Bertrand Piccard : "Entre la décroissance qui aboutirait au chaos social et la croissance illimitée qui mène au désastre environnemental, il y a une troisième voie"
L’aventurier Bertrand Piccard et sa fondation ont sélectionné 1 000 solutions "propres et rentables" pour répondre à la crise environnementale. Afin que les décideurs qui annoncent des objectifs de neutralité climatique "puissent avoir des outils pour y arriver".
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- Publié le 12-04-2021 à 18h07
- Mis à jour le 13-04-2021 à 09h06
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Le Suisse Bertrand Piccard est à l’origine de l’aventure de l’avion solaire Solar Impulse, avec lequel il a bouclé le premier tour du monde aérien sans carburant, en 2016. Revenu au sol, il s’est lancé plus tard l’objectif, avec sa fondation, de sélectionner 1 000 solutions "propres et rentables" pour répondre à la crise environnementale. Quatre ans après, le but est officiellement atteint, ce 13 avril. Elles sont rassemblées sur www.solarimpulse.com.
Comment est né ce projet ? L’aventure de l’avion solaire vous avait-elle laissé sur votre faim, quant à une démarche plus pratique ?
J’ai toujours voulu que Solar Impulse puisse promouvoir les énergies renouvelables et les technologies propres dans tous les domaines. Il y a eu le tour du monde avec l’avion solaire qui était une démonstration plutôt symbolique, qui montrait qu’on pouvait faire des choses a priori impossibles de cette façon-là. Et puis il y a eu la phase beaucoup plus pratique que j’ai commencée en créant l’Alliance mondiale pour les solutions efficientes, qui consistait à réunir tous ceux qui avaient des technologies à mettre en place et ceux qui en avaient besoin. Cela n’était pas suffisant, c’était fédérateur mais il fallait vraiment quelque chose qui fasse l’âme de cette fédération d’entrepreneurs et d’innovateurs. Et c’est là que j’ai lancé ce défi d’avoir 1000 solutions très pratiques, très concrètes, qui sont financièrement rentables et qui protègent l’environnement. Donc, là , on ne peut pas être plus pratique. On est pour l’instant (le 1er avril, NdlR) à un peu moins d’un millier de solutions, il y en a encore une dizaine en attente et on devrait en avoir juste 1000 pour ce 13 avril.
Quel est le but principal ? Que tous les décideurs puisent dans ces solutions en cas de réalisation ?
De manière très pratique, le but est que ceux qui, au niveau des gouvernements et des entreprises, annoncent des objectifs de neutralité climatique en 2050 et des buts écologiques, puissent avoir des outils pour y arriver. Nous aimerions permettre leurs buts climatiques et environnementaux en leur donnant les outils qu’il leur faut, et en leur montrant que ces outils sont autofinancés par leur rentabilité. Parce qu’il faut être clair : la plupart de ceux qui annoncent des buts ambitieux ne savent pas comment y arriver.
Vous pensez à l’Europe par exemple ?
Je pense à tous ceux qui annoncent une neutralité carbone et qui sont bien intentionnés, mais qui pensent que cela va coûter cher, que cela va être difficile, et qui ne savent pas encore que c’est au contraire très rentable, et que c’est beaucoup plus facile qu’on ne le croit. Les technologies sont disponibles ! Ce n’est pas du tout le cauchemar, au contraire ! C’est extrêmement bénéfique pour l’économie, pour l’industrie. Ce sont de nouveaux débouchés économiques, industriels et financiers. Ce sont de nouveaux processus à mettre en place. C’est en fait une modernisation de toutes nos infrastructures et de tous nos systèmes. Cela peut paraître démesuré si on doit payer des coûts pour cela. Mais on ne doit pas payer : on doit investir dans quelque chose qui est rentable. Et le maître-mot, c’est l’efficience. C’est très facile de dire : on va faire des bâtiments efficients. Mais on fait comment ?
