"La question écologique est une question sociale et c’est une question d’inégalités"
La Confédération européenne des syndicats réfléchit à un "nouveau contrat socio-écologique". Entretien avec le directeur de son centre de recherche, Philippe Pochet. Qui avertit : "L’égalité doit s’articuler sur une notion qui n’est pas celle du toujours plus."
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- Publié le 02-02-2021 à 10h50
- Mis à jour le 02-02-2021 à 20h18
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Philippe Pochet est directeur général de l’Institut syndical européen (Etui), le centre de recherche et de formation de la Confédération européenne des syndicats. La transition vers une économie bas carbone n’est pas juste une question d’innovation technologique, elle va demander de l’innovation sociale, explique-t-il.
Mis dos au mur par la pandémie, les Européens se sont accordés sur un plan de relance inédit. Estimez-vous que l’accès aux fonds de relance aurait dû davantage être conditionné à des conditions sociales et environnementales ?
Il faut d’abord remettre les choses en perspective et souligner que c’est déjà un beau grand pas d’avoir un plan de relance où l’on commence à trouver des solutions basées sur la solidarité européenne. On a franchi une étape essentielle par rapport à la crise de 2008. Il le fallait, sans quoi à mes yeux on allait vers la fin de l’union monétaire à moyenne échéance. Tout l’enjeu à présent est de voir si cette approche va devenir structurelle, mais ce n’est pas encore gagné.
Ensuite, il devrait effectivement y avoir 35 à 40 % d’investissements "verts", cela dépendra un peu de comment on va les définir. Je pense que c’est un premier bon pas. Ce n’est peut-être pas encore suffisant, mais il ne suffit pas de vouloir plus d’argent pour ce genre d’investissement, il faut aussi trouver des projets valables. C’est bien de dire que l’on va investir dans le train, changer les villes, isoler toutes les écoles… mais tout cela va prendre du temps.
Moi, je préfère que l’on fasse progressivement des choses qui vont dans la bonne direction, où l’on commence effectivement à construire et avancer plutôt que des effets éphémères. Regardez ce qui s’est passé après la crise 2008 où on parlait - moi y compris - de keynésianisme vert qui allait relancer l’économie et deux ans après, on était dans l’austérité radicale…
Il faut bien comprendre que l’on va changer de modèle. Ce qui me paraît plus important que la critique de savoir si c’est assez ou pas, c’est de savoir si l’on parvient à inscrire cette dynamique dans la durée, et que l’on monte en puissance au fil des années.
Le Fonds de transition juste qui doit aider les régions confrontées à d’importantes difficultés socio-économiques résultant de la transition vers la neutralité climatique est-il suffisant ?
À mes yeux, ce fonds est totalement sous-évalué en termes de dynamique des impacts potentiels. On se focalise à tort sur le mineur polonais qui représente 0,1 % de la population qui travaille en Europe. Ce n’est pas ça le problème.A la limite, on pourrait comme on l’a fait avec les cheminots payer au mineur polonais un salaire décent jusqu’à la pension pour ne plus devoir tirer du charbon que de toute façon la Pologne importe à moindre coût de Russie.
L’enjeu de ces changements concerne d’autres secteurs : le transport, les loisirs, l’agriculture, l’automobile… Les changements dans l’usage des véhicules et leur fabrication représentent des enjeux énormes. Le secteur automobile, c’est 12 millions de travailleurs. Les travailleurs dans une entreprise allemande spécialisée ne vont pas changer de spécialisation et se mettre à fabriquer des batteries comme ça. On aura besoin d’autres ingénieurs, d’autres compétences, ce n’est pas quelque chose d’évolutif.
On met souvent en avant le fait que ces changements vont créer des jobs verts, mais on ne regarde pas assez les emplois qui vont être perdus. Pour le moment, on se gargarise de mots. On dit que l’on va faire une transition qui va être juste, que personne ne sera laissé derrière et que tout cela va bien se passer. Effectivement, je pense qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent très bien se passer, mais seulement à partir du moment où on reconnaît l’ampleur des changements structurels qui vont se produire. Et je pense qu’on les sous-estime actuellement.
