Les pesticides intoxiquent aussi les vers de terre... et donc leurs prédateurs
Des scientifiques français cherchent à déterminer la présence des pesticides sur l’ensemble de la chaîne alimentaire animale. Selon leur étude, les vers de terre présentent des niveaux alarmants de ces produits toxiques. Au point de mettre en danger leur reproduction et leurs prédateurs.
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Publié le 06-11-2020 à 16h13 - Mis à jour le 06-12-2020 à 16h13
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Les vers de terre accumulent les pesticides dans leurs corps à un point tel qu’ils peuvent entraîner le décès des oiseaux qui les ingèrent. C’est ce que des scientifiques français ont déduit des résultats d’une étude menée sur les résidus de pesticides dans les champs mais aussi les zones "refuges" qui les entourent : prairies, haies… Très peu de données existaient sur ces zones "annexes". L’étude sera publiée en janvier dans Agriculture, Ecosystems & Environnement et est déjà disponible en ligne.
Les écologues de l’Inra (Institut national de recherche agronomique) ainsi que ceux du CNRS (Centre national de la recherche scientifique) ont analysé 180 échantillons de sols dans des zones agricoles des Deux-Sèvres, afin d’y rechercher les traces d’une trentaine de pesticides actuellement utilisés en agriculture et les plus fréquemment employés par les exploitants locaux. Résultat : la totalité des prélèvements analysés contiennent au moins une des substances, et 90 % contiennent un mélange d’au moins un insecticide, un fongicide et un herbicide.
"Ce fut une grande surprise de découvrir que non seulement beaucoup de ces molécules sont trouvées dans des prairies, dans des haies, dans des parcelles en agriculture biologique, mais qu’en plus, certaines de ces molécules parmi les plus impactantes pour la biodiversité -comme les néonicotinoïdes - sont retrouvées à des doses plutôt élevés, y compris dans les zones où elles n’ont jamais été appliquées", explique l’écologue Vincent Bretagnolle (CNRS), coauteur de l’étude. "Cela met le doigt sur le fait que les pesticides se transfèrent dans les écosystèmes. Cela peut se faire via le vent et les poussières ou par l’eau. Peut-être aussi éventuellement par les organismes vivants", comme les musaraignes et mulots. Ces derniers peuvent "bioaccumuler" les pesticides, sont mobiles et transfèrent ces produits d’un milieu à l’autre en se décomposant après leur mort, ou peuvent être consommés par d’autres animaux.
Cette recherche s’inscrit en fait dans un projet plus large qui a pour but d’étudier le transfert des pesticides le long des chaînes alimentaires. "On n’avait pas trop d’idées sur la manière dont les néonicotinoïdes et les pesticides de manière générale passaient de l’application par les agriculteurs aux différents compartiments de la biodiversité, détaille Vincent Bretagnolle qui étudie depuis longtemps l’impact des pesticides sur les abeilles. On voulait aussi avoir une approche paysagère, spatiale, parce qu’on sait que les pesticides sont appliqués de manière hétérogène. Même dans les paysages d’agriculture très intensive, il n’y a jamais d’application dans les prairies permanentes et les haies. On s’est intéressés à décrire au travers de l’échantillonnage de sols, de vers de terre, mais aussi d’autres animaux et d’autres plantes (en cours d’analyse), ces transferts dans l’écosystème."
"Pollution chronique de l’environnement"
Parce qu’ils "mangent le sol" et sont aussi des proies pour d’autres animaux (lire ci-contre), l’étude s’est intéressée en particulier aux vers de terre, en les prélevant dans les parcelles suivies. Une première. "Dans notre étude, les vers de terre s’avèrent être des bioaccumulateurs, souligne Vincent Bretagnolle. On trouve dans les vers de terre des pesticides à des taux sensiblement plus élevés que le taux que l’on trouve dans le sol dans lequel vivent les lombrics. Et on a trouvé des pesticides - notamment néonicotinoïdes - dans pratiquement tous nos échantillons, que ce soit de sols ou de vers de terre, quel que soit le milieu, l’endroit où on a travaillé, la culture. C’est l’équivalent de ce que j’appelle une pollution chronique. L’ensemble du milieu est impacté, finalement. Certes, à des doses qui ne sont pas les mêmes. On trouve quand même davantage de pesticides en moyenne dans les parcelles en céréales conventionnelles, cela reste un fait majeur."
