Dérèglements climatiques: à Chamonix, “la montagne ne tient plus”
La hausse des températures entraîne la chute de blocs de pierre, voire de façades entières des montagnes. À Chamonix, riverains et alpinistes s’adaptent pour leur sécurité.
- Publié le 01-09-2023 à 14h11
- Mis à jour le 06-09-2023 à 11h23
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On les croyait éternels, immuables, puisqu’on dit le roc si solide. Pourtant, même nos géants de granite vacillent sous le poids du changement climatique. Depuis un peu plus de trente ans, les parois des sommets alpins s’effritent. Jusqu’à parfois s’écrouler dans un impressionnant vacarme et nuages de poussière. Et le phénomène s’accélère. En cause, la hausse mondiale des émissions de gaz à effet de serre. “Ça se réchauffe beaucoup trop vite. L’érosion des montagnes, c’est normal, mais pas à ce rythme-là”, expose le glaciologue Ludovic Ravanel en ce 17 août chaud et ensoleillé, sur la célèbre terrasse du Montenvers qui surplombe Chamonix (Haute-Savoie) et dévoile une partie du massif du Mont-Blanc.
L’an dernier, en raison d’un hiver anormalement sec et d’un été caniculaire, 300 écroulements rocheux ont été constatés sur ce seul massif de montagnes. Un terrible record : en moyenne “il y en a plutôt une centaine par an” précise le chercheur. Cette année, les roches n’ont pas cessé de tomber. Et la canicule tardive de ces jours-ci, qui achève d’assécher la haute montagne, aggrave la situation. À l’arête des Cosmiques, une ascension prisée des alpinistes où le mercure a dépassé les 10°C en début de semaine, ce triste spectacle est devenu monnaie courante. Aux premières loges : le refuge des Cosmiques, perché à 3 613 mètres. “Il y a encore eu un éboulement mi-août”, rapporte Anna Bernicot, l’une de ses deux gardiennes.
Le souvenir de l’effondrement de 2005
Par moments, ce sont 300 à 400 mètres cubes de roches qui s’effondrent d’un coup, comme aux mois d’août 2018 et 2022. Heureusement, la cabane en bois est située “de l’autre côté des écroulements. Mais on ne sait pas combien de temps le refuge va tenir avant d’être emporté, sûrement pas longtemps”, projette-t-elle. Cette semaine, l’itinéraire des Cosmiques a été suspendu pour des raisons de sécurité. Et plus au sud, dans le massif des Ecrins, le sentier d’accès aux refuges du Sélé et du Pelvoux a été fermé au public après un éboulement dans le couloir Pélas Verney survenu lundi 21 août. À l’avenir, “on s’attend à une hausse de la fréquence des écroulements rocheux”, reprend “Ludo”, le surnom du glaciologue. Depuis le balcon du Montenvers, bardé de touristes, il pointe l’aiguille du Tacul : “C’est un des sommets qui évolue le plus rapidement car il est très fracturé. Il est dans la tranche d’altitude, entre 3 200 et 3 500 mètres, qui est la plus concernée par la dégradation du permafrost.”
Héritage des anciennes périodes glaciaires, le permafrost désigne les sols dont la température reste sous le seuil de 0°C pendant au moins deux années consécutives. Cet état thermique permet la présence de glace au creux des fissures de la roche, formée via l’infiltration d’eau de pluie ou de neige. On l’appelle le ciment de glace : “Tant qu’il est présent, il assure une certaine cohésion. Mais quand il fond, la montagne ne tient plus”, résume Ludovic Ravanel.
D’après le glaciologue, un des cinq experts sur le sujet en France, cette dernière décennie, certains des sommets encerclant le Mont-Blanc, à l’instar de l’aiguille du Midi, ont pris “entre 1 et 1,5°C de plus. C’est énorme”. Conséquence : leur déstabilisation s’est fortement accélérée. “Ça a explosé vers 2000. Et depuis 2010, c’est exponentiel en termes de fréquence et de volume”, explique celui qui a comparé des centaines de photographies du massif datant du milieu du XIXe siècle à nos jours.