En trente ans, les Européens ont réduit de 20% leurs émissions de CO2- les 20% les plus faciles. Passer à -55%, cela signifie que l’on va devoir faire 35% de mieux en dix ans. Il ne s’agit plus de changer simplement les ampoules chez soi pour mettre des leds ou de faire ses courses de temps en temps à pied ou en vélo. On arrive à des transformations qui vont être beaucoup plus structurelles avec toute une série de changements qui vont être beaucoup plus radicaux qui auront des impacts dans une série de secteurs.
Craignez-vous que cette transition accentue le fossé entre riches et pauvres et qu’elle élargisse le nombre de personnes en situation de précarité ?
Si on traite la question écologique uniquement comme une question écologique, on va aller dans un mur. C’est une question sociale et c’est une question d’inégalités. On est à un niveau inacceptable d’inégalités sociales qui se croisent en partie avec les inégalités environnementales. Les gens les plus pauvres habitent dans les quartiers plus pollués. Si on parle des questions environnementales et que l’on veut en parler de façon sérieuse, il faut parler des inégalités, de redistribution, de taxation… On ne peut pas l’éviter.Si l’on prend une série de mesures qui affectent plus certaines personnes que d’autres, je vois mal comment quelqu’un pourra les trouver justes. Si le billet d’avion augmente de 20 % mais que les plus riches continuent à les prendre de la même façon, les gens y verront juste une injustice.
On se trouve face à des choix qui doivent être très clairs, mais on n’entend pas beaucoup la Commission européenne nous parler vraiment de taxation des richesses et de ces inégalités.
Elle vous répondra que la fiscalité est une compétence nationale…
Oui, mais cela n’empêche pas de créer un débat. Même si cette question relève des politiques nationales, les choses ne marcheront que s’il y a une dynamique transnationale. On sait très bien que si un pays aborde ce genre de texte, on assistera à un exode fiscal des plus riches. Cela doit donc être porté de façon plus large. On ne peut pas éviter de commencer à discuter de cette question. La transition nécessite des moyens massifs qui vont demander de faire des choix. Vu l’ampleur et les diffcultés du chantier, il faut établir un système dans la durée pour les quarante prochaines années au minimum.Ce n’est pas juste une question d’innovation technologique, pour être accepté, cela va demander de l’innovation sociale.
Bon nombre d’économistes disent que la taxation carbone est un levier dont il sera difficile de se passer. Quel est votre point de vue sur cette question ?
Cela fait trente ans qu’on en parle. Il y a de multiples études sur le sujet. Certaines disent que l’impact sera plus important que d’autres mais je n’ai pas souvenir de l’une d’entre elles qui disait que c’était négatif.
C’est vrai qu’à un moment il va y avoir un effet prix qui va devoir jouer et des incitations à acheter des choses plus soutenables que d’autres. La question qui va se poser, c’est : que fait-on avec l’argent de cette taxation ? À court terme, il faut voir comment on définit celui qui est perdant et comment on applique une redistribution. C’est très compliqué mais il faut trouver un système. Cela doit être fait de façon juste et acceptable pour que les gens voient que cette taxation ne va pas davantage affecter les plus pauvres. Et puis, il faut voir ce que l’on fait avec cet argent. Réduire la dette ? Le coût du travail ? Investir dans les choses vertes ? Augmenter la formation… ? On ne peut pas tout faire.
Mais à nouveau, cela doit être fait dans une réflexion plus globale. Si vous retouchez 150 euros par an parce qu’on a augmenté les taxes sur certains produits, ce n’est pas cela qui va changer fondamentalement les inégalités. Questionner la question des inégalités sociales dans leur ensemble et ce qu’elles signifient doit être le cœur d’un nouveau projet de société. Il faut redéfinir ce que sont les inégalités environnementales, la croissance, le bien-être… Le projet qui doit émerger doit être un projet forcément égalitaire, mais il ne doit pas conduire à ce que l’on consomme tous de la même façon que les 10 % les plus riches, c’est juste intenable. L’égalité doit s’articuler sur une notion qui n’est pas celle du toujours plus.