Puisez donc dans votre réserve de 1 000 solutions, et expliquez-nous alors comme faire…
C’est en effet important de montrer pratiquement ce qui est rentable pour obtenir une construction bien plus efficiente. Cela commence par produire du ciment qui dégage moins de CO2, par fabriquer du béton avec des déchets de démolition. Ou bien alors, il y a d’autres matériaux, par exemple du bois où l’on injecte un certain produit et qui peut remplacer le béton, des matériaux d’isolation biosourcés… On peut aussi penser au système de chauffage par pompe à chaleur utilisable même en ville - du forage géothermique en ville, qui permet de chauffer des maisons avec des pompes à chaleur… C’est quatre fois plus efficient qu’un radiateur électrique. En outre, il y a tout le système de domotique, de manière à pouvoir gérer la consommation en fonction des besoins. On pourrait étendre à la notion de smart grid, où vous avez des productions d’énergie renouvelables, des systèmes de distribution optimisés, de stockage de l’énergie, puisque les énergies renouvelables sont intermittentes… On pourrait continuer ainsi longtemps ! Et chaque chose existe, mais les preneurs de décision ne savent pas que ça existe, qui les produit… Nous, on a répertorié dans le monde tout ce qui existe pour atteindre ces buts. C’est cela le gros travail ! Chaque chose en elle-même n’est pas un miracle, mais le miracle, c’est qu’autant de solutions existent et soient rentables.Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est remplacer toutes les technologies démodées par des technologies propres et efficientes. Par exemple, un moteur à combustion a 27 % de rendement, alors qu’un moteur électrique, c’est 97 % de rendement.
Comment garantir la crédibilité des 1 000 solutions et éviter l’écueil du greenwashing ?
Nous utilisons un processus d’expertise certifié par EY, qui vise à analyser les solutions qui nous sont soumises par des experts extérieurs indépendants. Et selon trois critères : la technologie doit être existante aujourd’hui( au minimum un prototype à l’échelle 1/1 commercialisable), elle doit protéger l’environnement et elle doit être rentable à la fois pour l’entreprise qui la produit et la vend, et pour le consommateur. Par exemple, Joulia, un système de récupération de l’eau passant dans les égouts depuis la douche pour réchauffer l’eau qui sort de la douche. C’est donc un débouché industriel pour l’entreprise et une économie pour l’utilisateur. Ces trois critères sont évalués par les experts - deux experts par solution et un troisième s’il faut trancher. Ces experts ont plus de 5 ans d’activité et sont spécialisés dans les domaines de l’eau, l’énergie, la construction, la mobilité, l’agriculture et l’industrie. Ils peuvent venir de milieu académique ou industriel. Et à la suite de ce processus, nous remettons le label Solar Impulse Efficient Solutions. Ce label est le seul au monde qui certifie la rentabilité de technologies qui protègent l’environnement. On n’invente pas : on fait l’état des lieux, on fait l’expertise et l’on offre à ceux qui en ont besoin. Des entreprises commencent à se reposer sur le label pour proposer des produits. Des régions... On ainsi a un partenariat avec la Wallonie et Bruxelles, où une solution labellisée (pour détecter les fuites d’eau) a été implémentée.
Vous revendiquez le fait de considérer l’écologie sous l’angle de la rentabilité. Vous avez l’impression que l’association économie-écologie est oubliée dans la lutte climatique ? Et êtes-vous parfois critiqué pour ce credo ?
Oui, c’est vrai, je suis critiqué. C’est difficile des deux côtés ! Les écologistes et les industriels ont tendance à diaboliser l’autre. Les écologistes diabolisent l’industriel et les industriels diabolisent l’écologiste. Moi, j’arrive avec une vision complètement différente : qu’on doit intégrer l’industrie à la transition écologique et intégrer l’écologie dans la rentabilité de l’industrie. Donc, je dois motiver les deux côtés : le monde économique pour montrer que l’écologie va leur permettre d’être beaucoup plus rentable, et le monde écologique pour leur montrer que sans l’industrie, ce sont des vœux pieux qui n’aboutiront jamais.

Quels sont les résultats de vos efforts ?
En ce moment, je dois dire que le fait que les 1000 solutions existent fait que je suis beaucoup plus écouté des deux côtés. Ces dernières années, je ne pouvais pas encore prouver ce que je disais. Aujourd’hui, je peux le prouver. Cela permet aussi d’éviter les excès des deux parties. Parce que moi, je ne crois pas du tout à la décroissance prônée par les écologistes car cela aboutirait au chaos social. On le voit bien avec cette année Covid, où on a eu cette décroissance économique. C’est 350 millions de chômeurs en plus et des milliers d’entreprises qui ont fait faillite. Cela fait beaucoup de souffrances sociales. D’un autre côté, je ne crois pas non plus à l’autre excès, à la croissance illimitée, car cela amène au désastre environnemental. Ce que j’essaie de montrer, et chez les écologistes, et chez les industriels, c’est qu’il existe une troisième voie, que j’appelle la croissance qualitative. La croissance qualitative, c’est celle où on crée des emplois et on fait du profit, en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement. Où on vend de l’efficience, au lieu de vendre de la production. Et vendre de l’efficience aujourd’hui, cela commence à rapporter plus d’argent que vendre de la production. Vous avez un exemple industriel chez Engie : ils vendent un service qui aide les clients à dépenser moins d’énergie. Le nouveau business model, c’est que moins le client consomme d’énergie, plus Engie va gagner de l’argent.
