Place à "l'interface cerveau-machine" : quand la pensée peut commander des objets à distance et faire remarcher des paralysés
Une équipe suisse a permis à un paraplégique de 40 ans de pouvoir se tenir debout et de marcher, par la force de la pensée. Une nouvelle avancée de la technique de l'interface cerveau-machine, qui permet à un ordinateur de décoder les signaux cérébraux et dont le développement s'accélère ces dernières années. Avec à la clé des applications pour d'autres handicaps, mais aussi pour permettre au grand public de commander des outils par la pensée.
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- Publié le 01-06-2023 à 14h57
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Les images ont fait le tour du monde. Avec son déambulateur, Gert-Jan, Néerlandais de 40 ans et paraplégique, se tient debout. Et par la force de sa pensée, il parvient à marcher. Un des derniers succès, spectaculaire, de ce qu’on appelle l'”interface cerveau-machine”. Cet exploit s’appuie sur un demi-siècle de recherche visant à permettre à un ordinateur de décoder l'activité du cerveau humain et dont les progrès ne sont pas près de s’arrêter. "Nous avons développé un pont digital sans fil entre le cerveau et la moelle épinière en utilisant la technologie Interface cerveau-machine qui transforme la pensée en action, résume le neuroscientifique Grégoire Courtine (École polytechnique de Lausanne et Centre hospitalier universitaire vaudois). Ce patient a retrouvé un contrôle naturel du mouvement de ses jambes paralysées, ce qui lui permet de se tenir debout, marcher, et même monter un escalier."
L’interface cerveau-machine (ou brain computer interface) est basée sur le constat suivant : lorsqu’on veut (ou l’on s’imagine) saisir un objet, ou faire un geste, le cerveau, lui, se “prépare” déjà un moment avant. Et les neurones émettent alors des signaux électriques sous la forme d’ondes discernables par l’électroencéphalographie (EEG). Pour les mesurer, les capteurs de signaux peuvent être posés chirurgicalement sur ou dans le cerveau (dans le cas suisse, sous l’os du crâne, sur la dure-mère) ou de façon non invasive avec un bonnet. Dans une interface cerveau-machine (ICM), ces signaux électriques sont transmis à un système qui va reconnaître et classifier les “intentions” pertinentes du cerveau puis les envoyer à une machine, par exemple un exosquelette, pour l’activer.
Dans la recherche suisse, il y a une avancée en plus, relève le Professeur Guy Chéron, spécialiste de l’ICM et qui a formé Grégoire Courtine dans son laboratoire de l’ULB il y a une vingtaine d’années : “le premier système de capteurs implanté dans le cerveau est aussi en communication avec un deuxième système installé dans la moelle épinière, à l’endroit où se trouvent les motoneurones qui commandent les muscles impliqués dans la locomotion, donc principalement les muscles des membres inférieurs (flexion au niveau des genoux pressions au niveau de la cheville…). L’équipe est parvenue à établir un programme de stimulation électrique pour chaque groupe de motoneurones se rapportant à un muscle donné correspondant à une articulation particulière.” Concrètement, “cet homme paraplégique pense qu’il marche. Parce qu’il a une possibilité artificielle de communication directe entre son cerveau qui pense et des électrodes implantées pour stimuler les muscles, il va pouvoir réaliser ce mouvement de marche. Chez nous, cette commande est naturelle lorsque nous marchons, mais pour lui, elle est impossible, car il y a une rupture, les voies (nerveuses) descendantes étant sectionnées (il a une lésion de la moelle épinière au niveau des vertèbres cervicales, NdlR). Mais ce qui est merveilleux dans ce projet, c’est qu’il 'bypass' la section, il passe au-dessus de la rupture. C’est cela le pont digital.”
Le développement s'accélère
Autre motif de se réjouir : les chercheurs suisses ont démontré que lorsqu’ils activent ces électrodes médullaires et qu’ils les lient à l’activité mentale du sujet paralysé – à sa commande volontaire – la capacité à conduire la locomotion du sujet est nettement améliorée.

Depuis quelques années, on assiste à une accélération des développements en matière d’interface cerveau-machine, grâce aux avancées techniques. “Cette accélération est liée aux évolutions technologiques de l’ordinateur : on va travailler en ligne, plus vite ; tout est aussi de plus en plus portable : c’est de la prouesse en télécommunications, tout le système est sans fil (dans le cas suisse, des radios fréquences transmettent les signaux du cerveau vers la moelle) ; il y a aussi des évolutions dans l’électrophysiologie, c’est-à-dire la capacité de rechercher dans les signaux électriques cérébraux les signaux pertinents ; dans les classificateurs, des outils mathématiques qui permettent de rechercher les états dans l’activité électrique du cerveau et qui se sont énormément développés au cours de ces dernières années…”, énumère le neurophysiologiste Guy Chéron.