Quels devraient être les grands piliers d’un nouveau contrat socio-écologique ?
Le pilier social est évidemment central mais l’on doit aussi discuter d’environnement et d’économie sociale. Il existe une série d’alternatives et d’idées qui sont débattues depuis longtemps et qui doivent pouvoir prendre corps. L’une d’elles porte sur le rôle de l’État. Dans la situation que nous connaissons, on a besoin de prévisibilité et d’avoir un acteur public qui nous donne une perspective sur dix ans. Le privé est très bon sur des choses très flexibles, mais il n’est pas capable de donner un cadre sur le long terme.
Il faut aussi savoir de quoi on parle quand on parle de crise écologique. Pour le moment, on parle de changement climatique parce que c’est le plus évident, mais on a aussi une crise de la biodiversité sans doute aussi effrayante.
Il est important pour tout le monde de définir ce qu’est le défi environnemental. Est-il résolu si on met des éoliennes et du solaire partout ? Si on remplace la voiture thermique par la voiture électrique ? Je pense que c’est plus que cela. Il faut donc bien définir le cadre narratif, car si on a une approche trop étroite ou uniquement technique, comme certains veulent le faire, je pense que l’on rate un enjeu beaucoup plus global auquel on fait face.
Et puis, il y a aussi la question du temps de travail et plus largement du rapport au temps. Doit-on vraiment être dans une société où notre objectif est d’accélérer tout le temps ? C’est un peu ce que propose la société digitale dans laquelle on doit avoir l’info dans la seconde qui suit.
Pendant longtemps, les syndicats n’ont pas voulu entendre parler de climat et d’environnement qui étaient perçus en opposition au social. Les choses ont beaucoup évolué ces dernières années...
Oui, le mouvement syndical a fait d’énormes progrès sur la discussion des enjeux environnementaux. C’est un peu l’objectif de cette conférence. Ce n’est pas le tout de produire des discours sympathiques. On doit s’atteler à une réalité. C’est difficile de vendre la question environnementale dans les entreprises si vous avez un patron qui ne vous augmente pas ou des conditions de travail pénibles. Mais je pense qu’il y a aussi une partie du monde patronal qui a très bien compris que le monde ne tiendrait pas comme il existe actuellement. Soit pour certains parce qu’ils y voient de nouvelles sources de profit ou, pour d’autres, parce qu’ils ont des enfants comme tout le monde et qu’ils se rendent bien compte que le modèle actuel ne mène à rien si on le reproduit comme tel.
J’observe aussi qu’une partie du mouvement écologiste - qui n’a jamais été près proche des syndicats, vus comme une chose du monde ancien - commence à dire que si on veut changer les choses en profondeur, ils doivent le faire avec des acteurs structurels.
Lors de cette conférence, je plaide pour que l’on fasse des tables de consensus et de dissensus. De cette façon, on peut voir jusqu’où l’on est d’accord et ce sur quoi on n’est pas d’accord. Les conflits ne doivent pas être ignorés, mais ne doivent pas être bloquants. Je pense que c’est à cela que l’on doit arriver aujourd’hui. C’est ce qu’a réussi à faire la Blue Green Alliance aux Etats-Unis.
Vers un nouveau contrat socio-écologique
Du 3 au 5 février , la Confédération européenne des syndicats (CES) et son centre de recherche et de formation (Etui) organisent trois jours de conférence à Bruxelles et en ligne pour développer le contenu de ce que pourrait être le nouveau contrat socio-écologique. Ou comment une nouvelle logique de durabilité doit être intégrée dans les contrats sociaux afin de (re)construire des relations de travail harmonieuses. Un travail de réflexion auquel prendront part une cinquantaine de personnalités issues du monde politique, universitaire, syndical et de la société civile.
Programme et inscription : www.etui.org/events/towards-new-socio-ecological-contract