"Face au changement climatique, redonnons à la forêt son intelligence"
Ernst Zürcher plaide pour une autre approche afin de sauver les forêts menacées par le changement climatique. Cet ingénieur forestier suisse voit la forêt comme un organisme intelligent. Il est le parrain du cycle d’ateliers “Autour de l’arbre” en Belgique.
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- Publié le 13-05-2021 à 18h23
- Mis à jour le 14-05-2021 à 13h24
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Ingénieur forestier et docteur en sciences naturelles, Ernst Zürcher est un chercheur bien connu en Suisse. Ce professeur en sciences du bois à la haute école spécialisée bernoise et actuellement chargé de cours à la prestigieuse École polytechnique de Lausanne (EPFL) est le parrain du cycle Autour de l’arbre (voir épinglé) et donnera une visioconférence dans ce cadre le 20 mai (et un atelier le 29 octobre) pour la Belgique.
Dans vos conférences, vous parlez souvent d’intelligence forestière, d’organisme forestier. Comment voyez-vous cette intelligence forestière en tant qu’organisme ?
L’idée de la forêt comme un organisme, c’est une notion très importante, qui a déjà un peu d’histoire. Comme ingénieurs forestiers, nous avons vraiment travaillé sur la compréhension des forêts naturelles et, en nous basant sur cette compréhension, développé des méthodes de gestion des forêts, naturelles. C’est autre chose que de couper des forêts naturelles et de les remplacer par des plantations (d’arbres). Vous remplacez alors un organisme basé sur la diversité, la structure hiérarchique en âge, la diversité sociale des jeunes qui côtoient des moins jeunes et des anciens, en un système qui est basé sur la concurrence, plutôt que sur le partenariat et la synergie. La notion de structure sociale veut dire que chacun a un rôle à jouer dans cette société. L’organe le plus sensible et le plus précieux de la forêt, c’est la lisière. Si on n’intervient pas trop, une grande forêt a une canopée plus ou moins fermée. La lisière, c’est l’enveloppe forestière. C’est très important de la comprendre comme l’interface entre l’organisme forêt avec toute sa complexité et l’extérieur. Cette enveloppe héberge toute cette faune qui va explorer les environs et revenir, chacune à sa distance, chacune à sa manière… Cette faune revient avec des messages : des déjections, des graines… Même les poissons reviennent avec des messages. Les saumons, les anguilles sont des poissons d’eau douce et d’eau salée… Les anguilles par exemple ont grandi dans les Sargasses et sont constituées d’éléments chimiques de cette région-là ; les saumons viennent mourir en eau douce dans les forêts. Lorsque la forêt est intacte, comme en Europe centrale, la forêt communique donc avec l’océan… Il y a une forme d’échanges de substances. Même chose avec les oiseaux migrateurs. Quelle est la nature de ces informations ? Là, on est devant un grand champ de découverte qui s’ouvre à nous...Ces animaux sont la partie mobile de la forêt, qui lui appartient.
Cette vision a des implications concrètes, vu la menace qu’exerce le changement du climat sur les forêts…
On comprend pourquoi, avec une forêt qui n’a plus de lisière (une plantation, donc), vous ne pouvez pas vous attendre à avoir un système capable de résilience. Alors qu’une forêt riche, mixte, avec sa diversité d’espèces, saura réagir au réchauffement climatique. Il y aura des espèces d’ombre, des espèces qui aiment la lumière, des hydrophiles, des xérophiles… Cela dépend si on est sur la lisière Nord, la lisière Est, Ouest… Tout cela, c’est très différent du point de vue de la sociologie végétale. La forêt est aussi intelligente du point de vue de sa diversité. Elle aura toujours de quoi réagir lorsque cela deviendra compliqué. Une plantation est uniforme dans sa composition. Elle sera absolument amoindrie dans sa capacité à réagir positivement puisqu’elle n’a pas toute la gamme des espèces et de la faune. Beaucoup de ces plantations sont un problème car on a remplacé des systèmes très fertiles par des systèmes artificiels avec des problèmes de maladies.
On a déjà découvert le médicament pour ces zones plantées partout en Europe et dans le monde : redonner de l’intelligence à ces forêts, c’est-à-dire redonner leur lisière naturelle pour leur permettre de se reconstituer. C’est extrêmement pragmatique. Il y a des centaines de millions d’hectares qu’on va pouvoir regénérer. , grâce à cette compréhension de la forêt naturelle.Dans une plantation artificielle, on va faire un maillage, créer artificiellement des lisières naturelles, pour que cette forêt puisse se doter d’un système sanitaire, avec la faune, qui va réintroduire la diversité d’espèces, les graines… Et cela va permettre de réensemencer les forêts devenues appauvries.
Au sein de la forêt, comment ce partenariat dont vous parliez tout à l’heure s’opère-t-il ? Vous expliquez ainsi par exemple que les études montrent que les chênes et les tilleuls poussent 20 à 30 % mieux ensemble que chacun de leur côté ! Mais comment est-ce possible ?