Que pensez-vous d’un discours comme celui de Frans Timmermans, commissaire européen au Green Deal, qui disait en octobre 2020 au Parlement que réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre en 2030 serait "sacrément difficile", même si réalisable, et qu’il faudrait des sacrifices de tous. L’inverse de votre plaidoyer…
J’aimerais beaucoup qu’à partir du 13 avril, lorsqu’on annoncera que ces 1000 solutions existent, le commissaire change son discours. Au lieu de dire au Parlement que c’est difficile, qu’il annonce au Parlement que c’est une extraordinaire opportunité économique, la seule possibilité de créer de l’emploi, la seule manière de rendre les entreprises rentables. Et de relancer l’économie après la crise du Covid. Parce que oui, en effet, exactement, toutes les technologies qui polluent sont dépassées et économiquement inintéressantes ! J’ai beaucoup de relations avec la Commission européenne. Je pense que le Green Deal est un magnifique projet. Je suis conseiller spécial de la Commission européenne, attaché au commissaire chargé du futur de l’Europe. Mon rôle, c’est d’amener ces solutions pour montrer comment on peut à la fois stimuler l’économie et la protection de l’environnement. C’est le rôle de la Fondation Solar Impulse. Ces solutions, il y en a mille. Mais la plupart sont dans des start-up qui n’ont pas les moyens de se faire connaître, et leurs technologies sont ignorées de ceux qui prennent les décisions. Donc à présent, il faut mettre ensemble toutes ces entreprises qui ont des solutions avec les pouvoirs publics qui en ont besoin.
C’est aussi une question de cadre légal, dites-vous…
Une solution labellisée, venant d’une entreprise anglaise, permet d’enlever 80 % des particules émises par les moteurs et baisse de 20 % la consommation de carburant. Pour un taxi, en 6 mois, c’est rentabilisé. Ça permet aussi d’avoir des moteurs à combustion qui polluent moins en attendant les moteurs électriques. Mais aujourd’hui, ce module nécessite d’homologuer à nouveau la voiture, donc personne ne le fait. Ce qu’il faut maintenant, c’est une réglementation qui permet à toutes ces technologies de se développer. C’est un gros chantier que l’on fait avec les régions avec lesquelles on travaille. La plupart des 1000 solutions ne sont pas utilisées, pas connues, et en outre même pas autorisées.Ce qui change vraiment avec ces solutions, c’est qu’on peut parler de solutions plutôt que de problèmes. Il y a des solutions partout, et elles sont rentables. Et cela, c’est stimulant. Mais pour cela, il faut vraiment que les gouvernements utilisent ces solutions pour atteindre leurs buts environnementaux et qu’ils modernisent le cadre légal. Le cadre légal, aujourd’hui, autorise la pollution. Vous avez le droit de mettre autant de CO2 q ue vous voulez dans l’atmosphère. Beaucoup d’entreprises disent : "Nous, peut-être qu’on pollue, mais c’est légal." Donc, la tâche des gouvernements, ce n’est pas seulement de donner de grands buts et d’utiliser les solutions, c’est aussi de moderniser le cadre légal pour qu’il crée une nécessité afin de tirer toutes ces innovations sur le marché.
Comment rendre la pollution illégale ?
Rendre la pollution illégale, cela signifie mettre des normes environnementales, des standards, qui sont basés sur ce que les technologies d’aujourd’hui permettent et non pas sur ce que les technologies d’il y a 30 ans permettaient de faire. Cela concerne tout : entreprises, bâtiments, agriculture, mobilité… Tout cela, c’est complètement archaïque à présent, car cela n’utilise pas les nouveaux systèmes permis par les technologies d’aujourd’hui.