Comment le lobby biotech s’efforce de faire autoriser les "nouveaux OGM"
L’Europe et ses États membres vont devoir se prononcer sur les controversées techniques de l’édition du génome et les produits qui en seraient issus, les "nouveaux OGM". Le secteur des biotechnologies fait pression pour leur dérégulation, selon des documents.
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- Publié le 29-03-2021 à 06h19
- Mis à jour le 29-04-2021 à 20h18
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Le 30 avril 2021. C’est à cette date que la pièce qui se joue actuellement dans les coulisses européennes prendra place sur la scène publique, au grand jour. La Commission européenne devra dire clairement ce qu’elle pense de ce que certains appellent "les nouveaux OGM" ou "OGM cachés". Elle pourrait les autoriser et permettre à ces produits issus de l’édition génétique de ne plus obéir aux réglementations (évaluation des risques, surveillance, étiquetage…) spécifiques aux organismes génétiquement modifiés dans l’Union européenne. À cette date, la Commission publiera une étude de risques sur cette technique et la consultation des pays membres et des parties prenantes réalisée préalablement. La Commission pourrait ensuite proposer de changer la directive européenne.
Ces dernières années, l’industrie biotechnologique et les défenseurs des OGM "classiques" ont mené dans les coulisses un lobbying en vue d’une dérégulation des "nouveaux OGM" auprès des décideurs politiques européens et nationaux, entre autres belges, comme le révèlent les documents obtenus par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), en vertu de la législation européenne relative à l’accès du public à l’information. La Libre a pu consulter ces documents, baptisés Crispr Files.
Petit préambule scientifique : jusqu’ici, pour obtenir un organisme génétiquement modifié, on lui ajoutait un ou plusieurs gènes provenant d’une autre espèce (la transgénèse). Dans les nouvelles technologies dites d’édition du génome (mutagénèse), on n’ajoute pas de gène en plus, mais on introduit une petite modification (une mutation) dans un gène existant, à un endroit précis dans le génome d’un organisme. Le système d’édition génétique Crispr-Cas9, qui a valu à ses inventrices le prix Nobel en 2020, utilise par exemple une molécule guide (de l’ARN) et une protéine afin de couper le brin d’ADN cible. Les cellules tentent de réparer la cassure et, ce faisant, commettent des erreurs. Des mutations sont ainsi introduites à un endroit précis dans le génome (le matériel génétique). Les scientifiques sont encore incertains sur les effets à plus long terme (manque de recul) de cette édition génomique et de ses "modifications non-intentionnelles", comme nous l’expliquions dans un dossier précédent. Le débat est donc très intense, parmi et entre les chercheurs, l’industrie et les défenseurs de l’environnement ou des consommateurs. Certains s’inquiètent des effets sur la santé humaine, du développement de végétaux tolérants aux pesticides, avec un impact sur le modèle agricole et la biodiversité… En Belgique, l'ASBL Nature et Progrès a ainsi lancé une campagne auprès du public pour défendre ce point de vue. Tandis que d’autres vantent leurs avantages, parmi lesquels un processus de sélection végétale accéléré. Et eux aussi "mènent campagne".
Décision de la Cour européenne de justice
"L’industrie biotechnologique fait pression auprès de la Commission européenne pour qu’elle décide de ne pas réguler les produits des techniques "nouveaux OGM", y compris l’édition du génome et Crispr-Cas9, assure Nina Holland, chercheuse à CEO. En 2018, la Cour européenne de justice a jugé que les techniques d’édition du génome étaient des techniques OGM et que les produits qui en résultent doivent se réguler de la même façon. Depuis, l’industrie et des chercheurs ont fait forte pression pour changer la législation OGM dans l’Union européenne (directive 2001/18), afin de déréguler l’édition du génome. Ce qui veut dire pas d’analyse de risques, de surveillance ou d’étiquetage pour le consommateur."
Pourquoi ce désir ? Cela aurait à voir avec le Green Deal européen, qui inclut une baisse de 50 % de l’usage de pesticides. "Cela a un impact énorme sur les entreprises comme Corteva, Syngenta, Bayer, BASF, parce que cela coupe dans les revenus liés aux pesticides. Donc, elles ont besoin d’un nouveau business model, même si elles combattent ces objectifs de réduction bec et ongles. Le but n’est pas forcément d’obtenir des brevets sur les techniques d’édition du génome qui sont déjà brevetées mais sur les semences qui en seraient issues, ce qui créerait une concentration de ce marché des semences." Selon CEO, la pression évoquée s’exerce "à travers une ‘chambre d’écho’ de plateformes de lobbies, dirigé par ce qui est en fin de compte un groupe limité de chercheurs sur les OGM, soutenu par une poignée de grandes entreprises biotech. Alors que le lobby semble être mené par des chercheurs et des institutions académiques, il est en étroit lien avec des intérêts d’entreprises."
