Bienvenue dans les bizarreries du monde quantique
Une Terre où le 11 septembre a été évité, un Univers où vous portez une autre chemise que celle choisie ce matin… Ces "mondes multiples" sont une des prédictions de la physique quantique. "La réalité est faite de superpositions", explique Thibault Damour, physicien réputé. Entretien.
- Publié le 09-03-2016 à 21h39
- Mis à jour le 09-03-2016 à 21h40
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Son discours est décoiffant et secoue sévèrement notre vision classique de la réalité, mais Thibault Damour est un vrai scientifique, et pas des moindres. Physicien théoricien réputé, il est professeur à l’Institut des hautes études scientifiques de Bures-sur-Yvette, un institut privé considéré comme la Mecque des maths et de la physique en France. Fervent adepte de la vulgarisation scientifique, il publie sa première BD, "Le Mystère du monde quantique" (Dargaud), avec le dessinateur bruxellois Mathieu Burniat.
Expliquer la physique quantique au grand public, c’est possible ?
C’est possible, comme on peut expliquer la relativité générale, sans trahir cette théorie, en allant à l’essentiel des concepts. Parce que la physique, ce n’est pas des équations, c’est une façon de comprendre le réel avec des concepts. Et les concepts du monde physique, on peut les expliquer. Et oui, les gens seront capables de comprendre !
C’est quoi, le principe essentiel de la physique quantique ?
L’essentiel de la physique quantique, c’est le fait qu’il y a des superpositions de réalités. Dans le monde quantique, il n’y a pas une seule réalité. Normalement, quand je jette les dés, soit c’est pile soit c’est face, pas les deux à la fois. Eh bien, dans la réalité quantique, c’est pile et face qui sortent à la fois ! La meilleure représentation qu’on peut donner du monde quantique, c’est que ce serait comme un film "multisurimpressionné". Un film où il y a deux histoires, et vous "sur-impressionnez" sur la pellicule les deux histoires un peu différentes qui se passent. Comme dans le film d’Alain Resnais "Smoking/No smoking", où il y a en fait plusieurs films, des branchements, en fonction de ce que répondent ou pas les personnages. Il faut imaginer que l’on projette les deux films, les deux histoires, en même temps sur un même écran, sur la même pellicule. Bien sûr, cela a a l’air tout brouillé, car vous aurez deux films à la fois. Et les personnes qui sont à l’intérieur des sous-films ne seraient conscientes que de ce sous-film, de la couche d’impression dans laquelle elles se trouvent, pas des autres. Le monde quantique consiste à dire que toutes ces réalités coexistent, elles sont vraiment réelles, mais nous en tant qu’êtres humains, nous ne sommes conscients que d’une sous-couche de cela et nous avons l’impression qu’une seule réalité est réalisée.
Cette vision vaut pour toute la réalité. Or, la physique quantique concerne l’échelle du tout petit, non ?
C’est vrai que ça passe d’abord au niveau microscopique. La physique quantique a été découverte dans le monde des atomes. Avant ça, on pensait qu’il n’y avait pas de flou dans la réalité. Mais on s’est aperçu qu’un électron à l’intérieur d’un atome n’a pas une position bien définie. Il devient un objet flou. C’est la vision habituelle. Certains des créateurs de la physique quantique (Niels Bohr, Heisenberg...) ont d’ailleurs insisté, en disant : "Le flou quantique est limité à l’intérieur des atomes, et quand on observe notre réalité, au niveau macroscopique, il y a un autre monde, notre monde, qui n’est pas flou". Mais pour Einstein, on ne pouvait pas contenir le flou quantique au niveau microscopique, il envahit le monde macroscopique. Un peu comme le génie d’Aladdin une fois qu’il est sorti de la lampe…
Mais on peut vraiment prouver ça ?
Tous les derniers développements dans la physique quantique ont montré que le flou quantique existait au niveau macroscopique. Le Français Serge Haroche a eu le prix Nobel en 2012 pour avoir réalisé ce qu’on appelle des "chats de Schrödinger". Il a montré que des configurations macroscopiques (des objets d’un mètre de haut, dans un laboratoire) sont dans une superposition de deux réalités classiques et on peut voir cette superposition pendant un dixième de milliseconde. Mais le problème est : comment on comprend que nous, quand on regarde le monde, on ne le voit pas flou ? C’est ça le mystère fondamental de la physique quantique !
Cette autre Terre où le 11 septembre n’a pas eu lieu
Vous dites que la réalité est une superposition. En clair, ça se traduit comment dans le monde du quotidien ?
Si vous prenez les équations de la physique quantique, elles vous disent donc que le monde devrait être flou, que la réalité macroscopique de tous les jours est une superposition. Elles vous disent que si un matin, vous vous habillez et vous décidez de prendre une blouse blanche plutôt qu’une blouse rose, ce choix a peut-être été décidé par un événement quantique dans votre cerveau. Ce que dit la physique quantique, c’est que dans la grande réalité quantique, il y a deux Sophie aujourd’hui, une avec une blouse blanche, une avec une blouse rose.
