Récit: "J'ai passé cinq jours sans manger, avec les extrêmes du Carême"
En ce Vendredi Saint, l’Eglise enjoint à ses fidèles de jeûner. C’est l’un des deux seuls jours de l’année. A Louvain-la-Neuve, des paroissiens se sont, eux, privés de manger durant une semaine et "La Libre" s’est glissée parmi eux. Journal physique et mental de cinq jours de "jeûne intégral". Immersion.
Publié le 03-04-2015 à 07h34 - Mis à jour le 03-04-2015 à 12h39
"Ne rien manger pendant sept jours, c’est POSSIBLE ! Une semaine de jeûne intégral pour le Carême. Chaque soir, des retrouvailles en paroisse pour se nourrir autrement. Pour vous inscrire à l’aventure ou seulement vous renseigner, réunion d’information le 10 mars." Le petit papier, déposé sur un coin de table, dans l’église Saint-François à Louvain-la-Neuve, a visiblement convaincu. En ce dimanche soir, 10 mars, une petite dizaine de personnes (jeunes, étudiants, travailleurs, seniors, hommes, femmes, Européens ou Africains… ainsi que "La Libre", incognito, mais qui a bien l’intention de jouer le jeu à fond) est réunie autour de la table du salon, dans la cure qui jouxte l’église. Bérénice(*), la paroissienne qui anime la réunion, avec le curé de la paroisse Dominique Janthial, semble enthousiaste à l’idée de ne plus manger pendant une semaine. Plus précisément, cinq jours; du dimanche soir au vendredi soir. "La première fois, je pensais, moi aussi, que je n’y arriverais pas. Je suis hypergourmande ! J’adore le chocolat ! Mais en fait, c’est possible. J’avais même une telle énergie ! Les derniers jours, je courais !" , explique Bérénice.
Seulement du jus de légumes et des tisanes
La plupart des "convives" du jour fréquentent la paroisse néolouvaniste, connue pour ses assemblées plutôt jeunes et bien peuplées. Et la majorité a aussi déjà participé à la semaine de jeûne lors du Carême des deux années précédentes. L’Eglise catholique ne demande que de jeûner deux jours par an, le Mercredi des Cendres et le Vendredi Saint. Ici, la pratique est donc bien plus extrême. En quoi consiste-t-elle ? "Il y a deux possibilités, la monodiète : vous mangez, mais un seul aliment; ou le jeûne, dit hydrique ou intégral. Là, on ne mange pas, mais on peut boire. On vous conseille le jeûne hydrique" , explique Bérénice. "Que boire ?", interrogent les nouveaux-venus, perplexes : "Du liquide : des tisanes, avec du miel, et du bouillon. Attention, ça n’a rien à voir avec un vrai potage. C’est le liquide dans lequel les légumes ont cuit ! Vous pouvez faire aussi cela avec du riz ou des céréales… Et il y a les jus de fruits, mais avec de l’eau et sans la pulpe." Seule question personnelle posée au jeûneur : "Le programme de votre semaine sera-t-il plus léger que d’habitude ?" Mais aucune interrogation sur l’état de santé (physique ou mentale), ni de conseils de visite préalable chez un médecin. Le document lu et distribué liste cependant des effets secondaires : froid, vertige passager, douleurs aux membres et au ventre, perte de moral. Remède indiqué : bouger, s’aérer ou bien boire. Une préparation est aussi suggérée, avec un programme à "J - 5" : supprimer l’alcool, puis la viande, les laitages…
Alors que s’approche le 22 mars, le doute s’intensifie : une telle expérience, quel que soit l’objectif, semble impossible à mener. Surtout quand on grignote toute la journée… Les deux derniers jours offrent un avant-goût : dès le samedi, pour notre part, ce ne sera plus que pain et fruits secs. Résultat : maux de ventre et indigestion. Mais on ne résistera pas à une dernière gaufre au chocolat, dimanche après-midi. Et industrielle, encore bien, malgré les recommandations "bio" de Bérénice.