Selon les Crispr Files, l’Epso, l’European Plant Science Organisation, inscrite comme lobby au registre de transparence européen, figure parmi ces groupes de pression. L’Epso se décrit comme "une organisation académique indépendante qui représente plus de 200 instituts de recherche et dont la mission est d’améliorer l’impact et la visibilité de la science des plantes en Europe". Elle travaille cependant avec des "observateurs" dont la plupart appartiennent à des grosses entreprises comme Bayer, Syngenta ou BASF ou des lobbies de l’industrie biotech comme EuropaBio : "Quand l’Epso produit une déclaration ou une recommandation, ou organise un atelier, les observateurs peuvent être impliqués dans les discussions et apporter leur contribution", précise son site web. "Cependant, vu l’importance de l’indépendance des conseils des académiques sur les technologies agricoles, les observateurs ne sont pas impliqués dans les déclarations sur cette problématique", nous signale l’Epso. . Avec EuropaBio, EPSO a mis sur pied "Plants for the future", une plateforme technologieue européenne (ETP), une forme de partenariat public-privé autour de la recherche, qui ont été accusé de permettre à de grandes entreprises de modeler l’agenda de la recherche européenne à leur avantage. En 2019, Plants for the future a signé une lettre, avec uniquement des groupes de pression industriels adressée aux états-membres quant à leur opposition à la décision de la cour de justice sur l’édition du génome.
Pression au niveau national
Les Crispr Files montrent que l’Epso est en train de tenir des réunions régulières avec un groupe de régulateurs, de pays et de ministères de sa sélection, a priori favorables à la dérégulation de "nouveaux OGM". "Ce qu’on a remarqué en particulier au niveau belge et hollandais, dit Nina Ho lland, c’est que la pression se passe au niveau national, car ils ont besoin de créer un soutien parmi les États membres. Ce lobby biotech veut une proposition de dérégulation par la Commission. Le Parlement européen a voté plusieurs fois contre la dérégulation des nouveaux OGM. Ils doivent donc vaincre cette résistance politique. L’objectif de ces réunions de l’Epso est d’obtenir la dérégulation des techniques d’édition du génome. Les discussions ont eu pour focus, d’un côté, quelle serait la voie légale qui rencontrerait le moins de résistance, et de l’autre, quels serait les produits phares issus de l’édition du génome capables de gagner les cœurs et les esprits du public et des politiques, après l’échec des cultures OGM sur ce plan."
"Collaboration très étroite lobby-régulateur"
Pour les projets phares, "chacun devrait viser un défi global : changement climatique, durabilité environnementale, sécurité alimentaire, santé humaine ET avoir un bénéfice pour un certain groupe de consommateurs. Idéalement, avec tous les projets phares, toutes les parties de l’Europe devraient en bénéficier", détaillent par exemple les rapports des réunions consultés. Cependant, du côté des associations environnementales par exemple, on remet fortement en doute ces apports de l’édition du génome pour le climat et l’agriculture durable.
Trois réunions ont déjà eu lieu : septembre 2019, janvier 2020 et novembre 2020. Une quatrième est planifiée pour mai 2021. La Belgique a participé à au moins une de ces réunions, représentée par un fonctionnaire du service public fédéral Santé publique, l’autorité fédérale compétente en matière d’OGM. Les fonctionnaires ont été invités personnellement par René Custers, le responsable Régulation au VIB (Institut flamand des biotechnologies), qui signale dans le courrier auquel La Libre a eu accès, qu’il sera lui "le représentant de la science des plantes belge", l’Epso ayant chaque fois invité un scientifique et un ou deux régulateurs par pays. Dans son courrier à la fonctionnaire, il évoque une réunion informelle, sous les Chatham House Rules (les contenus des échanges peuvent être ensuite révélés, sans identifier les locuteurs). Le but étant "d’évoquer les différents points de vue autour la situation actuelle de l’édition du génome et les possibles étapes à suivre dans le but de mieux permettre à l’Europe de gérer les défis liés à l’agriculture et la production alimentaire […] Ont été invités quelques pays qui ont montré leur soutien à une approche innovante de l’agriculture et de l’amélioration des plantes", indiquait René Custers. "C’est une forme de collaboration régulateur-lobby très étroite, juge Nina Holland. Nous avons déjà vu cela pratiqué par le groupe de pression PRRI (Public Regulation et Research Initiative) hébergé par le VIB, ciblant les négociations de biosécurité à l’Onu. PRRI a organisé des réunions avant les négociations, entre lobbyistes et régulateurs de pays partageant le même point de vue."