L’année 2005 reste d’ailleurs gravée dans la mémoire de la vallée : des parois entières se sont décrochées du redoutable pilier Bonatti, une course réservée aux alpinistes les plus téméraires. Avec les 800 000 tonnes de granite – soit 4 à 5 fois le volume de l’Arc de triomphe – est parti un bout “du patrimoine de l’alpinisme. C’est comme regarder Notre-Dame brûler pour les Parisiens”, estime Mathieu Tisné, responsable de la gestion des risques naturels à la communauté de communes. Il y a cinq ans, l’écroulement du Trident du Tacul a aussi fait frémir les grimpeurs. “Les alpinistes le considéraient comme un des secteurs les plus sains du massif. Même les spécialistes ont été surpris”, abonde Ludovic Ravanel.
Des stations de ski menacées
Au-delà de l’histoire, c’est toute une pratique qui est chamboulée. Le “béton de glace” s’évaporant, les terrains montagneux deviennent instables, dangereux. Aussi, depuis deux à trois ans, la communauté des alpinistes “s’adapte” confirme le président de la Compagnie des guides de Chamonix, Olivier Greber. “Les courses mixtes [itinéraires mêlant roche, neige et glace] se décalent : avant c’était pendant les grandes vacances, maintenant c’est mai, juin et début juillet.” Même si, cette année, les températures clémentes ont permis de randonner et d’escalader jusqu’à mi-août.
Les refuges et les stations de ski suivent aussi de près la situation. Selon Ludovic Ravanel, 947 infrastructures de haute montagne, vieilles de cinquante ans, sont menacées par l’instabilité des sols montagneux. “Le permafrost est également présent au niveau de ce qu’on appelle les formations superficielles : tas de cailloux, éboulis, moraines… Et sur ces dernières, on a construit des pylônes, des remontées mécaniques. Avec la fonte, toutes les stations de haute altitude ont des problèmes”, assure-t-il. Dans ces conditions, s’adapter signifie souvent consolider les installations. Ou bâtir les fondations à une vingtaine de mètres de profondeur afin de trouver du rocher plus sain, sous les premières couches glacées et fragilisées.
Mais dans la vallée, tous nos interlocuteurs le répètent : ils restent “humbles” face à cette nature changeante, imprévisible. D’autant que l’étude de l’érosion des montagnes, délicate vu l’histoire géologique extrêmement complexe du terrain observé, n’existe que depuis le début du siècle. “Nous ne connaissons pas tout, et donc ne maîtrisons que peu de choses”, juge Mathieu Tisné. Et la réalité ayant un temps d’avance sur l’expertise, l’effritement est beaucoup plus rapide que les prévisions scientifiques.
Ainsi, scientifiques, guides de montagnes, associations, secouristes, gardiens de refuge, alpinistes ou encore élus locaux, s’allient pour comprendre et analyser ce nouveau risque en montagne. Pour l’instant, leurs meilleurs atouts restent la communication, la sensibilisation et la prévention. Preuve que c’est efficace, le nombre d’accidents liés à des éboulements n’a pas augmenté. Mais à l’heure actuelle, aucun village ne fait l’objet d’une surveillance : “On pousse tout le monde à devenir nos yeux car les chercheurs ne peuvent pas être partout”, insiste Ludovic Ravanel.
“Que se passera-t-il quand le réchauffement aura dégelé les premières couches des montagnes ?” s’interroge Claude Jacot, l’adjoint à la sécurité en montagne de la ville de Chamonix. Et “Ludo” de répondre : “Toutes ne s’écrouleront pas. Beaucoup sont stables. Par contre, celles qui sont fragiles risquent de déclencher de gros événements. Et de ce point de vue, les paysages évolueront ces prochaines décennies.” Laissant sûrement des Alpes méconnaissables en 2100.