Le dimanche soir, l’heure n’est plus au conseil pratique mais "à l’enseignement" . Les motivations pour jeûner quand on est catholique ? "Vous pouvez déjà mettre de côté : faire régime" , lance le curé. Ce qui reste ? Faire une plus grande place à Dieu, retrouver "une fragilité", "guérir notre âme d’envies et de propensions négatives" … Résister pour un temps à la société de consommation. "Et il ne faut pas voir cela comme une prouesse personnelle." Cette fois, c’est bien fini pour les aliments solides. Heureusement, l’indigestion du week-end chasse la moindre envie d’ingérer quoi que ce soit. Même chose au réveil, le lundi matin. Mais l’estomac commence à gronder dès 11 heures. Et rapidement, la sensation de froid promise s’installe. C’est le moment d’accumuler les couches : sous-pull de ski, doudoune… Le tout sous la couette ! Quant à manger, il faudrait déjà avoir envie de se lever pour se rendre à la cuisine. Vu la fatigue, aucun danger pour le moment. En milieu d’après-midi, on goûte le premier bouillon, qu’une bonne âme a préparé. Surprise : après cette diète, les saveurs ressortent puissamment, et le goût salé est agréable. Sauf qu’un peu plus tard, l’estomac reprend ses grondements…
L’épreuve de la purge
Avant de rejoindre les autres jeûneurs, une dernière formalité à remplir, vivement conseillée par les organisateurs : la purge. Passons les détails. Disons juste qu’il s’agit de se nettoyer les intestins, afin d’éliminer les toxines et d’éviter les maux de tête. Et qu’il y a plus classe que d’aller à la pharmacie pour demander un "set de lavement"…
A 20h15, à la cure de Louvain-la-Neuve, réunis pour débriefer leur première journée, les "jeûneurs" se pressent autour du poêle à pellets récalcitrants. "J’ai tout le temps froid !" Mais la première journée était moins dure que prévu : "Oui, en fait, tout est dans la tête. C’est psychologique !, assure Louise, étudiante . Moi ? Oh, je suis habituée, je faisais déjà ça quand j’étais petite. Tous les vendredis de Carême, chez moi, on jeûnait. On pouvait aussi faire plus si on voulait." Si petite ? "Oui, j’aimais bien. J’étais gourmande. C’est quelque chose que tu offres !" Traduction : la difficulté, à Dieu, en guise d’offrande. Sa motivation, à présent ? "Le sacrifice." "Aller à l’essentiel." "D’ailleurs, le jeûne, ça envahit tous les espaces de la vie. Je suis en train de ranger ma chambre et de jeter tous les vêtements qui ne me sont pas nécessaires." En guise de motivations, d’autres évoquent la solidarité avec les plus pauvres, le souhait de débarrasser de "blocages intérieurs" , la volonté de prier à certaines intentions…
Le lendemain matin, au "petit déjeuner" (on nous conseille de continuer à suivre les horaires de repas), retour devant le micro-ondes pour réchauffer de la décoction de riz. Au-dessus du four, les biscottes, même ramollies dans leur cellophane ouverte, semblent plus que délicieuses. Même séduction de la part de la pomme oubliée sur la table… Mais allez, non… Une bonne solution pour oublier la sensation de faim est d’avoir une journée où les rendez-vous se succèdent.
