontré en 2015, dans les studios de la rue Cambon, QG de la maison, elle nous avait expliqué leur duo.” Karl dessine. Et je fais des recherches sur ses croquis. Je réfléchis à ce qu’on va faire, et comment on va le faire”… Depuis le début donc, Virginie Viard sait comment on monte une collection pour Chanel, elle nous le disait, toujours en 2015, ce style coule en elle, “naturel”. Son talent tient aussi à une connaissance précise des savoir-faire de la maison, avec qui elle travaille en étroite collaboration depuis le début d’une collection. Car la haute couture a ceci de paradoxal : ce “beau “qui en jette oblitère les milliers de gestes qu’il a fallu pour le fabriquer. Pourtant, la couture, quand on se penche au-dessus de son épaule, est une histoire humaine, de tant de gestes qui s’entrecroisent et de collaborations rapprochées. Il faut des talents et des mots échangés pour faire du luxe. On vous montre.
Olivia
Olivia est première d’atelier dans l’un des deux ateliers 'flou' de la maison Chanel. Elle nous reçoit à trois semaines du défilé. “Moins de trois semaines”, corrige-t-elle, en un sourire, dans la maîtrise précise du temps qui reste et de la liste des choses à faire. Malgré tout, l’ambiance est studieuse, pas du tout agitée. Virginie Viard nous l’avait expliqué lorsque nous l’avions rencontrée : la maison Chanel ne tolère pas la précipitation. Depuis huit années à la tête de la spécialité 'flou' en haute couture (c’est-à-dire les robes et les pièces acrobatiques), Olivia, qui a fait ses classes pendant 10 ans chez Givenchy, rappelle comme la couture, malgré les enjeux économiques et marketing qu’elle représente, demeure une activité artisanale. “Mon ordi est là, mais je ne l’ouvre pas : tout est fait à la main, et tout est pensé par nous”.
Concrètement, l’atelier flou reçoit les dessins de Virginie, cinq à six semaines avant la date du show. Le thème de cet automne-hiver à venir ? L’allure de la Parisienne qui crapahute, cheveux défaits aux vents, sur les pavés de sa capitale. Olivia reçoit une poignée de croquis, quelques éléments, pas toujours tous les détails. “Première étape : sur la base du dessin, on cale, avec les toilistes et les secondes d’atelier, un patron sur le mannequin pour présenter une toile en organza noire ou blanche, toile que l’on va montrer en essayage, au studio”. C’est l’équipe d’Olivia qui meut le dessin en matière, et “c’est au premier essayage, dans le studio de Virginie, que l’on prend des décisions, telles que le choix des tissus, des broderies. Il y a plein de choses auxquelles nous devons alors penser, comme quand on travaille sur des jeux de transparence, ce qui est le cas, dans cette collection”.
"Toutes n'ont pas le même niveau, mais les miennes, ce sont des tueuses !"
– “On fait presque les choix des modèles haute couture sur le mannequin ?” demande-t-on, naïve.
–” Presque. D’autant qu’en collection, on n’a pas trop le temps de faire et de défaire […] On choisit des échantillons, on fait des mélanges de tissus durant ces essayages. C’est intéressant de voir comment Virginie [Viard, NdlR] associe tout cela, et parvient à faire des choix pointus. Olivia poursuit : “Je regarde aussi les croquis des autres ateliers, pour saisir les cohérences”. Et cette saison, il y a cette encolure débardeur, très chill qui tranche avec la sophistication des broderies. “Tout ceci se fait de façon assez informelle, la collection se construit comme cela”.
“On n’a pas tous les mêmes métiers, mais Virginie [Viard] a une haute connaissance de nos savoir-faire.'
Les brodeurs sont aussi au rendez-vous du studio Cambon pour l’essayage. Eux ont reçu le thème en amont, et viennent avec échantillons à poser et dessins afin de faire la démonstration du placement de la broderie sur la toile. Important, car la broderie, qui est plane, doit déjouer la géographie des corps et le mouvement du vêtement, qu’il soit froncé ou blousant. “Mais les brodeurs, ils font toujours ce qu’il faut. Ce sont des machines !” Olivia opine du chef, elle les fréquente assidûment.