Le premier problème soulevé par les résultats de l’étude, poursuit-il, "c’est la mobilité des pesticides. On sait qu’il y a des organismes qui sont sensibles à des seuils extrêmement bas, comme les abeilles pour les néonicotinoïdes. C’est un leurre d’imaginer un seul instant qu’en restreignant l’application de ces pesticides à quelques cultures qui, par exemple, ne seraient pas utilisées par les abeilles pour le pollen de nectar, on permettrait de sauvegarder les abeilles du danger de ces pesticides, puisqu’on montre bien qu’ils circulent dans l’environnement, y compris dans les endroits où on ne les a pas appliqués. C’était supposé, mais on le démontre ici de manière quantifiée. On montre aussi que ces molécules se retrouvent en cocktail, dont on ignore totalement l’effet synergique ou multiplicatif".
Quelles solutions ?
Mais plutôt que "de constater que l’on vit, à la campagne, dans un monde de pollution chronique, l’essentiel de notre programme de recherche vise à accompagner les agriculteurs pour trouver d’autres solutions, un autre mode d’agriculture, et se défaire des pesticides. Parce que c’est tout simplement trop dangereux, à la fois pour la santé humaine et la santé des écosystèmes. C’est cela aujourd’hui, la priorité, au niveau sociétal. On le voit, à la fois dans la volonté sociétale et dans les volontés des politiques publiques, même s’il y a parfois des retours en arrière comme on le voit actuellement en France avec les néonicotinoïdes". La France a en effet autorisé les betteraviers à réutiliser ces "tueurs d’abeille" dans leurs cultures. En Belgique, ils viennent aussi d’obtenir une dérogation pour 2021. "Quand on décide d’arrêter les pesticides, cela veut dire changer profondément les techniques, pour favoriser la biodiversité, car c’est la biodiversité qui va prendre le rôle des pesticides, notamment pour le contrôle des ravageurs, remarque M. Bretagnolle. Il faut diversifier les cultures, avoir des parcelles plus petites, des bordures de parcelles enherbées ou fleuries pour accueillir les coccinelles qui vont manger les pucerons, etc. Sinon cela ne marche pas. C’est semble-t-il ce qui se passe en France : depuis que la décision a été prise d’arrêter les néonicotinoïdes, ils n’ont rien changé à leurs techniques."
Oiseaux, mulots: l'effet est également nocif pour les prédateurs
Vu leur taux de pesticides, environ la moitié des échantillons trouvés dans les sols étaient susceptibles de poser un risque aux vers de terre, ces "ingénieurs du sol", cruciaux pour l’agriculture, révèle aussi l’étude. "Pour la mise sur le marché des pesticides, des tests sont réalisés sur des vers de compost, détaille la première auteure Céline Pélosi (Inrae). On a fait cette comparaison entre les doses trouvées dans les sols et les valeurs de référence à partir desquelles on a un effet sur la reproduction des vers. Résultat : on a trouvé des risques sur la reproduction des vers de terre." Près de la moitié des échantillons (42 %) montrent un "risque de toxicité chronique" (exposition longue qui influe sur la reproduction), aussi bien dans les champs de céréales que dans les zones "refuges". "Mais la valeur de référence est calculée sur une espèce moins sensible aux pesticides que celle trouvée dans les sols. On sous-estime donc le danger."
Rien que cette influence sur la reproduction pose problème : "Si la reproduction est freinée par le taux de pesticides dans les sols, forcément, les espèces de vers de terre et le nombre dans chaque espèce vont diminuer. Les vers sont moins là pour dégrader la matière organique que pour créer des galeries et aérer le sol, permettre le passage de l’eau, de l’air, des racines, interagir avec les autres organismes. Toutes ces interactions-là sont mises à mal. Les vers de terre dans le sol, c’est un système très organisé, ils favorisent les organismes plus petits (mésofaune, microorganismes) mais sont aussi des proies. C’est la nourriture pour les niveaux au-dessus et des régulateurs favorisant l’activité biologique du niveau en dessous. Ils ont un rôle clé." Sur les 155 échantillons de lombrics prélevés dans les sols analysés, 92 % montraient une présence d’au moins un pesticide. L’étude révèle aussi que les vers de terre sont des bioaccumulateurs. En particulier, de l’imidaclopride, ce néonicotinoïde interdit par l’Europe, mais pour lequel les États peuvent demander une dérogation et pour lequel la Belgique vient d’octroyer une autorisation. "Cette molécule n’est pas censée s’accumuler (selon les autorités sanitaires européennes, NdlR), or on voit qu’elle s’accumule beaucoup dans les vers de terre", note Céline Pélosi. Dans 14 échantillons de sols y compris en zone refuge, le taux d’imidaclopride pouvait entraîner une toxicité chronique sur les vers. C’est aussi la molécule la plus souvent retrouvée dans les vers analysés (122). Les chercheurs ont trouvé des individus vivants avec des doses de 700 PPB (parties par milliards) d’imidaclopride, sachant que 2 PPB est la dose semi-létale pour l’abeille domestique.