En particulier, l’intelligence artificielle joue un grand rôle pour “interpréter” les signaux qu’émet le cerveau. Grâce au deep learning, le système va apprendre, (entre autres) grâce à des entraînements du sujet qui doit imaginer qu’il étend son genou (par exemple) et à des stimulations des motoneurones responsables du mouvement choisi, quels signaux électriques sont associés à quels neurones commandant tel muscle. Ce en utilisant aussi la répartition spatiale du cerveau car les zones responsables du genou ou de la hanche ne se trouvent pas au même endroit dans le cortex.
Commandes recréées par l'intelligence artificielle
”Lorsqu'on stimule le muscle, on demande aussi au patient de faire une petite action lorsqu’il voit son genou bouger, afin 'd’aider la machine', pour doubler le signal électrique qui provient du mouvement du genou. Ces signaux du cerveau sont prélevés par les électrodes, détaille Guy Chéron. Le classificateur peut mesurer ce qui s’est passé dans les neurones du cerveau et détermine ce que ces neurones ont fait et à quel endroit du cerveau ils le font. Il va pouvoir, dans les activités électriques, reconnaître que ces neurones spécifiques commandent le genou. On va faire cela des centaines de fois, puis on va enchaîner avec la cheville, etc.”
“Le système apprendra très vite et au fur et à mesure des essais, il aura encore plus de facilité à reconnaître les signaux. À la fin, lorsque le sujet va penser étendre son genou, immédiatement, la sonde dans le cerveau va capter le signal correctement par l’intermédiaire de cette classification et l’envoyer au stimulateur pour qu’il fasse son travail correctement dans la moelle épinière. Un peu comme cela se passe naturellement : même sans paralysie, il y a toujours des commandes du cerveau vers la moëlle. Dans ce cas, ces commandes sont recréées par l’intelligence artificielle. On peut dire les classificateurs ont reconnu dans le signal électrique ce qui est pertinent pour produire le mouvement.”
Applications multiples
”En résumé, tout ce qu’on fait de mieux aujourd’hui en technologie est appliqué au traitement de ce genre de pathologie. Faire remarcher des paraplégiques tétraplégiques est évidemment très spectaculaire et on avance à pas de géant”, assure Guy Chéron.
Les applications sont multiples : outre la paraplégie, et la tétraplégie, la commande d’exosquelette, d’orthèse (une prothèse partielle pour soulever une cheville par exemple), les prothèses visuelles pour aveugles (la société Neuralink d’Elon Musk, qui a des projets en ce sens, vient de recevoir l’approbation des autorités sanitaires américaines pour débuter ses premiers implants humains), la synthèse vocale pour des personnes avec des problèmes de langage, l’écriture digitale pour ceux qui sont paralysés ou ne peuvent pas taper… Des expériences sont d’ores et déjà réalisées dans l’ensemble de ces domaines. “Dans tous les troubles d’origine nerveuse, on peut appliquer ces technologies de classificateurs pour aider l’homme, que ce soit de l’écoute, de la perception, de l’action et ainsi de suite : le point commun étant que l’on va toujours décoder les signaux du cerveau pour ces applications. Si on peut être rendu conscient de l’existence de certaines activités cérébrales, on peut les contrôler aussi.”
Pour le grand public
Et si à ce stade, la “lésion” doit être bien placée dans le système nerveux pour que cela fonctionne (la zone des motoneurones ciblés dans la moelle épinière doit être indemne) il semble que ces restrictions pourraient être levées à l’avenir. Les technologies s’améliorant, il est aussi probable que dans le futur, les bonnets d’électrodes non invasifs seront aussi efficaces pour capter les signaux cérébraux que les implants crâniens, ce qui permettra d’éviter une chirurgie.
Reste une autre application, pour le grand public, à laquelle songe aussi Elon Musk : pouvoir commander toutes sortes d’appareils électroniques à distance, par son cerveau. “C’est tout à fait réaliste, c’est juste une question de passer à la réalisation, assure Guy Chéron. Dans notre laboratoire, nous sommes déjà capables de commander des objets à distance par le cerveau. Par exemple, de faire voler un drone simplement en imaginant que je bouge mon pouce…”