Certains armateurs sont toujours “intouchables”
Alors que de nombreux “vieux” navires échappent toujours en Europe aux mesures les plus restrictives en matière d’émission de Nox (Tier III), des constructions récentes ont trouvé le moyen d’encore profiter des lacunes légales du système.
Publié le 28-02-2023 à 16h51 - Mis à jour le 17-03-2023 à 11h35
:focal(1495x1005:1505x995)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/H5W76SXFZJA43JMMD7LUOU2T7A.png)
Tous les observateurs sont formels : la marine marchande freine des quatre fers pour se dérober aux nouvelles normes qui encadrent les émissions de gaz toxiques. Parmi les opportunistes qui profitent encore de quilles posées avant 2021 et donc d’une réglementation plus clémente, les armateurs grecs “Evalend Shipping CO SA” et “Thenamaris Ships Managements”, respectivement dirigés par Kriton Lendoudis et Nikolas Martinos, ont été pointés du doigt par le site spécialisé TradeWinds.
En février 2021 encore, ils ont lancé la construction de navires qui échapperont à la réglementation la plus restrictive en matière d’émission de NOx. Dans leur intérêt mais aussi pour le plus grand bonheur des chantiers navals japonais, chinois et sud-coréens qui ont remporté les appels d'offres. Les deux compagnies ont déboursé chacune 54 millions d’euros pour des vraquiers Tier II “kamsarmaxes”, commandés aux constructeurs Yangzi-Mitsui Shipbuilding et Nantong Cosco KHI Ship Engineering.
Au-delà de cette manœuvre qui leur permettra de poursuivre une partie de leur commerce sous le standard Tier II, ces deux cas sont symptomatiques d’une situation plus globale : en Grèce, toute une génération d’armateurs ont hérité d’un empire financier qu’ils font fructifier via de nombreux leviers, même offshores, au détriment du respect de règles mises en place pour réduire les répercussions des activités humaines sur l’environnement.
20% des navires en infraction
“En mer comme sur terre, Evalend et son dirigeant ne sont pas les plus fervents défenseurs de la planète. Alors que 20 % des navires du groupe inspectés dans les ports européens depuis 2016 ont commis des infractions à Marpol VI (9 navires sur les 47), le patron grec troque régulièrement sa chaise de bureau pour le cockpit de grosses cylindrées dans le cadre de courses d’endurance.

Mais au-delà de cette passion pour la vitesse et les circuits, Kriton Lendoudis cache peu ses convictions sur ses réseaux sociaux. Derrière des comptes et des profils quelque peu dissimulés que nous avons identifiés (voir notre boîte noire), il commente abondamment la vie politique et maritime : quand il ne like pas des publications qui célèbrent Poutine, il critique fermement l’opposition grecque qui tente de réguler le secteur, et partage des propos à tendance climato-sceptique.

Plein pot pour les bateaux
Dans un autre registre, Thenamaris et son CEO ne manquent pas d’opportunisme. À la tête d’une flotte de 94 navires, dont 56 pétroliers, Nikolas Martinos fait partie des riches dynasties d’armateurs qui règnent sur le secteur. Si sa participation au nouveau comité de décarbonisation de l’industrie du transport maritime a été largement plébiscitée, une partie de ses activités sont passées sous silence.
À l’image de Evalend qui opère dans le corridor céréalier en mer Noire pour acheminer des denrées depuis les ports ukrainiens (cfr photo du “Amyntor”), Thenamaris s’active dans des zones où les tensions internationales sont importantes.
Alors que le pétrolier “Seahero” avait été sanctionné par le Trésor américain pour avoir contourné les embargos sur le brut vénézuélien, le groupe aurait revendu son pétrolier “Seamagic” à un prix record. Capable de transporter du brut russe dans les eaux du grand Nord, ce navire avait été le dernier bâtiment à livrer du mazout russe aux raffineries américaines avant que les États-Unis ne cessent les importations de produits bruts et raffinés en provenance de Russie après l’invasion de l’Ukraine.

Depuis le début du conflit, et malgré l’indignation générale, les armateurs grecs transportent toujours le pétrole brut russe. “Une pratique commerciale légale”, selon le Premier ministre grec, Kyriakos Mitsotakis, qui a renvoyé les principaux intéressés à leur conscience.
Une fiscalité avantageuse
Il faut savoir que le transport maritime dispose d’une très grande influence en Grèce. Avec le tourisme, c’est l’un des deux piliers économiques du pays. L’Union des armateurs grecs (UGS) indique que ses membres “possèdent 21 % de la capacité mondiale du transport maritime et qu’ils représentent 58 % de la flotte contrôlée par l’Union européenne”. Vu leur poids dans le PIB national, les armateurs hellènes sont protégés par la Constitution (article 7) qui leur confère des privilèges fiscaux : pas d’impôts sur leurs revenus ni sur les bénéfices qu’ils tirent de leurs activités ; ils doivent simplement s’acquitter d’une taxe forfaitaire sur le tonnage et l’âge de leurs navires. Comprenez que leur taux d’imposition est maigre. Ce cadeau peut faire grincer des dents vu les profits annuels du secteur, estimés à une dizaine de milliards d’euros.
Le pétrole, l’argent du pétrole et le sourire de l’UE
Plusieurs observateurs pointent un dernier ressort de cette optimisation qui dérange : seule une minorité de bateaux possédés par des Grecs portent le drapeau grec (environ 20 %). Les pavillons de complaisance leur sont préférés car ils offrent peu de contraintes en matière de fiscalité, de sécurité ou de droit du travail. Il n’est donc pas rare de voir des navires grecs sous pavillon du Libéria, des îles Marshall, de Malte, du Panama, de Chypre ou encore des Bahamas. Evalend et Thenamaris ne font pas exception : sur les 400 navires contrôlés dans les ports européens depuis 2017, toutes filiales confondues, seuls trois bateaux de Thenamaris arboraient les couleurs nationales.
En juin passé, les armateurs grecs ont été des plus virulents à l’égard du plan climat de l’UE parce que les efforts qui leur sont demandés saperaient, selon eux, “la compétitivité du transport maritime européen”. Leurs représentants ont souligné que seule une harmonisation des règles au niveau mondial établie par l’OMI permettrait de ne pas être préjudiciable pour l’Europe, prophétisant une délocalisation du secteur vers l’Est si les coûts d’exploitation des entreprises devaient augmenter. Pour rappel, le plan “Fit for 55” de la Commission européenne entend réduire de 55 % d’ici 2030, les émissions de gaz à effet de serre de l’UE.