Cela a l’air paradoxal, mais c’est parce qu’on a du mal à penser la diversité ! Comment expliquer que lorsque le chêne pousse avec le tilleul, ça fonctionne mieux que lorsqu’on met le chêne en monoculture et le tilleul en monoculture, chacun employant la même surface et le même sol au départ ? C’est simple : le chêne a une chimie différente (du tilleul) : le feuillage du chêne qui fera de l’humus, le bois mort, les racines qui développent des exsudats qui vont cultiver des bactéries, des champignons, les mycorhizes… Tout cela, c’est de la chimie dans le sol, et aérienne. Et le tilleul a une autre chimie. On sait d’ailleurs que les feuilles de tilleul sont comestibles. Les feuilles de chêne, elles, sont astringentes, pleines de tannins. Eh bien, cela se complète ! On réalise que le sol mixte tilleul-chêne est bien plus favorable. Cela permet probablement une décomposition stable et une meilleure alimentation. On a une plus grande gamme de champignons, de bactéries, de micro-organismes, grâce à ces deux essences complémentaires.
Oui, on voit donc que la diversité est une clé pour la résilience de la forêt. En Chine, conjointement avec une quinzaine d’universités européennes, des chercheurs ont publié il y a peu des résultats après huit années de plantations, avec des parcelles où ils ont testé des mélanges. Ils se sont rendu compte, en première phase, que les parcelles avec un maximum de mélanges - jusqu’à 16 essences - avaient plus du double de croissance, d’accumulation de carbone, que les monocultures. On réalise aussi que dans ces mélanges tous ne fonctionnent pas ; on peut constater une certaine mortalité dans ces grands mélanges. Car il apparaît des "associations forestières", des sortes de partenariats électifs. Les plantes ne poussent pas toutes n’importe comment, avec n’importe qui !
On parle aussi de communication entre les arbres…
Au niveau de ce qu’on connaît des arbres, il y a plusieurs niveaux de communication entre eux : au niveau aérien, il y a des substances chimiques émises par les arbres (c’est l’histoire du koudou qui broute un acacia et les autres sont avertis par des messages d’éthylène) qui sont perçues par d’autres arbres ; au niveau des contacts racinaires, par champignons interposés (les mycorhizes enveloppent les racines des arbres), deux espèces peuvent être en communication, via des échanges de substances. Différentes espèces de champignons peuvent aussi communiquer ; le mycélium (les fins filaments sous terre ou dans l’arbre, NdlR) d’une forêt, c’est extrêmement complexe… Entre arbres de même espèce, il y a en plus des soudures racinaires. Par exemple, lorsque deux hêtres poussant côte à côte sont exposés en lisière à des vents fréquents. Lorsque le vent souffle, les racines vont se frotter en se tendant, comme des cordes qui se tendent. Les racines ainsi se blessent et cela va permettre à celles-ci de se souder. Là, vous avez un échange de substances. Cela explique pourquoi, lorsque vous coupez la souche d’un arbre qui se soude facilement avec d’autres individus, cette souche va recevoir via un "bourrelet de recouvrement". Elle continue de vivre, et c’est quelque chose de magnifique, parce que cette souche ne vit pas pour elle-même, mais elle vit parce que son arbre voisin encore debout, auquel elle est encore soudée, lui achemine des sucres pour vivre. Et la souche livre, elle, de l’eau à son voisin. Grâce à cela, son voisin a deux systèmes racinaires, c’est absolument fabuleux !
Cette synergie peut parfois prendre une autre forme…
Comme forestier, on se rend compte qu’un arbre n’est pas identique à l’autre, chacun aura sa personnalité, sa manière de pousser. Certains sont timides, d’autres jouent des coudes.Lorsqu’on parle des tilleuls et les chênes qui vont bien ensemble, on pourrait aussi parler de l’épicéa et du mélèze, des essences de montagne. Le mélèze est une essence de lumière, il a besoin d’avoir de la lumière de tous les côtés. L’épicéa, lui, il commence à pousser sous la moyenne ombre, sans besoin de lumière mais avec un grand besoin en fertilité du sol. Il est relativement sans gêne, il va pousser au pied du mélèze, en passant carrément, comme une vrille, tout droit, à travers le mélèze, le dépasser en hauteur et le faire dépérir. Là, on va dire : "c’est méchant". Mais c’est ridicule ! C’est de l’anthropocentrisme ! Si on prend du recul et si on considère la forêt au cours de son évolution sur des centaines d’années, on constate que le mélèze est une essence pionnière, de lumière, qui apparaît en premier sur des sols très pauvres, minéraux, et qui va préparer la suite de la forêt. Il a des graines légères, il va pousser très vite, faire une première strate d’humus, qui se décompose très bien grâce à ses aiguilles qu’il perd chaque automne. Et, sous ces mélèzes, on a déjà un autre milieu très favorable à d’autres essences. Donc, dès que vous aurez cette pépinière sous le mélèze, celui-ci aura joué son rôle. C’est le principe "servir et disparaître", qui est très beau. Il ne faut pas vouloir s’implanter ad vitam aeternam quelque part ; disparaître est libératoire et le mélèze nous le montre.
Conférences et ateliers: cycle "Autour de l’arbre"
Bain de forêt. Célébrés depuis la nuit des temps et pourtant victimes de déforestation, les arbres sont encore en partie inconnus. Dans ce contexte et sous la houlette de l’ingénieur forestier Ernst Zürcher et de l’auteure Pascale d’Erm, l’ASBL Terre&Conscience organise le cycle "Autour de l’arbre" entre avril 2021 et avril 2022. Conférences et ateliers sont organisés avec de nombreux intervenants (agronome, médecin, élagueur, charpentier…), au cycle des saisons, pour "apprendre, expérimenter et renouveler notre relation" à l’arbre. Infos : www.terreetconscience.be.