Le boson, c'est pas pour les Nuls

"Particules de vie" est le titre du livre d'entretiens que les journalistes Françoise Baré et Guy Duplat consacrent à François Englert et "son" boson. Quelle place a cette particule dans la science ?

Entretien : Aurore Vaucelle
Le boson, c'est pas pour les Nuls
©JC Guillaume

"Particules de vie" est le titre du livre d'entretiens que les journalistes Françoise Baré et Guy Duplat consacrent à François Englert et "son" boson. En compagnie de Guy Duplat, on refait la petite histoire du boson. Quelle place a cette particule dans la science ?

François Englert : "La quête du boson a transcendé les luttes économiques, idéologiques et politiques qui minent notre monde. Mais il reste un paradoxe : pourquoi les gens ont-ils été aussi touchés par un principe aussi compliqué ? Car rappelons-le : pour véritablement comprendre le rôle de cette particule, il faut maîtriser la relativité restreinte et la mécanique quantique."

1- Vulgariser le boson, c’est possible ?

Dans ces propos, Englert exprime l’idée que la physique quantique est très excluante. Est-ce que c’est possible, le boson pour les Nuls ?

La réponse est non. On ne peut avoir pour les Nuls, une explication complète du boson. C’est la différence, hélas, entre ce que l’honnête homme pouvait connaître avant et maintenant. Pascal ou Newton furent de grands scientifiques et de grands philosophes. Cette époque est finie, le monde est devenu trop complexe, ou alors peut-être est-ce une question d’enseignement ? Si ça n’est pas possible de faire "Tout le boson pour les Nuls", on peut dire toutefois dire ce que ça signifie dans notre compréhension du monde. Notre but dans ces entretiens successifs avec François Englert, assortis de nombreuses annexes plus scientifiques, a été de faire en sorte que les gens puissent comprendre un peu plus à propos de ce qu’ils ont ressenti spontanément comme un moment exceptionnel pour l’humanité et la science.

2 - Qu’est-ce donc que ce boson d’ailleurs ?

Est-il l’élément manquant qui permet d’expliquer l’univers complexe dans lequel on se trouve ?

Depuis des années, avec le Modèle standard, on avait une vue très claire de la physique, du moins pour le monde qu’on observe et tel qu’on le connaît.

Par contre, on ne comprenait pas le mécanisme par lequel la masse est acquise et pourquoi certaines particules ont une masse et d’autres pas. François Englert et Robert Brout ont imaginé en 1964, il y a cinquante ans déjà, qu’il y avait un champ, le champ de Brout-Englert-Higgs, qui englobe tout ce qui est autour de nous jusqu’aux bornes les plus extrêmes de l’univers. Et ce champ est né dans les premiers instants de ce monde-ci. Toutes les particules qui composent nos corps, nos tables, nos villes, acquièrent la masse, à travers ce champ.

On peut détecter ce champ par ses "gouttes". Et ces gouttes, ce sont le boson BEH découvert au Cern à Genève en juillet 2012 et qui valut le prix Nobel à Englert et Higgs. La fin d’une prodigieuse aventure humaine et intellectuelle de cinquante ans qu’Englert nous raconte.

Le boson lui-même ne donne pas du poids ?

Non. C’est le champ qui donne la masse à certaines particules qui le traversent, pas le boson. Une dame avait d’ailleurs demandé à Englert si elle pouvait grossir avec des bosons. Mais ce n’est pas ça, comme François Englert nous le raconte avec beaucoup d’humour.

3 – La science est-elle libre ? Englert : “ Il faut souligner l’audace et l’enthousiasme des années 70, juste avant les chocs pétroliers et dans une période d’expansion universitaire. Les jeunes professeurs osaient innover.”

L’époque façonne la recherche fondamentale plus qu’on ne le pense. Englert rappelle que tout est désormais trop “normé”. Les revues privilégient les articles dont les sujets confèrent plus de points dans les rankings (classements) des universités, et refusent les textes trop originaux.

La science est prise dans un système institutionnel et économique. Et la recherche fondamentale n’y échappe pas. Il existe alors un réel risque que l’on formate les thèmes de recherche et de publication pour avoir de meilleures cotes au ranking. Et donc, que l’on n’accorde pas assez de crédit à ceux qui auraient une idée trop en marge. Higgs a dit récemment dans le “Guardian” que s’il devait faire les mêmes choses maintenant, ce n’est pas sûr que son texte serait accepté. Englert n’est pas loin de penser la même chose dans notre livre. Si on se réjouit en Belgique, à juste titre, de ce prix magnifique, il faut rappeler qu’il récompense une recherche ancienne de 50 ans, avec un professeur Englert dont les méthodes profondément originales et créatrices ne seraient peut-être plus acceptées aujourd’hui. De plus, la recherche en Belgique souffre de sa division et il ne faudrait pas que l’on utilise Englert comme un arbre qui cache la forêt.

