L'ennemi numéro 1 de la biodiversité n'est pas celui qu'on pense
Les espèces sont inégales face aux divers aspects de la fragmentation du territoire. Si la multiplication des routes ne constitue pas une menace directe pour les oiseaux et les insectes volants, elle s’avère particulièrement dommageable pour la plupart des mammifères et batraciens. Quant à la pollution lumineuse, un aspect méconnu de la fragmentation, elle constitue une perturbation particulièrement nuisible pour les chauves-souris.
- Publié le 15-01-2020 à 08h38
- Mis à jour le 15-01-2020 à 08h39
:focal(1275x858:1285x848)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/353VVV27NRCQXLTFYMKUJG7V4Q.jpg)
La première cause de la perte de biodiversité en Wallonie n’est pas le réchauffement climatique ni l’utilisation massive de produits phytosanitaires mais bien le morcellement des habitats naturels causé par les activités humaines (construction de nouvelles routes, gestion intensive des parcelles agricoles, urbanisation…).
Ce phénomène appelé fragmentation provoque la diminution de la surface de ces habitats naturels et augmente de ce fait l’isolement des espèces qui y vivent. Depuis plusieurs années, les conséquences de la fragmentation du territoire font l’objet d’une attention particulière d’un nombre croissant de chercheurs.
"La fragmentation est un enjeu fondamental dont on tient de plus en plus compte. Il s’agit d’un phénomène très complexe parce qu’il concerne directement la façon dont on occupe le territoire", explique Alexandre Leclercq, bioingénieur au Centre de recherches et d’études pour l’action territoriale (Creat-UCLouvain).
"L’homme continue à grignoter des portions de territoire pour se loger, travailler, etc. Un simple exemple, en Wallonie, entre 2015 et 2018, on a urbanisé l’équivalent de 1 500 terrains de foot par an. Le problème c’est qu’en artificialisant de la sorte, on crée des barrières écologiques qui empêchent les espèces de se déplacer librement d’un territoire à l’autre. Les animaux ont en effet besoin de se mouvoir pour se nourrir, se reproduire ou tout simplement se reposer. Toutes ces activités deviennent malheureusement de plus en plus difficiles pour de nombreuses espèces", précise-t-il.
Des conséquences variables selon les espèces
Les espèces sont inégales face aux divers aspects de la fragmentation du territoire. Si la multiplication des routes ne constitue pas une menace directe pour les oiseaux et les insectes volants, elle s’avère particulièrement dommageable pour la plupart des mammifères et batraciens. Quant à la pollution lumineuse, un aspect méconnu de la fragmentation, elle constitue une perturbation particulièrement nuisible pour les chauves-souris.

Par ailleurs, il existe un lien direct entre la taille d’un territoire et les chances de survie des espèces qui s’y trouvent. "Plus le territoire d’une espèce est petit, plus la probabilité de voir cette espèce disparaître est grande. Les espèces qui sont plus petites et celles qui ont besoin d’un plus grand espace pour se reproduire, comme les libellules et les papillons, sont particulièrement touchées par la fragmentation de leur habitat. Mais toutes les espèces sont impactées d’une manière ou d’une autre par le phénomène", explique Marc Dufrêne, professeur à la Gembloux Agro-Bio Tech et spécialiste des services écosystémiques.
Un phénomène en augmentation
La fragmentation du territoire est un phénomène difficile à quantifier. Mais une chose est sûre : elle est en augmentation en Wallonie. "On peut affirmer que la fragmentation du territoire augmente globalement, même si le phénomène est assez variable. D’un côté, au nord du sillon Sambre-et-Meuse, on observe une fragmentation très élevée due à des zones déjà fortement artificialisées mais où la situation reste plus ou moins stable. Et de l’autre côté, dans le reste de la Wallonie, le territoire est moins fragmenté mais on assiste à une intensification de la fragmentation à cause de l’urbanisation. En résumé, on peut dire que la fragmentation augmente un peu partout en Wallonie, sauf dans les zones où il y a moins de terrains libres à la construction. Certaines zones sont en effet déjà tellement touchées qu’il serait difficile de faire pire", précise Alexandre Leclercq.
Intégrer la nature dans les projets urbanistiques
La lutte contre les effets néfastes de la fragmentation doit se mener sur tous les fronts, à commencer par celui de l’urbanisme. Ce paramètre est heureusement de plus en plus pris en compte lors de la construction de nouveaux quartiers.
"Premièrement, il faut limiter la consommation de nouvelles terres. Pour ce faire, il y a une vraie volonté d’aller vers le ‘stop au béton’ en Wallonie. Reste à voir comment ça va se mettre en place concrètement. En tout cas, on se dirige vers cette voie. Deuxièmement, il faut réintroduire la nature dans les villes et villages dans une logique win-win biodiversité-qualité de vie-régulation urbaine. Pour y parvenir, il y a une volonté de plus en plus présente d’intégrer la nature dans les projets urbanistiques et dans les outils d’aménagement du territoire", constate Alexandre Leclercq
La fragmentation doit par ailleurs nous pousser à repenser notre mobilité en profondeur, estime Michel Fautsch, bioingénieur et expert en biodiversité. "Il est essentiel de réaliser des études complètes quand on envisage la réalisation d’un nouvel axe routier afin d’éviter de créer de nouvelles barrières pour la faune. Il y a également des règles d’aménagement du territoire à envisager. Plus largement, c’est notre façon de penser la mobilité qui doit changer", indique-t-il.
Enfin, le rôle des jardins privés et des cultures ne doit pas être négligé. "En limitant l’utilisation des pesticides et en favorisant les plantations mélangées, les paysages deviendront moins infranchissables. Les haies sont également importantes, surtout pour les espèces pollinisatrices", souligne Marc Dufrêne.
"Sensibiliser les personnes qui ont un jardin est essentiel. En Wallonie, les jardins représentent plus ou moins 80 % des espaces végétalisés des centres-villes et villageois, la façon dont on les gère a un impact direct sur la biodiversité. Les jardins privatifs ont toute leur importance pour préserver les oiseaux et les vertébrés, il est donc essentiel de les rendre accueillants pour la nature. Pour le moment, ce genre de démarche reste l’apanage de quelques pionniers. Elles doivent absolument être généralisées et être mises en cohérence. Toute la question est de savoir comment sensibiliser à cette problématique", abonde Alexandre Leclercq.
L’efficacité des écoducs est contestée