Cela implique qu’il y ait des multivers ou univers multiples…
Tout à fait. Quelle est l’origine de notre univers ? Au big bang, la distribution de matière dans l’univers a résulté de fluctuations dans la soupe primordiale. C’était un univers très dense, chaud, homogène, mais avec des "grumeaux" ; il y avait parfois ici ou là des densités plus ou moins fortes d’énergie. Mais l’origine de ces fluctuations de densité, cela a été calculé qu’elles sont quantiques. Il n’y avait pas un grumeau ici, et un grumeau là, mais une superposition de possibilités, où le grumeau qui a donné naissance à notre galaxie était un peu plus à gauche, à droite… Autrement dit, notre soleil, notre galaxie, l’univers autour de nous… est dans une superposition quantique. Une fois que vous étiez quantique, vous le restez. Quantique un jour, quantique toujours ! Donc ça veut dire qu’il n’y a pas notre galaxie telle qu’on la voit, mais une superposition de notre galaxie ici, là, là… Mais comme on est à l’intérieur d’une galaxie, on ne se rend pas compte des superpositions ! L’explication de ça, c’est que, dans la réalité quantique, tout est onde - un peu comme des ondes radio - et vous en tant qu’être, vous êtes un récepteur de ces ondes, et si votre récepteur intime n’est accordé qu’à certains types d’ondes, les autres ondes sont comme si elles n’existaient pas. (NdlR : c’est la vision issue des calculs du physicien Hugh Everett à l’origine de l’hypothèse dite des mondes multiples).
Cela suggère aussi des réalités "alternatives", où le 11 septembre n’a pas eu lieu, par exemple ?
Ce que j’ai dit déjà l’implique. Si je suis en train que dire que notre structure de galaxie, la masse de notre soleil, l’existence de la Terre, que tout cela est une superposition, donc en particulier le 11 septembre, la vie de Léopold de Belgique ou de Jules César, ce sont des épiphénomènes, qui peuvent en effet être différents dans les différentes réalisations de ces fluctuations quantiques primordiales. On parle bien de ce multivers qui implique des histoires différentes aussi. C’est-à-dire qu’il y aurait des terres - au sens de notre terre - sur lesquelles il y aurait des choses légèrement différentes. Et une fois qu’il y a des différences dans le passé, cela implique des différences énormes dans le futur. Tout cela fait partie des prédictions de la réalité quantique.
Cette vision "multiple" n’est pas unanime…
Il n’y a pas d’accord de tous les physiciens sur ça. Il y a des physiciens qui utilisent la physique quantique dans un labo comme Serge Haroche, sans penser au monde cosmologique (l’Univers) - ils n’en ont pas besoin - et qui disent : "C’est trop extrême, moi je ne sais pas bien ce que c’est le réel quantique, et j’espère que ce n’est pas ces superpositions". Mais la majorité des physiciens qui travaillent en mêlant cosmologie, relativité et physique quantique pensent qu’Everett a la bonne solution. Et oui, on peut le prouver. Des expériences comme celle d’Haroche ont montré que le monde quantique envahit le monde classique. Certains physiciens pensent cependant qu’il y a là quelque chose de mystérieux et qu’il faut peut-être modifier les équations de la physique quantique au niveau macroscopique. C’est possible. Mais si comme moi, vous faites l’hypothèse qu’elles restent vraies à tous les niveaux, on est obligés de dire que la réalité est une superposition. Cela explique aussi ce qu’on voit cosmologiquement. Le plus grand objet quantique, c’est l’Univers !
Tout cela bouleverse notre vision de la réalité !
Einstein considérait qu’il ne faut pas avoir des idées a priori de la réalité : c’est la physique qui doit nous dire quelle est la réalité, et si elle nous dit des choses bizarres, c’est à nous de changer notre idée de la réalité et pas l’inverse ! La physique quantique nous dit en fait que nous sommes une superposition de nous-mêmes, mais il y a une chose qui nous sauve de la folie : cela peut nous donner une image beaucoup plus légère de la réalité.
Comment cela ?
Au lieu d’avoir une réalité là une fois pour toutes, si quelque chose de mauvais est arrivé, le contraire, qui est bon, a pu arriver aussi. Et donc dans la réalité, le fait qu’il y a toutes ces superpositions peut nous donner une certaine légèreté de présence au réel, qui n’est pas à négliger de nos jours. Il se trouve qu’un jour, j’ai glissé dans la montagne, et je me suis rattrapé car un bout de rocher dépassait. Si mon pied n’avait pas touché ce rocher, je serais tombé et je serais mort. Depuis 1982 ! Le fait que dans la réalité quantique, il y a un morceau de ma réalité qui est vivant - moi maintenant - et un autre qui n’existe plus, cela donne à la réalité une légèreté, que je trouve philosophiquement prégnante. Alors que sinon la réalité est une chose, une fois, toujours, irréversible. Avec la physique quantique, il n’y a pas une seule réalité mais une multiréalité.

"Conférence dessinée" ce jeudi 10 mars
Ce 10 mars a lieu la soirée de lancement de la BD "Le Mystère du monde quantique" de Thibault Damour et Mathieu Burniat (Dargaud).
Quoi? Conférence de Thibault Damour dessinée en direct par Mathieu Burniat, suivie d'une dédicace et d'un drink.
Où et quand? Au théâtre Marni, rue de Vergnies, 25, 1050 Ixelles, à 19h.