"On veut continuer à vivre sur nos terres ancestrales"
La vie de Maurice Feschet et de Sanna Vannar est fortement affectée par le changement climatique. L'agriculteur français et l'éleveuse suédoise portent plainte contre l'Union européenne pour son manque d’ambition dans la lutte contre ce phénomène.
- Publié le 24-05-2018 à 13h38
- Mis à jour le 24-05-2018 à 14h43
Maurice Feschet, 72 ans, parle des champs de lavande avec l’accent chantant de la Provence; son fils quadragénaire exploite 35 ha à Grignan, là où Françoise de Sévigné recevait les lettres de sa mère la marquise. Sanna Vannar, 22 ans, raconte l’importance du renne dans la culture des Samis; on ne saura pas combien de ces cervidés du Grand Nord possède sa famille à Jokkmokk : "cela ne se demande pas !". Le Français et la Suédoise font tous deux partie de ceux qui ont décidé de porter plainte, jeudi, contre l’Union européenne pour son manque d’ambition dans la lutte contre les changements climatiques.
Maurice Feschet et Sanna Vannar, comme les autres plaignants, vivent aux premières loges. "Ces 50 dernières années, on a pris 2,5° C, le climat est devenu plus chaud et moins humide", témoigne le premier. "Quand je me suis installé en 1969, les plantations de lavandin duraient 23 ans. Après, c’est tombé à 18, 16, 12, 8 ans. Et puis là, dernièrement, avec la sécheresse de l’année dernière, qui a duré 5 mois et demi, 50 à 60 % des plantations sont mortes." Sécheresse, trombes d’eau subites, mini-tornades, gels de printemps ont frappé l’exploitation, si bien qu’"entre 2009 et 2015, on a perdu en moyenne 44 % de notre revenu". "Plein de phénomènes s’installent petit à petit et se renouvellent de plus en plus souvent, c’est inquiétant", estime le retraité, espérant que son petit-fils pourra, après son fils, continuer à vivre de la lavande.
À plus de trois mille kilomètres de là, en Laponie, Sanna Vannar, présidente de l’association de jeunesse suédoise Sáminuorra, témoigne elle aussi des effets du changement climatique sur sa communauté. Durant l’hiver, l’alternance de gel et de redoux, de neige et de pluie, remplace les hivers froids et secs. "Une couche de glace se forme et empêche les rennes d’accéder aux lichens et aux mousses sous la neige. Cela signifie qu’on doit leur fournir de la nourriture par ailleurs. Certaines années, cela va et d’autres ce n’est pas possible, c’est trop cher", relate-t-elle. "Depuis que je suis en âge de m’occuper des rennes, je n’ai jamais connu de vrais bons hivers."

Un droit fondamental
Certains éleveurs jettent l’éponge, mais "la plupart veulent continuer, on aime trop cette vie", assure-t-elle. Il leur faut alors trouver des revenus de substitution pour compenser les pertes. "Certains conduisent des camions la nuit et s’occupent de leurs rennes la journée. Ils travaillent 200 %." Le fils de Maurice Feschet, lui, a repris un élevage de pondeuses en plein air pour améliorer son revenu. "On aime mieux travailler la lavande que des poules, mais on est bien obligé de répondre à la réalité par la réalité. Il faut payer les factures…"
Si la famille Feschet s’est lancée dans l’aventure judiciaire contre l’Union européenne, c’est un peu le fruit du hasard. Il se trouve que le professeur Gerd Winter "vient en vacances dans la maison à côté de chez nous, on se connaît depuis très longtemps", raconte l’agriculteur provençal. C’est lui, un spécialiste allemand du droit de l’environnement, "qui a eu l’idée du recours européen. Il avait des contacts avec des gens qui rencontraient le même genre de problèmes que nous, en Suède, au Portugal, au Kenya. Quand on a vu qu’on n’était pas seuls, on s’est dit qu’il fallait faire quelque chose avant que cela ne devienne irréversible. Et pourtant, j’étais sceptique au départ !", reconnaît-il. "Mais il faut bien commencer. Après, on espère que cela fera boule de neige pour que soit reconnu notre droit fondamental à pouvoir continuer à vivre sur les terres de nos ancêtres."
Passer par la justice européenne "est une bonne manière" de procéder, pense Sanna Vannar. "Un État, seul, ne peut rien." La jeune femme sait aussi qu’inverser la tendance "prendra du temps". Mais "nous ne faisons pas cela pour notre génération seulement, nous le faisons pour les générations futures".