Le 3 juin 2018, l’écoduc de Groenendael était inauguré en grande pompe par la ministre bruxelloise de l’Environnement Céline Fremault (CDH) et par son homologue flamand en charge de la Mobilité et du Bien-être animal, Ben Weyts (N-VA). Ce pont, qui mesure plus de soixante mètres de large et où l’on a aménagé plusieurs biotopes (partie boisée, petits étangs...), est censé permettre aux animaux de relier les deux pans de la forêt de Soignes qui sont séparés par l’autoroute. Un autre projet d’écoduc en région bruxelloise est d’ailleurs à l’étude, nous dit-on à Bruxelles Environnement.
Ces constructions coûteuses ne font pourtant pas l’unanimité auprès des spécialistes. "Les écoducs ne sont pas la panacée. Ce sont des infrastructures lourdes avec un coût conséquent (NdlR : 6,6 millions d’euros pour celui de Groenendael) qu’on ne peut pas généraliser sur l’ensemble de la Belgique pour des raisons budgétaires et d’économies de ressources", estime Michel Fautsch, bioingénieur et expert en biodiversité.

Ce dernier émet également des réserves quant à l’utilisation des écoducs par les espèces les plus fragiles "Certaines espèces s’acclimatent très bien à la présence de ces couloirs et d’autres beaucoup moins. Les renards, par exemple, ne doivent pas avoir de mal à les utiliser. Mais on ne peut pas en dire autant des blaireaux, qui se montrent généralement plus craintifs vis-à-vis des installations artificielles. On peut en revanche imaginer que ces passages profiteront à des espèces exotiques envahissantes comme les écureuils de Corée ou les ratons laveurs", précise-t-il.
Contrairement à ce qu’affirmait Ben Weyts lors de l’inauguration de l’écoduc de Groenendael, les écoducs ne suffisent par ailleurs pas à supprimer les effets néfastes de la fragmentation. "L’écoduc permet seulement à certains animaux de passer d’une partie à l’autre d’une forêt mais ne supprime pas les effets de la fragmentation. La forêt reste divisée en deux malgré tout, avec tous les effets négatifs que ça implique", ajoute M. Fautsch.
Utiles pour certains animaux
Faut-il pour autant abandonner la construction de ces passages pour la faune ? Non, répondent d’autres experts.
"Parfois, on mesure les effets d’un écoduc seulement plusieurs années après sa construction. On constate depuis quelques années que certains animaux comme le chat sauvage et la martre font leur retour chez nous et les écoducs permettent à certaines espèces de conquérir de nouveaux territoires. Le loup pourrait aussi profiter de ce type d’installation. Les réserves naturelles ne suffisent pas pour préserver les espèces menacées. Pour cela, il faut qu’elles puissent être reliées entre elles. C’est pour ça que dans certains cas, les écoducs sont nécessaires", nuance Corentin Rousseau, expert au WWF.
"On est à la traîne en Belgique. En Allemagne, il y a énormément de choses qui sont mises en place pour lutter contre la fragmentation causée par les routes : il y a de nombreux tunnels pour grenouilles, il y a des rues entières qui sont grillagées pour permettre aux batraciens de traverser… Ce sont des petites infrastructures mais elles ont toute leur importance", justifie de son côté Alexandre Leclercq, bioingénieur au Centre de recherches et d’études pour l’action territoriale (Creat-UCLouvain).