Sécheresse dans les Pyrénées-Orientales: “Jamais nous n’avions manqué d’eau. Désormais, la moindre goutte d’eau compte”
En Pyrénées-Orientales, département du sud de la France frontalier de l’Espagne, la sécheresse est historique. Les mesures d’économie d’eau y sont déjà drastiques et l’été s’annonce encore plus difficile. Reportage auprès des habitants, touristes, cultivateurs et élus, de Corbère-les-Cabanes à Canet-en-Roussillon.
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- Publié le 04-06-2023 à 08h03
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Le ciel s’assombrit et les nuages gris s’amoncellent, annonciateurs de pluie. “Si ça tombe, ce sera encore à côté mais pas ici, on dirait qu’on est sous cloche. La dernière vraie pluie, c’était en mars 2022, vous vous rendez compte !”… Au village de Corbère-les-Cabanes, 1 300 âmes, situé au pied du massif des Aspres dans les Pyrénées-Orientales, l’épicière désespère de voir l’eau enfin tomber du ciel pour nourrir les champs, les potagers vivriers, les vergers, les rivières, les barrages et les nappes phréatiques. “Si si, il va pleuvoir un peu, sourit la boulangère, j’ai mis tous mes seaux dehors pour recueillir l’eau de pluie. La moindre goutte compte désormais ! ”.

Dans ce département du sud de la France, frontalier de l’Espagne, la sécheresse, historique, devient une obsession. “Pas un jour sans que les habitants m’en parlent”, confie le maire, Gérard Soler. Pendant deux semaines, fin avril, son village a été privé d’eau potable au robinet. La nappe qui alimente le village étant à sec, il a fallu dans l’urgence prendre l’eau sur le forage agricole et attendre que les autorités sanitaires en analysent la qualité. “Nous avons distribué chaque semaine des bouteilles d’eau en plastique, 1,5 litre par personne, en porte-à-porte pour les gens âgés” raconte l’élu dépité. Une situation anxiogène, qui a aussi frappé les trois communes voisines. Depuis, le maire a constitué un stock de bouteilles afin que ses administrés puissent disposer de quoi boire pendant dix jours si l’eau potable venait à nouveau à manquer…
“Notre priorité, sauver nos 50 000 arbres”
En direction de Rivesaltes, la N116 longe la Têt. Ce fleuve, le plus long du département, prend sa source dans les Pyrénées à 2 500 m d’altitude et se jette dans la mer Méditerranée après un parcours d’environ 120 km. Par endroits, seul un mince filet d’eau s’écoule encore. Quelques kilomètres plus loin, nous entrons dans la vallée de l’Agly. Dans le lit du fleuve côtier, la terre se craquèle et quelques poissons inertes jonchent le sol. Des touristes locaux prennent en photo la rivière en partie disparue. La vallée fait partie des quatre territoires (avec la zone de la Têt, des Aspres et la bordure côtière) passés en “crise” sécheresse le 28 avril, le niveau maximal d’alerte, entraînant des mesures d’économie d’eau plus drastiques encore que celles prises en juin 2022 et renforcées en février. “Il n’y aura pas suffisamment d’eau pour tous les usages cet été, les quantités disponibles sont très faibles” a déclaré le préfet, prévoyant “des décisions difficiles”.

Ce manque d’eau, les arboriculteurs en souffrent chaque jour. Le département est le premier producteur de pêches, nectarines et laitues de France, deuxième en concombres et artichauts, cinquième en abricots. À Rivesaltes, Jean Pratx nous emmène sillonner son verger de 50 000 abricotiers planté par son arrière-arrière-grand-père. Une centaine d’ouvriers agricoles récoltent à la main, juchés sur des escabeaux, les fruits qui partiront en camion dans toute l’Europe. “Regardez, environ 20 % de nos abricots sont tout petits cette année. Sans eau, ils ne se sont pas développés”, se désole le producteur, contraint de réduire l’irrigation de ses arbres de moitié depuis l’arrêté préfectoral entré en vigueur le 10 mai et qui court jusqu’au 13 juin. Au-delà du manque à gagner, qui devrait être en (petite) partie indemnisé, sa priorité reste de sauver son outil de travail, ses arbres, qui mourront en l’espace de trois semaines s’ils sont privés d’eau. “Le plus dramatique, c’est l’inquiétude : on ne sait pas si l’on sera autorisés à irriguer après le 13 juin, et quand bien même, on ne sait pas s’il y aura assez d’eau dans la nappe pour irriguer tout l’été. ”