"De pire en pire au cours de la chaîne"
"On ne s’attendait pas à ce que les vers de terre ‘bioaccumulent’ à ce point", souligne Vincent Bretagnolle. Et d’expliquer : "En fait, les vers de terre passent leur vie à manger du sol, c’est comme cela qu’ils se nourrissent. Les pesticides proviennent des plantes et la matière organique des plantes en décomposition va dans les sols, et c’est cela que mangent les vers, donc ils en consomment en permanence. Comme ils sont visiblement assez résistants et que la consommation des pesticides ne les tue pas, ils les accumulent. Ils ont sans doute des capacités de détoxification aussi, au moins pour certaines molécules, mais on connaît très très mal tous ces aspects." Les deux scientifiques étudient en ce moment l’effet de cette toxicité du ver de terre sur ses prédateurs : micromammifères (campagnols, mulots sylvestres…) insectes (carabes) et oiseaux, afin de retracer l’impact sur l’ensemble de la chaîne alimentaire. À ce stade, "ce n’est pas encore publié, insiste Céline Pélosi, mais ce qu’on peut dire en gros, c’est qu’on a relevé les mêmes tendances. C’est-à-dire beaucoup d’individus contaminés, et la plupart par ces mêmes molécules que l’on retrouve toujours."
À des taux dangereux ? "Cela, on ne l’a pas encore étudié. Mais oui, on s’attend à avoir des taux assez importants de certaines molécules." D’autant qu’il faut compter avec la "biomagnification". "Un individu qui va ingérer d’autres individus contaminés va bioconcentrer les molécules et cela va être de pire en pire dans la chaîne alimentaire. Ce qui fait que, avec les prédateurs type oiseaux ou micro-mammifères qui vont manger les vers, il se peut qu’il y ait des concentrations très fortes. Un ver de terre qui est contaminé à 700 nanogrammes par gramme d’imidaclopride, comme on a pu voir, l’oiseau va en manger quinze par jour, et il n’a pas de moyen de s’en débarrasser, donc il va accumuler, accumuler…"
Des doses "sublétales" chez la bécasse
Et Vincent Bretagnolle d’ajouter qu’à ce stade, "c’est uniquement à l’état de calcul qu’on peut le faire, mais il y a des oiseaux qui consomment exclusivement des vers de terre, notamment en hiver ou en début de printemps, lorsque les insectes ne sont plus disponibles. Par exemple, la bécasse des bois dort la journée dans les bois, mais la nuit, elle va se nourrir de vers de terre dans les prairies et les champs. Des limicoles comme les bécasses peuvent manger jusqu’à 80 grammes de vers de terre par jour. Et au bout de plusieurs semaines, voire plusieurs mois avec des vers qui auraient des taux aussi élevés que ceux qu’on a trouvés, on atteint, à partir d’équations théoriques, des doses qui peuvent être sublétales, c’est-à-dire qu’elles ne tuent pas instantanément, mais impactent les fonctions vitales des organismes ou leur reproduction par accumulation."
C’est pour lui l’une des causes de la disparition des oiseaux dans les champs dans nos régions. "Déjà en 2018, j’avais invoqué les pesticides comme problématique majeure (pas unique) dans le déclin des oiseaux. Non seulement parce que les insecticides éliminent les insectes que mangent les oiseaux, donc ils n’ont plus de nourriture, mais aussi parce que les fongicides et les herbicides peuvent se retrouver dans leur nourriture."