Un exercice de mise à distance
Sauf si celui-ci a lieu à la Grand-Place de Bruxelles, et qu’il faut, pour y arriver, passer devant les échoppes de gaufres à l’odeur chaude et sucrée et les vitrines des praliniers, avec leur généreuse fontaine de chocolat. Mais, étrangement, une sorte de distance s’installe entre nous et ce "trop-plein" de nourriture alléchante. "Le jeûne, c’est surtout un exercice , expliquera ce soir-là Dominique Janthial lors de "l’enseignement" : c’est mettre une distance entre nous et ce que l’on désire, pour laisser un espace de réflexion, de la place pour l’autre." Un peu plus tard, dans la cuisine de la cure où l’eau de la tisane bout, Bernadette, senior dynamique, confie, en rigolant à moitié : "Le premier jour, c’était facile. Je goûtais tous les jus : j’ai fait du jus de chicon, de persil… Je trouvais tout délicieux. En fait, j’étais gourmande ! Mais là, en ce deuxième jour, j’en ai marre, de tous mes jus !" Sa voisine raconte : "C hez nous, en Afrique, on jeûne parfois jusqu’à 21 jours. Avec de l’eau et du jus de fruit… Hier, j’avais faim. J’ai dit mon chapelet, et je me suis sentie rassasiée." Elle ajoute : "Après la réunion, je me sentais vraiment malade. Surtout après avoir pris mon médicament contre le cholestérol. Alors, j’ai décidé d’arrêter de le prendre. Je me dis que le jeûne ferait le même effet !" Bérénice intervient. "Tu as demandé à ton médecin si tu pouvais faire ce jeûne ? Non ? Promets que tu lui demanderas dès demain matin si tu peux arrêter ce médicament !" Les effets du jeûne, c’est le creux à l’estomac et les jambes qui flanchent, ou - inquiétant - le cœur qui bat plus vite au sortir de la douche, mais aussi la brume dans le cerveau. Le mercredi matin, prononcer une phrase complexe complète - et cohérente - ressemble à un exercice de haute voltige. On perçoit la perplexité dans les yeux de nos vis-à-vis : "Ça va ?" "Euh, oui, oui…" "C’est un petit oui…" Pas vraiment évident d’expliquer à votre boss, qu’à ce stade, on n’a plus mangé depuis quasi trois jours. Et que, franchement, vu le manque de concentration, on aurait mieux fait de prendre congé.
Le cerveau en mode surchauffe
"Moi, je ne veux surtout pas qu’on apprenne au boulot que je jeûne , confie Isabelle, élégante maman d’ados, à l’heure du "partage" du mercredi soir, toujours dans la cuisine. Je fais très attention à bien me coiffer, bien m’habiller… Mais, demain, j’ai une réunion importante. J’ai peur de ne pas être assez concentrée. J’ai les pensées fuyantes. Et puis, l’après-midi, je dois faire du gâteau pour 25 enfants, pour l’anniversaire de ma fille. L’an passé, c’était la même chose. Je n’ai même pas léché mes doigts pleins de chocolat ! Mais pour mes enfants, voir que leur maman ne mange pas, c’est troublant. Je leur dis que je ne fais pas cela par héroïsme, pour dire : "On peut se passer de manger." Cette année-ci, c’est dur, je lutte quand je prépare leurs tartines, leur repas… C’est un vrai Carême !" "Moi, j’en suis déjà à penser à mon menu de vendredi soir" , glisse Bernadette. Le jeudi se déroule au rythme des plaintes quasi permanentes de l’estomac creux, malgré les tisanes et les bouillons. Peut-être la faute aux collègues qui déballent leurs sandwichs sous notre nez. Mais, en fin de journée, le cerveau semble sortir de la brume et passer en mode "surchauffe", comme dopé à l’adrénaline. Cette nuit-là, le sommeil est intermittent. Et quand on dort, les rêves nous transportent à des tables surchargées de fruits de mer et de spaghettis bolognaise. Le vendredi se passe au lit, à boire de temps en temps - une demi-tasse à la fois paraît maintenant suffisant pour se "caler" - et à décompter les heures, avant le "déjeûnage", fixé à 19h30, avec le groupe. Au menu : soupe et pain. "A table " , lancent les convives, qui arrivent, et - du moins les femmes - comparent leur perte de poids (4, 5 kg chez nous) : "Six kilos en moins. Taille mannequin !" , lance Louise. Avant de s’attabler, détour à la chapelle pour une dernière prière. "Durant ce jeûne, je me suis sentie sereine, heureuse, en paix. Et mes proches l’ont vu" , dit après Juliette, étudiante. "Moi, j’avais une telle joie, alors que je me levais le matin sans manger" , assure Julien, un prêtre. Un miracle ? "Non, mais c’est une grâce de Dieu !" Cette fois-ci, les assiettes sont sur la table, et le bénédicité récité. La première cuillère de minestrone est comme un tapis de soie pour l’estomac. Mettre fin à ce repas semble à ce moment un vœu pieux. "Il y a la première gorgée de bière, voici la première gorgée de soupe" , lance Julien, qui porte à sa bouche une cuillère de potage potiron-coco. "Cette première bouchée, elle est magique" , ajoute Juliette, qui mord dans son pain. En face d’elle, une religieuse soupire en écho : "Dieu, que c’est bon…"
(*) Tous les prénoms des participants ont été changés.