Des drames humains dans le monde agricole
“Les 3 000 agriculteurs du département souffrent du manque d’eau et des restrictions, mais à des degrés divers, précise Jean Bertrand, responsable de l’unité eau à la Chambre d’Agriculture à Perpignan. Certains feront une année à peu près normale mais d’autres sont en train de tout perdre. C’est une grande tristesse de voir s’effondrer ce qu’ils ont construit au fil des ans. ” Son collègue à la Chambre d’Agriculture, Eric Hostalnou, fait quant à lui part de sa colère : “Les agriculteurs ont fait de très gros efforts, ils ont considérablement réduit leur consommation d’eau ces dernières années. Cela fait plusieurs années qu’on dit que tout le monde doit mieux gérer l’eau, mieux la stocker, mieux la réutiliser. Il y a encore deux ans, on nous traitait de fous”.

Nous reprenons la route, cap sur le littoral. Sur le port de Canet-en-Roussillon, une centaine de plaisanciers, essentiellement des retraités, vivent sur leur bateau à l’année. Depuis l’arrêté préfectoral du 10 mai, ils sont rationnés en eau à hauteur de 50 litres par jour par embarcation. C’est peu pour boire, faire la vaisselle et se laver. Un monsieur porte laborieusement un jerrican rempli d’eau sur le ponton. “Ils ont coupé l’eau sans même nous prévenir, s’insurge Pierre qui vit ici quinze jours par mois avec sa femme Yvette. Pourquoi nous coupent-ils l’eau à nous et pas aux appartements des résidences secondaires voisines ? C’est discriminatoire. ”
“Cette crise nous oblige à réfléchir et à faire autrement”

D’après lui, 90 % des 226 maires du département ont signé une charte, s’engageant à lancer un plan de neuf actions concrètes d’économies d’eau. À Sainte-Marie, des récupérateurs d’eau de pluie et des mousseurs à visser sur les robinets vont être distribués gratuitement aux habitants, comme à Torreilles et au Soler. “Nous avons fait un achat groupé de 50 000 mousseurs au niveau du département, comme nous l’avions fait pour les masques pendant le Covid” précise l’élu. À la piscine du camping municipal, l’eau de lavage des filtres servira à nettoyer la voirie et un circuit fermé de l’eau devrait être créé d’ici l’an prochain, avec un objectif de 80 % d’économies d’eau.

Au Canet-en-Roussillon aussi, le jeune maire Stéphane Loda nous énumère les solutions mises en place pour mieux gérer l’eau, un plan interactif projeté sur l’écran mural à l’appui. “Nous allons enfin pouvoir réutiliser l’eau de la station d’épuration, nous attendons les dernières analyses. Dès que nous aurons l’accord des autorités sanitaires, une borne bleue y sera installée. Les agriculteurs, les pompiers en quête d’eau pour lutter contre les incendies et nous, la commune, pourront utiliser cette eau jusque-là rejetée à la mer, notamment pour arroser nos espaces verts. ”
De fait, le préfet, qui veut à présent “faire des Pyrénées-Orientales un département-pilote en matière de gestion de l’eau”, vient d’autoriser, après des années de blocage, la réutilisation des eaux usées des stations d’épuration, comme celle de Saint-Cyprien. Désormais, les greens du golf de la ville sont arrosés avec cette eau retraitée. “Des verrous administratifs sont en train de sauter, se réjouit Stéphane Loda. Cette crise a au moins le mérite d’être un accélérateur phénoménal de mouvement. On s’adapte dans un délai record. Sans cette terrible sécheresse, nous serions encore en train de discuter… ”.

Dans les foyers aussi, on change ses habitudes. Certains ont mis des bassines sous la douche pour récupérer la première eau froide et la verser dans le potager ou récupèrent désormais l’eau du bain des enfants pour la jeter dans les WC. “Le réchauffement climatique, on nous en parlait tous les jours à la télé. Mais là, on le vit chez nous. Jamais on n’avait manqué d’eau. Il va falloir s’adapter, on n’a plus le choix”, confie l’épicière de Corbère-les-Cabanes.