La médiatisation autour du boson peut redonner du sens et du poids à la recherche fondamentale.

Elle va rendre, heureusement, plus compliquées des coupes éventuelles dans les budgets de la recherche fondamentale. La science de base est celle qui cherche sans nécessairement trouver, qui trouve quelquefois des choses inattendues, une recherche qui n’est pas liée par un rendement mesurable mais qui seule, peut assurer notre avenir.

4 – Matière grise + liberté d’esprit = génie ? 

Englert a choisi pour emblème : “Il n’est pas de sagesse sans folie.” Faut-il être libéré des conventions sociales, du “qu’en-dira-t-on” et du politiquement correct pour faire avancer notre monde ? 

Il n’y a pas de règles. La science est un domaine exigeant, avec des connaissances précises, celles des mathématiques, par exemple. Mais c’est à l’intérieur de ces règles qu’il faut être libre et ouvert à la création. Parfois, cela passe par la pensée latérale : quand les choses arrivent par le côté. Des pistes neuves peuvent surgir la nuit dans un demi-sommeil, ou quand on court, ou quand on est allongé sur un divan comme le faisait Englert.

5 – Attention, le boson n’a rien de divin

Votre ouvrage s’intitule : “Particules de vie”. On a aussi parlé du boson comme de “la particule de Dieu”. Dangereux cette terminologie qui induit l’idée d’un grand horloger du monde ?

C’est un grand physicien, Léon Lederman, prix Nobel de physique en 1988, qui a parlé du boson qu’on recherchait, comme de “la particule de Dieu”, la touche finale qui ferait que tout prend forme. Mais, ce n’était qu’une métaphore. Lederman, comme Englert, répondrait comme le fit Laplace venu présenter ses nouvelles théories à Napoléon. L’empereur lui avait demandé : “Et alors, Dieu dans tout ça ?” A quoi il répondit : “Je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse pour faire ce que j’ai fait.” La question du sens de l’univers, si on veut lui trouver un sens transcendantal, ne peut pas être réglée par la science.

On évoque par ailleurs “la théorie du Tout” sur laquelle ont travaillé Einstein et Stephen Hawking, et qui résoudrait les questions du fonctionnement de l’univers. Utiliser ce genre de vocabulaire presque religieux, en physique, n’est-ce pas dangereux ?

Einstein disait qu’il y a bien une chose incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible. Les scientifiques sont même poussés par l’idée que les lois du monde seraient finalement simples voire même, “belles”. Avant la science, on pouvait avoir peur de tout, que la lune parte, que le soleil ne se lève pas le matin. On ne comprenait pas. La force de l’esprit humain, c’est de comprendre, voir que derrière tout ça, il y a des lois scientifiques que l’homme peut comprendre, et qu’on peut “vaincre les ténèbres”. Un grand obstacle en physique demeure : comment associer les deux grandes théories du XX e siècle, qui ont été pleinement validées : la relativité générale d’Einstein qui marche bien aux grandes échelles et la mécanique quantique qui explique l’infiniment petit. Mais hélas, les deux ne marchent pas ensemble. Heureusement, cela n’a pas d’importance dans la vie courante, mais c’est gênant dans des moments où la densité devient si grande que la relativité (la gravitation) ne peut éviter les effets quantiques, comme durant le Big Bang ou dans le cœur d’un trou noir… Ça pose un immense problème car deux théories vraies devraient être compatibles. Une des voies de sortie serait la théorie des cordes.

6 – L’homme Englert

Comment vous est apparu l’homme Englert ? 

C’est, je pense, un des grands apports du livre, d’avoir montré que derrière le physicien et le prix Nobel, il y a d’abord un homme. Il révèle, pour la première fois, sa vie d’enfant juif caché pendant la guerre. Un moment très émouvant. On parle aussi de son implication dans Mai 1968. On découvre surtout un homme à la passion communicative. Comme nous l’écrivons, ce prix Nobel fait rêver car il consacre l’intelligence, l’humilité devant les faits, le refus de l’à-peu-près, la liberté de recherche, la ténacité, la volonté coriace et joyeuse de percer les secrets du monde et d’éloigner les ténèbres de l’ignorance. C’est cela la leçon d’Englert et nous l’éclairons avec des reportages, un portrait, un très long entretien et de nombreuses annexes pour ceux qui veulent aller plus loin.


"Particules de vie", par Françoise Baré et Guy Duplat, aux éditions de la Renaissance du Livre, 144 p., 9,90€

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