Ciel moins bleu, coucher de soleil plus rouge et un degré de moins… Quand les apprentis sorciers rêvent de refroidir la planète
La communauté scientifique est divisée sur la géo-ingénierie solaire, qui vise à rafraîchir le climat. Une chose est sûre : cela peut fonctionner, la preuve avec les volcans.
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Publié le 11-03-2023 à 19h59 - Mis à jour le 12-03-2023 à 15h06
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Injecter des particules dans l’atmosphère pour rafraîchir le climat, comme la start-up Make Sunsets le propose, une idée folle ? Il est en tout cas prouvé que le concept peut fonctionner : la planète l’a expérimenté naturellement, lors de précédentes éruptions volcaniques. Avec ses 30 millions de tonnes de particules dans l’atmosphère en 1991, le Pinatubo a ainsi permis de refroidir le climat de 0,5°C pendant deux ans. “Sur le principe, on n’a aucun doute que la géo-ingénierie solaire fonctionne, indique le spécialiste des aérosols Olivier Boucher, climatologue à l’Institut Pierre-Simon Laplace (France). On dispose d’analogues avec les volcans. On a également des modèles de climat qui nous disent qu’on peut refroidir celui-ci avec la géo-ingénierie solaire. Ces modèles montrent qu’on peut arriver sans aucun doute à un refroidissement d’au moins un degré, peut-être deux. Que l’on puisse le faire jusqu’à trois ou quatre degrés reste cependant une question ouverte”, détaille encore M. Boucher, qui lui-même modélise l’impact de la géo-ingénierie solaire sur le climat.
Plusieurs méthodes existent mais celle dont les scientifiques pensent qu’elle sera la plus efficace consiste à injecter des particules ou des précurseurs de particules dans la stratosphère, la partie haute de l’atmosphère. Ces particules seraient submicroniques (quelques centaines de nanomètres), taille optimale pour réfléchir le rayonnement solaire. Le type de particules peut varier, mais le soufre ou l’acide sulfurique est souvent évoqué, par analogie avec les volcans. L’idée de base est de compenser un excès du réchauffement par les gaz à effet de serre avec un refroidissement lié à des injections stratosphériques à l’échelle du globe.
Les réductions d’émissions de CO2 resteront nécessaires
Concrètement, l’injection de 5 à 10 millions de tonnes de dioxyde de soufre par an pourrait permettre de réduire le rayonnement solaire de 1 % et d’abaisser la température d’environ 1 °C. Cela réduirait la fonte des glaces, l’élévation du niveau de la mer, la fréquence et l’intensité des événements extrêmes ou encore le blanchissement des coraux. Le budget minimum serait de 20 milliards de dollars par an, selon l’Onu. Développer les technologies nécessaires pourrait prendre une dizaine d’années : il faudrait notamment développer un nouveau type d’avion doté d’une charge utile assez importante et montant plus haut que les actuels. Les supporters de la géo-ingénierie solaire s’accordent cependant pour dire qu’elle ne devrait se faire que pendant quelques décennies afin de limiter le réchauffement climatique et qu’elle doit être menée en parallèle avec la réduction des émissions de gaz à effet de serre et la captation de CO2.
Différents projets de recherche sont en cours à travers le monde, principalement aux États-Unis. Ces recherches sont surtout soutenues par des milliardaires ou des philanthropes actifs dans la tech, mais la Maison-Blanche coordonnera par exemple ces cinq prochaines années une grande recherche sur la géo-ingénierie solaire, ses besoins en matière de recherche et ses impacts sur la planète.
Face à cette idée, la communauté scientifique n’est pas unanime. En janvier 2022, emmenés par le chercheur Frank Biermann, des centaines de scientifiques, dont le célèbre climatologue Jean Jouzel, avaient déjà signé une lettre demandant aux États un “Accord international de non-utilisation sur la géo-ingénierie solaire”, pour interdire non seulement le déploiement mais aussi la recherche, en empêchant les agences nationales de soutenir le développement de technologies pour la géo-ingénierie solaire et en interdisant les expériences en plein air. Une de leurs craintes principales est le “risque moral” : que le “pari” sur la géo-ingénierie dissuade la société de faire de son mieux pour atteindre la neutralité carbone dès que possible. “Ce serait un argument puissant pour les lobbyistes de l’industrie, les négationnistes du climat et certains gouvernements pour retarder politiques de décarbonation.” Pour Frank Biermann, une gouvernance “juste, équitable et efficace” en cas de déploiement est aussi tout simplement impossible. “Tout développement doit être stoppé.”
”Les risques pour les populations et les écosystèmes”
Ces chercheurs soulignent aussi les risques potentiels d’une telle pratique pour la planète. Sur la même ligne que les experts climat du Giec, un nouveau rapport de l’Onu reconnaît le potentiel de compensation du réchauffement climatique de la géo-ingénierie solaire, mais conclut aussi “qu’un déploiement opérationnel de la géo-ingénierie solaire introduirait de nouveaux risques pour les personnes et les écosystèmes”. Selon certains modèles cités par le rapport, des injections de sulfates (composés issus du soufre), à haut pouvoir réfléchissant, pourraient ainsi accentuer l’oscillation nord atlantique (un phénomène de circulation atmosphérique), avec à la clé plus de précipitations et des inondations dévastatrices en Europe du Nord et de graves sécheresses en Méditerranée. “Mais cela pourrait être réduit avec d'autres types de particule”, souligne le rapport de l’Onu, qui cite aussi de potentielles pluies acides mais retombant majoritairement dans les océans et des zones non-habitées.