Le rôle du VIB
Le VIB, fondé par le gouvernement flamand, affiche à son conseil d’administration des entreprises comme Bayer et BASF ainsi que plusieurs universités du nord du pays. Sa mission principale est de créer des spin-off et déposer des brevets et des applications dans le domaine de l’ingénierie génétique. La Libre avait révélé en 2018 qu’il avait planté, dans le cadre de ses recherches, un champ de maïs muté par Crispr/Cas9, avec l’accord du SPF Santé, qui avait jugé, avant la décision de la Cour de justice européenne, que ce champ ne devait pas suivre les règles (transparence, surveillance…) des essais OGM classiques. Ce qu’ils avaient dû revoir après la décision de la Cour.
Des documents des Crispr Files montrent les échanges entre le responsable Régulation du VIB et le(s) fonctionnaire(s) du service dédié aux OGM au SPF : envoi par le VIB de la position de l’Epso sur l’édition du génome, demande de réunion pour "expliquer la position des scientifiques européens sur la réglementation en matière d’édition du génome", remerciements au SPF "d’avoir abordé la problématique" de la détection des produits issus de l’édition du génome avec la Commission européenne, affirmation que la détection (et donc le contrôle et l’étiquetage, NdlR) de produits issus de l’édition génomique est impossible (ce que d’autres chercheurs contestent, NdlR) et qu’il faut donc changer la législation…Le VIB a aussi envoyé une lettre au cabinet De Block pour exprimer sa position (avril 2019), affirmant qu’il y a consensus scientifique sur la question, que l’on ne peut pas faire de détection (ce que certains scientifique contestent), et que d’autres parties du monde ne régule pas (à ce propos, CEO signale en fait que beaucoup de pays sont pas encore décidés et qu’ils observent l’attitude que prendra l’Europe).
Le VIB héberge aussi le réseau Eu-Sage (European Sustainable Agriculture through Genome Editing), lobby inscrit en janvier 2020 au registre de transparence européen. Les trois responsables appartiennent au VIB, dont le directeur scientifique Dirk Inzé et le chargé de la régulation René Custers. À noter qu’Une des raisons qui a mené à cette création est peut-être la possibilité de participer à la consultation des parties, hypothétise CEO.Eu-Sage et ses trois créateurs font aussi partie de la Task Force Agriculture du think thank Re-Imagine Europa, entre autres financé par la fondation Gates (1, 4 million de dollars selon le site web de celle-ci) pour promouvoir l’édition du génome en Europe."Si la fondation Gates s’intéresse et soutient cette question, c’est peut-être parce que l’Europe joue un rôle important dans le débat international au niveau de la régulation de l’édition du génome. Une levée des restrictions pourrait avoir un impact sur la régulation dans d’autres pays également", pense Nina Holland.
Par ailleurs, peu après le jugement de la Cour européenne, Dirk Inzé avait écrit une lettre ("position paper") aux décideurs européens, défendant la dérégulation de l’édition génétique au nom de la compétitivité européenne. Cette lettre se trouve sur le site du VIB et d’Eu-Sage. À côté du nom du signataire, se trouve chaque fois le logo de son université ou institut de recherche. Mais dans 49 des 129 cas, selon les recherches (en cours) de CEO, cela n’émane que de l’individu lui-même. Dans 6 cas, ce ne sont pas des instituts de recherches, mais des plateformes d’industriels.En mai 2020, le recteur de l’Université libre de Bruxelles a adressé un recommandé cinglant à ce sujet à l’Epso (qui nous précise que le "position paper" ne vient pas d’elle et que le recteur s’est donc excusé) : Quelques extraits : "sous l’intitulé "Regulating genome edited organisms as GMOs has negative consequences for agriculture, society and economy", votre organisation diffuse, essentiellement à destination des autorités européennes, une pétition reprenant la signature d’un certain nombre d’académiques et de scientifiques de différentes institutions."Nous constatons avec stupéfaction que le logo de l’ULB est repris en vis-à-vis de la signature d’un enseignant de notre université. Ce procédé est potentiellement trompeur. Sous couvert de soumettre aux décideurs des éléments d’appréciation scientifique dans un débat éthique sensible, le message laisse abusivement entendre qu’il bénéficie de l’adhésion d’une large série d’universités, dont la nôtre, ce qui, en tout cas, ne concerne pas l’ULB"Et Yvon Englert de rappeler que le logo et la marque ULB est légalement protégé, et qu’il se réserve le droit de porter l’affaire devant les tribunaux si le logo n’est pas retiré., écrivait le recteur. Yvon Englert et le VIB ont ensuite échangé à ce sujet, selon ce dernier (lire pages suivantes). Pour CEO, ce genre de lettre est une tactique de confusion classique des lobbies, qui entraîne les politiques à confondre l’opinion de scientifiques en particulier avec le point de vue de la communauté scientifique, et tente de créer "un halo d’autorité scientifique" autour d’une position .