Un nucléaire "acceptable" est-il possible ?
"Thorium, la face gâchée du nucléaire" défend la thèse d’un "atome vert" abandonné dans les années 70 mais aujourd’hui réinvesti par la recherche. Ce documentaire est diffusé ce soir sur Arte.
- Publié le 20-09-2016 à 15h51
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Three Mile Island en 1979, Tchernobyl en 1986, Fukushima en 2011. Un accident et deux catastrophes… Auraient-ils pu ne jamais avoir lieu sans que pour autant l’humanité renonce à l’énergie nucléaire ? Oui, affirme le documentaire consacré au thorium par Myriam Tonelotto.
Peu connu, ce minerai radioactif est pourtant quatre fois plus abondant que l’uranium et bien plus "équitablement" réparti que le pétrole, ce qui annihile d’office les chantages à l’approvisionnement. Sa découverte remonte à 1829 en Norvège et le film en retrace la saga au fil d’un propos dense et engagé.
Au départ antinucléaire affirmée, la réalisatrice a manifestement été captivée par son enquête et se révèle à l’arrivée convaincue qu’un atome "vert" est possible. "Je peux enfin dire à mes fils qu’ils peuvent avoir des enfants", s’est-elle exclamée jeudi soir, lors d’une avant-première strasbourgeoise. Une boutade, certes, mais qui révèle un indéniable enthousiasme.
Le poids du militaire
Car le thorium n’a - peut-être - pas dit son dernier mot après avoir été relégué aux oubliettes de la recherche pendant des décennies. Tout avait pourtant bien commencé, comme le raconte Alvin Weinberg, physicien américain mort en 2006 et transformé en "fil rouge" du film.
Par le biais d’animations axées sur un "poker menteur du nucléaire", l’homme raconte ses travaux et le sort qui leur a été réservé, artifice bien utile pour suivre les arcanes d’une matière complexe à aborder pour le profane…
Vétéran du projet "Manhattan" à l’origine de la bombe atomique, Weinberg a poursuivi ses travaux en œuvrant à la conception des sous-marins nucléaires à eau pressurisée tout en réfléchissant à ce que pourrait être un nucléaire civil basé sur un autre type de technologie, celle des réacteurs à sels fondus de thorium qui servent à la fois de combustible, de fluide caloporteur et de première barrière de confinement.
Les atouts des réacteurs à sels fondus
L’option des réacteurs à sels fondus (RSF) se trouva renforcée par des recherches ultérieures et à nouveau militaires autour d’un avion à propulsion nucléaire qui aboutirent à un prototype de réacteur opérationnel dans les années 60 mais abandonné par la suite.
La décision de renoncer à un avion nucléaire tenait du bon sens, selon Weinberg, qui s’inquiétait des conséquences d’un crash aérien mais continuait à croire à l’option "sels fondus" en matière de nucléaire civil.
Ses atouts sont en effet réels en matière de sécurité : la réaction ne se produit que dans le cœur, celui-ci ne peut être mis en danger par une surchauffe, car le très haut point d’ébullition du sel empêche le système de se transformer en cocotte minute et si, malgré tout, survient une surchauffe, un bouchon fond afin de permettre aux sels de s’écouler dans des réservoirs dont la géométrie stoppe les réactions nucléaires et assure un refroidissement passif. Las…
Entre-temps, l’industrie du nucléaire s’était puissamment développée sur la base de réacteurs à eau pressurisée qui offraient en outre l’avantage de plaire aux militaires et il était devenu impossible de proposer une alternative. A force de marteler que la sécurité devait primer, Alvin Weinberg fut poussé à la démission en 1973 et les RSF furent enterrés avant de "ressusciter" il y a un peu plus d’une vingtaine d’années.
La question des déchets et de la sécurité
"C’est la loi de 1991 sur les déchets nucléaires qui a relancé la recherche en France", précise Daniel Heuer, chercheur CNRS au laboratoire de physique subatomique et de cosmologie de Grenoble rencontré après la projection. "Ces déchets sont de deux types : les produits de fission et les actinides. Produits par de mauvaises combustions, ceux-ci se chargent d’une radioactivité bien plus lourde que celle qui existe dans la nature et mettent très longtemps avant de devenir inoffensifs. Plus de 200 000 ans pour le plutonium 239 !"
"Difficile d’être rassurant sur leur stockage à de telles échéances", souligne Daniel Heuer en précisant que les réacteurs à sels fondus génèrent, eux aussi, des déchets de fission, mais que ceux-ci ont une durée de vie plus courte ou beaucoup plus longue. En clair, certains de ces déchets génèrent une radioactivité énorme pendant trente ans - ce qui est "gérable" - et d’autres ont une radioactivité faible pendant plusieurs millions d’années. "Les sites de stockage profond restent donc nécessaires, poursuit Daniel Heuer, mais ils devront occuper sept fois moins de volume".
La sécurité demeure un axe primordial de la recherche actuelle, signale par ailleurs le chercheur : "Notre but n’est pas de prévoir des procédures en cas d’accident, mais de supprimer les risques afin de ne jamais devoir évacuer le personnel de la centrale ou la population qui vit dans son voisinage".
Un choix qui sera politique
Selon Daniel Heuer, il sera possible de construire un RSF dans dix ans et un démonstrateur en 2030. Dans l’absolu, poursuit-il, "ce serait bien que des réacteurs de ce type prennent progressivement la relève des réacteurs actuels tout en se combinant avec les renouvelables qui assureraient leur part de la production électrique".
Du point de vue du combustible, l’uranium reste une option, mais le thorium est plus adapté aux RSF, ce qui devrait réduire les coûts et les rejets de traces d’actinides. Il s’agit par ailleurs d’un "déchet" de l’extraction des terres rares et on en a déjà "plein les étagères", signale le film. Reste que cette complémentarité nucléaire-renouvelables ne convainc pas tout le monde.
Interrogé dans le cadre de la soirée proposée par la chaîne Arte et intitulée "Nucléaire, des lendemains rayonnants ?", le Belge Philippe Lamberts, coprésident des Verts au Parlement européen, ne valide pas "ce qui reste une filière nucléaire". "Il faut travailler sur la demande, a-t-il dit lors d’un contact téléphonique, réduire le gaspillage énergétique, fonctionner de manière plus sobre", point sur lequel Daniel Heuer le rejoint.
A la question de l’intermittence des énergies renouvelables soulevée par le film, Philippe Lamberts répond par la complémentarité de l’éolien, du solaire, de l’hydroélectrique et des marées motrices qui elles ne le sont pas, intermittentes. L’argent consacré à la filière RSF, "effectivement victime du lobby militaire", ne le "dérange cependant pas trop". Trois millions et demi d’euros ont effectivement été alloués - notamment par l’Europe - au programme Samofar auquel participe Daniel Heuer. Ce qui est peu au regard des 350 millions de dollars investis par une Chine coincée entre ses énormes besoins énergétiques et ses non moins colossaux problèmes environnementaux…
"Elle en a les moyens, dit Daniel Heuer. Ni la France, ni l’Allemagne, ni la Belgique, etc. ne pourraient en faire autant. La décision politique devra être européenne et tenir compte d’un point très important dans le nucléaire : l’acceptabilité sociale. Il faut interroger les gens, voir ce qui les inquiète et chercher comment y répondre". C’est ce à quoi il s’emploie.