”Ces techniques ont clairement des effets secondaires, c’est loin d’être la panacée, confirme Olivier Boucher. Dans nos modèles, plus on descend aux échelles régionales et locales, plus il y a des incertitudes en particulier sur les précipitations et sur les changements de dynamique atmosphérique. On est à peu près certain que la température refroidira partout sur la planète. Par contre en termes de précipitation, c’est beaucoup plus difficile à dire. À l’échec du globe (donc principalement des océans), les injections entraînent un peu moins de précipitations, mais sur les régions habitées, cela peut varier. Il pourrait effectivement y avoir à l’échelle régionale des climats qui seraient moins favorables. On aurait donc des perdants et des gagnants. Mais il est encore difficile de préciser les zones géographiques. Ceci serait dans l’hypothèse où l’on compense complètement l’excès de réchauffement. On peut aussi décider de le compenser seulement à moitié. On accepterait donc un climat un peu plus chaud mais avec moins d’effets néfastes sur les précipitations.”
Plus étonnant : les injections pourraient aussi rendre le ciel plus blanc (ou moins bleu) car les particules réduiraient la lumière du soleil touchant directement la terre et augmenteraient une lumière diffusée plus douce. Les injections provoqueraient aussi des couchers de soleil plus rougeoyants, en raison de ces mêmes particules : une couche de particules plus épaisse traversée par la lumière au coucher du soleil augmente en effet la diffusion des rayons rouges, roses et orangés.
Craintes pour la couche d’ozone et risque d’effet rebond
L’injection de particules stratosphériques aurait aussi pour effet de diminuer la couche d’ozone de 5 à 10 %, en fonction de la quantité injectée. “Il ne s’agit donc pas d’une destruction totale comme avec les gaz CFC aux pôles. Ce n’est pas forcément rédhibitoire, estime Olivier Boucher. Pour moi, le principal problème, est que les injections doivent être poursuivies sur une longue période. Cela devrait se faire selon un plan coordonné, sur le long terme, avec une gouvernance… C’est cet aspect qui pourrait bloquer les choses : comment garantir qu’on fait cela pendant 50 ans ? Il pourrait y avoir des guerres, on pourrait ne plus être d’accord etc. Or, arrêter brusquement provoquerait un effet rebond : tout le réchauffement masqué par ces particules serait récupéré à 70 ou 80 % en l’espace d’une décennie. Ce serait une catastrophe ! On a déjà du mal à s’adapter au réchauffement climatique, alors si en plus ce réchauffement est dix fois plus rapide…”
La géo-ingénierie solaire reviendrait à jouer aux apprentis sorciers ? “On peut le dire comme ça. Je suis d’accord que cela fait assez peur, mais c’est en réponse à quelque chose qui fait encore plus peur. Je pense que le réchauffement est de nature à nous faire encore plus peur mais malheureusement cette peur ne paraît pas suffisante pour décarboner les économies plus vite qu’on ne le fait.”
Dans ce contexte, des dizaines de scientifiques ont d’ailleurs également rédigé différentes lettres ouvertes en réclamant des recherches en géo-ingénierie. Leur objectif : “pouvoir faire la balances entres les risques” entraînés par le réchauffement climatique et ceux causés par la géo-ingénierie solaire alors que “le savoir sur celle-ci est insuffisant actuellement pour le faire”. Pour eux, pas question de déployer la géo-ingénierie solaire pour le moment, alors que nous ne commençons qu’à expérimenter les impacts du réchauffement climatique et qu’il est encore possible de s’adapter. Réduire les émissions de gaz à effet de serre est donc la priorité à ce stade. Pas question non plus d’en faire “une part d’un système de crédit carbone ou d’une offre commerciale comme certains commencent à le proposer”, vu “le savoir scientifique insuffisant”.
”Mais si on se retrouve à + 2,5 ou 3 degrés après 2050 – et on ne peut pas l’exclure – , la question de la géo-ingénierie solaire va se poser de manière beaucoup plus prégnante. Pourra-t-on nourrir la population mondiale de 9 milliards en 2050 le 2060, dans le cas où le climat se réchauffe de deux ou trois degrés ? Ce n’est pas évident, argumente Olivier Boucher, un des signataires. La géo-ingénierie solaire nous permettrait alors d’avoir un plan B. Il ne faut pas déployer maintenant, mais il faut mener la recherche maintenant. On ne comprend pas tout. On a donc besoin de faire les recherches sur le sujet. Les expériences en plein air sont l’enjeu du moment. Des équipes qui voudraient faire des expériences ont du mal à les faire accepter. “
Aussi en plein air
Cette recherche pourrait en effet être menée via la modélisation informatique, mais aussi sous forme d’expériences en laboratoire dans des chambres atmosphériques et, enfin, à travers des expériences à petite échelle en plein air cadrée afin de prendre des mesures, vérifier des hypothèses et tester les modèles, qui ont leurs limites.
Ces chercheurs rejoignent globalement le rapport de l’Onu, qui rejette un déploiement actuel de la géo-ingénierie solaire mais demande davantage de recherches, y compris en plein air, vu les incertitudes sur les techniques et le manque de données. “La seule façon d’aborder de manière adéquate les incertitudes et les risques de la géo-ingénierie solaire est par l’examen, la recherche, le débat et la discussion – en établissant objectivement des preuves par le biais de tests et d’expérimentations”, plaide Andrea Hinwood, scientifique en chef de l’Unep, le Programme pour l’Environnement de l’Onu et à l’origine de ce rapport. “Deuxièmement, il est important que les gens comprennent que ces technologies, si elles devaient être envisagées à l’avenir, ne résoudront pas la crise climatique car elles ne réduisent pas les émissions de gaz à effet de serre et n’inversent pas les impacts du changement climatique. Le monde doit être parfaitement clair sur ce point.”