Les brodeuses de Lesage & Montex
Combien de navettes traversent Paris, de Cambon, Rivoli, au '19 M', au pied d’Aubervilliers ? Combien de coups de fil entre les ateliers des métiers d’art et les ateliers de la couture ? Combien de coursiers engagés dans l’échange créatif ? Pas de chiffre précis. “Mais on se parle tout le temps !” Aska Yamashita, directrice artistique de Montex, atelier de broderies qui fait partie des métiers d’art, sous l’escarcelle de Chanel, nous le répète, dans la foulée d’Olivia.
Plusieurs cerveaux et plusieurs paires de mains travaillent à l’exubérance de la couture. Chez Montex, à quelques jours du show, on découvre la forme qu’a prise la thématique qui avait été donnée aux brodeurs. Fruits et fleurs. Façon nature morte. De la broderie qui ferait de la peinture. Impressionnante capacité du métier à exprimer tout type de veine artistique. On parle à Baladine, l’une des brodeuses. Qui a pris le parti d’une interprétation presque naïve des représentations florales ou fruitières. C’est beau comme une peinture… D’ailleurs une toilette du défilé est habillée, en clin d’œil, d’un petit encadrement de tableau. “La broderie est renouvelable à l’infini. Et, si vous me demandez : oui, j’adore mon métier”. C’est dit avec un élan non discutable.

Chez Montex, on traverse l’effervescence joviale des équipes qui foncent pour finir les panneaux d’ennoblissement des étoffes. Qui ajoutent de la lumière pailletée aux tweeds, ceux qu’on a vus le matin chez Christine. Et qui font, entre autres des “cannages brodés” qui serviront de 'paniers', aux fruits qui auront été brodés chez Lesage, juste à côté.

Amanda, chez Christine
Elle sort de la cabine d’essayage nu-pieds et en tailleur de tweed. Avec une légèreté qui contraste avec le vêtement à l’allure rigoriste posé sur ses menues épaules. Amanda Sanchez est le mannequin attitré de la maison Chanel depuis vingt ans. On ne l’aurait pas dit, car Amanda a ce genre de visage sans âge, un visage fait d’un sourire. La Brésilienne est entrée chez Chanel par hasard, en 2001, pour dépanner, et puis elle est restée l’année qui a suivi, et encore la suivante, et puis celle d’après. Au point même de devenir l’égérie d’une collection de Virginie Viard au printemps-été 2021.

On la croise dans l’atelier de Dame Christine, première d’atelier spécialité 'tailleur'. Madame Christine, qui préfère ne pas se faire appeler Madame, et qui décrit, avec précision, la technicité de la maison Chanel et comment cela se traduit dans les pièces du défilé de ce mardi. “Notre spécificité, c’est le travail des rayures et carreaux que nous réalisons ici, et nulle part ailleurs. Malgré les pinces et la courbe des corps, les couturières réalisent un travail de mouvement de tissu, afin de maintenir l’aplomb, et de restituer le dessin des lignes”. C’est une spécialité d’autant plus appréciée que la marque de fabrique du tailleur Chanel, c’est bien son tweed rythmé de rayures. “Visuellement, cela fait la différence. C’est Madame Jacqueline, ma cheffe hiérarchique partie à la retraite qui avait mis en place cette méthode signature que nous continuons à réaliser”.
Madame Christine a le nez sur un manteau de laine formidable, qui donne du fil à retordre. Le modèle montré au studio n’a pas passé l’examen. “Le rendu n’est pas ce que souhaitait Virginie, nous changeons de tissu.” Qu’à cela ne tienne, à quelques jours du show, on recommence, même si la méthode de l’entoilage qui consiste à donner une forme au pardessus sans le transformer en “carcasse”, prend énormément de temps. “Un temps de collection” n’est pas un “temps cliente”, et ce n’est pas Monsieur David, le tailleur dudit manteau qui dira le contraire. Mais obtempère.
Mais voilà qu’Amanda fait diversion, sortie de la cabine, vêtue de son tailleur asymétrique. Comment est-elle, ose-t-on lui demander, en s’immisçant dans l’essayage ? “C’est confortable, même si ce n’est pas encore doublé. C’est quelque chose qu’on me demande souvent, la sensation du confort, comment je peux bouger dedans”.
– “Vous lui mettez un dix sur dix, à Madame Christine ?” La Première répond plus vite : “Neuf, c’est suffisant”. Et de passer au détail du galon pour éviter les compliments “Je suis dans un échange permanent avec les équipes, enchaîne Amanda Sanchez. “Depuis le temps, je connais le style, même si c’est venu progressivement, sous forme d’échanges. Au début, je me permettais moins,”
– “Mais nous, on est super demandeurs !” Madame Christine, on ne discute pas ce qu’elle dit. Et on comprend que le vêtement haute couture se mette à donner vie à l’expression “du dialogue créatif”.