Une marée humaine face à la pire catastrophe écologique de l'histoire de l’île Maurice
Le "Wakashio", un vraquier japonais, s’est échoué le 25 juillet dernier à la Pointe-d’Esny, au sud-est de l’île Maurice. Treize jours plus tard, du carburant s’est échappé du navire dans un lagon aux eaux cristallines.
Publié le 14-08-2020 à 13h01 - Mis à jour le 14-08-2020 à 13h02
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Le lagon mauricien de la Pointe-d’Esny, dans le sud-est de l’île Maurice, est devenu noir, aux antipodes des eaux turquoises et cristallines tant prisées par les touristes. À Petit Bel-Air, les racines des mangroves sont recouvertes d’un liquide visqueux. Un homme, sans combinaison, seulement protégé par des bottes, ne s’arrête jamais. Avec une pelle, il tente de nettoyer cet écosystème fragile. Une "soupe" d’hydrocarbures qui se sont échappés du Wakashio, un vraquier japonais, est transférée dans des seaux de fortune. Une scène parmi tant d’autres illustrant la mobilisation citoyenne des Mauriciens.
Le navire long de 300 mètres pour 50 mètres de large est venu s’échouer sur la barrière de corail le 25 juillet, pour des raisons encore inconnues. Durant près de treize jours, les Mauriciens sont venus immortaliser le moment en prenant un selfie avec le vraquier derrière au large. Puis, le 6 août, le navire battant pavillon panaméen a commencé à déverser ses tonnes d’hydrocarbures, plongeant l’île Maurice dans la pire catastrophe écologique de son histoire. Face à cette marée noire, la population s’est mobilisée comme un seul homme.

"Avec les moyens du bord"
Jeudi matin, Christopher Corneille est allé acheter une combinaison, des gants et un masque. "On fait avec les moyens du bord", ironise ce professeur d’une école de voile. Il vient de l’est de l’île et, avec des amis, il part en mer pour récolter le carburant du navire. "C’est une catastrophe. Il y a encore beaucoup de travail. C’est tout un écosystème qui est endommagé. Je le fais pour mon travail mais aussi pour mon pays. Je regrette de ne plus pouvoir aller faire du bateau à voile à cet endroit que j’apprécie tant", ajoute le trentenaire.
Lors d’un point presse mercredi soir, le Premier ministre et président du comité de crise, Pravin Jugnauth, a pourtant annoncé que le pire avait été évité et que la quasi-totalité de l’huile lourde à bord du Wakashio avait été pompée. Sur les 4 180 tonnes, 3 184 avaient été retirées des citernes du vraquier. Quelque 570 m3 d’hydrocarbures déversés et 150 tonnes de déchets ont aussi pu être pompés hors des lagons. Des opérations menées avec l’appui de l’aide internationale et de remorqueurs venant des quatre coins du monde. Depuis plus d’une semaine, un hélicoptère mène ainsi un ballet incessant pour ramener des hydrocarbures du navire, qui serait sur le point de se briser, sur la terre ferme.
Les champs de canne de l’île ou des sites appartenant à de grands groupes mauriciens sont transformés en usines artisanales. Des barrières flottantes y sont fabriquées à la chaîne. Michel Gilbert Deville a passé son dimanche à Falaise Rouge. "Je suis heureux et ému. À chaque fois, face à l’adversité, les Mauriciens font abstraction de tout le reste et se mobilisent. C’est une action spontanée. Les personnes ne se connaissent pas, cousent et soulèvent ensemble", souligne le volontaire.

Des champs de canne transformés
La canne vient d’être coupée. Déposés sur le sol, de longs tissus de géotextile attendent d’être remplis de paille ou de cheveux qui feront office de filtres. Des bouteilles en plastique sont insérées et servent de flotteurs. Ces longues barrières sont ensuite cousues et transportées jusqu’aux zones affectées par la pollution. Elles absorbent les hydrocarbures et retiennent la marée.
La mobilisation est totale. Chacun apporte sa contribution, même ceux qui ne peuvent pas se rendre sur place. Avant de venir, Michel Gilbert Deville s’est arrêté dans une quincaillerie. Il n’a pas dépensé une roupie mauricienne. "Quand j’ai dit au patron de la quincaillerie ce que j’allais faire, il m’a dit qu’il m’offrait le tout et m’a répondu : ‘ Je dois tenir boutique tous les jours e t je n’ai pas le temps d’y aller, moi. Vous participez à une bonne cause et donc je vous offre ces accessoires .’"
Des conséquences pour vingt ans
Ces initiatives et cet élan citoyen ont dû être encadrés. Les hydrocarbures dégagent en effet des vapeurs toxiques et sont à manipuler avec précaution. "Depuis peu, des professionnels sont mobilisés pour retirer les hydrocarbures. On doit sensibiliser les riverains qui retirent d’eux-mêmes le carburant. C’est dangereux pour leur santé et ils risquent de mélanger le sable avec les hydrocarbures. On doit faire de la sensibilisation aussi", précise Jade, responsable communication d’Eco Sud, une ONG qui coordonne les opérations de nettoyage.
Elle n’est pas capable de quantifier le nombre de volontaires : 7 500 personnes sont inscrites dans leur base de données. Un chiffre qui croît d’heure en heure. "Les conséquences de cette marée noire se verront encore dans 20 ans. Notre mobilisation est intacte. Le but est de retirer un maximum de carburant", souligne-t-elle.
En se rendant à la Pointe Jérome, Jade s’attendait à apercevoir ce même paysage devenu son quotidien depuis maintenant près d’une semaine : une étendue noire. À cet endroit précis, pourtant, le lagon était bleu turquoise, comme d’habitude.

Un naufrage aux causes mystérieures
Les Mauriciens se posent tous la même question : "Comment un navire si imposant est-il venu s’échouer sur la barrière de corail à proximité des côtes ?" Il est difficile de déterminer les circonstances exactes de ce naufrage. Une enquête est en cours.
Selon les médias locaux Lexpress.mu et Defimedia.info, quatre marins auraient déjà été interrogés. Ils évoquent une fête d’anniversaire célébrée le jour du naufrage. Le navire se serait aussi rapproché des côtes pour capter du wi-fi.
Une version mise à mal par un article paru dans Forbes, le magazine économique américain. Sur l’une des routes maritimes les plus fréquentées du monde, avec pas moins de 2 000 navires identifiés pour le seul mois de juillet, la trajectoire du Wakashio pose question. La très grande majorité des navires de cette envergure passent en effet au large, à plus de 12 miles (22 kilomètres). D’après les images satellites analysées par Forbes, le vraquier japonais est rentré dans les eaux mauriciennes le 23 juillet et s’est échoué le dimanche 25 juillet à 18 h 15. Les images révèlent que le navire a gardé sa vitesse de 11 nœuds - une vitesse normale pour un vraquier -, sans jamais ralentir. De plus, il a, depuis le 23 juillet, gardé le même cap.
Un sentiment de colère habite aussi la population locale, qui ne comprend pas l’inaction d’un gouvernement déjà affaibli par de nombreux scandales et qui a choisi un discours de déni, assurant que la situation était sous contrôle. Sudheer Maudhoo, le ministre de l’Économie bleue et de la Pêche, s’est expliqué devant le Parlement. Selon lui, c’est le propriétaire du navire, Nagashiki Shipping, qui décide qui mène les opérations de renflouage, à savoir la compagnie SMIT Salvage à Singapour. Devant les députés, le ministre n’a pas été en mesure de montrer ce document démontrant l’accord entre Nagashiki Shipping et la compagnie de Singapour.
