Et si on créait une forêt vierge dans les Ardennes ?
Le très réputé botaniste Francis Hallé a le projet de créer une forêt primaire en Europe de l’Ouest. Ces forêts non exploitées par l’homme ont disparu chez nous. Le projet s’étalerait sur des siècles.
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Publié le 24-10-2021 à 08h12
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Le Français Francis Hallé, 83 ans, est une sommité de la botanique mondiale. Ayant parcouru les principales forêts des tropiques pour les étudier, il défend ces jours-ci, à travers un "Manifeste" publié chez Actes Sud, l'idée de "créer" une forêt primaire - ce qu'on appelle parfois les forêts vierges ou anciennes - en Europe de l'Ouest, où elles ont toutes disparu, hormis la forêt de Bialowieza en Pologne, "très menacée". Un projet qu'il qualifie lui-même de "curieux, souvent considéré comme intéressant et même rassurant pour l'avenir. Son caractère utopique n'échappe à personne, mais il est perçu par certains comme un handicap et par les autres comme un atout". Il a répondu à nos questions depuis son domicile de Montpellier.
Qu’est-ce qu’une forêt primaire ? Comment peut-on la distinguer tout de suite d’une forêt secondaire, telle qu’on en trouve dans nos régions ?
Cela va peut-être vous surprendre, mais le critère le plus immédiat, c'est la beauté. Si je vous parle de biodiversité et de fertilité du sol, il va falloir des analyses et des mesures, et ce sera moins immédiat. Par contre, vous pénétrez dans une forêt primaire et vous voyez immédiatement qu'elle est belle. Beaucoup plus belle que les petites forêts que nous avons en Europe pour l'instant. Elle est beaucoup plus grande, les arbres sont beaucoup plus gros et plus grands - alors que ce sont les mêmes espèces qu'ailleurs. Et puis la canopée est fermée, en été. Dans mon ouvrage, je cite un collègue américain qui dit : "La forêt primaire est à la forêt secondaire ce que le Grand Canyon du Colorado est à un égout !" Ce jugement de James Balog me convient tout à fait ! Techniquement, une forêt primaire est une forêt qui n'a jamais été exploitée. Et, si elle l'a été, un temps suffisant s'est écoulé pour que le caractère primaire ait pu revenir. […] Des pays de même niveau économique et de même latitude que les nôtres ont gardé des morceaux significatifs de leurs forêts primaires : États-Unis, Russie, Japon, Canada… Le grand nord canadien, c'est une formidable forêt primaire. Donc, je ne vois pas pourquoi l'Europe devrait se satisfaire de forêts secondaires, alors que d'autres pays à peu près comme les nôtres ont pu conserver leur forêt primaire.
Comment ont-elles disparues ? A cause des moines du Moyen-âge, qui défrichaient à tort à et travers, comme on le dit souvent ?
Pour les moines, c’est vrai, mais ce n’était pas à tort et à travers. Et cette disparition n’a pas commencé au Moyen-âge. Cela a commencé au Néolithique quand l’être humain s’est installé en Europe. Bien entendu, il avait besoin de bois, de gibier, de terres agricoles. Donc, ils ont détruit nos forêts primaires. On ne peut pas trop leur en vouloir, parce qu’à l’époque, il n’y a pas de sentiment écologique. Mais comme ils ont démarré bien avant les autres pays dont je vous ai parlé, c’était aussi fini bien avant...
Pourquoi est-ce si important d’avoir à nouveau une forêt primaire ? Simplement parce que c’est beau ?
Nous pourrions très bien vivre sans forêt primaire ! C’est ce que nous faisons en Europe de l’Ouest. Mais il y a une réponse classique à votre question : ça ne sert à rien, c’est comme Mozart. Ce serait dommage de se priver de ce que la Terre peut produire de plus beau. Il y a une autre réponse : en face des problèmes écologiques que nous avons en face de nous, la solution, c’est la forêt. C’est la plus grande filtration de carbone atmosphérique, c’est le plus parfait stockage de ce carbone, c’est la plus haute biodiversité, c’est la plus grande stabilité et la plus grande fertilité des sols… Bref, si vous me demandez un antidote à nos problèmes écologiques, là voilà, c’est la forêt primaire. Pas seulement en Europe, mais dans le monde entier.
Dans votre manifeste, vous dites que votre modèle, c’est la forêt de Bialowieza, qui fait 70 000 hectares. Cela paraît grand ! Pourquoi cette taille critique ?
Cette dimension, ce n’est pas nous qui la choisissons. Elle nous est imposée par la grande faune. Une forêt primaire comprend la flore, mais aussi la faune. Si on veut avoir un équilibre entre les prédateurs et les proies, les zoologistes sont formels, il nous faut ces 70 000 hectares. Ce n’est pas énorme, c’est un carré de 26 km de côté.Comme j’habite au bord de la Méditerranée, je dis aux gens que c’est comme l’île de Minorque, c’est toute petit, un point sur la carte de la Méditerranée.
L’aspect le plus interpellant de votre projet, c’est sa durée. Le projet se déroulerait sur des siècles… Il faut environ un millénaire pour constituer une forêt primaire…
Mille ans, c’est le temps qu’il faudrait si on partait d’un sol nu. On ne va pas faire cela, bien sûr. Si votre forêt a au départ 300 ans, il restera un bon sept siècles. Là non plus, ce n’est pas un choix de notre part. Pour avoir une forêt primaire, il faut trois vagues forestières successives. Et la troisième, c’est la forêt primaire. C’est le temps que met la nature à fabriquer la forêt primaire. Personne ne peut accélérer le processus. Dans les forêts que je vois en Europe de l’Ouest, il y a des forêts d’arbres pionniers : bouleaux et pins ; des forêts de post-pionniers : frênes, érables, des arbres un peu plus grands et qui vivent un peu plus longtemps que les pionniers ; et à l’ombre de ces arbres post-pionniers apparaissent les arbres de la forêt primaire, qui, dans nos pays, sont essentiellement des chênes et des hêtres. Vous ne pouvez pas commencer à planter directement des hêtres et des chênes, ça ne marchera pas !
Pourquoi ?
Parce que ces arbres ne germent qu’à l’ombre des post-pionniers. Si on les met sur un sol nu, on va avoir des arbres malheureux et très mal formés. Dans le Palatinat, par exemple, selon les collègues allemand, les sites les plus anciens ont 400 ans. Les Ardennes, je crois que c’est à peu près pareil. Certes, on est loin des mille ans.[…] Ce n’est pas très difficile d’attendre. D’autant que cela ne coûte rien. Cela pousse tout seul ! Il suffit de laisser le temps agir. Certains me disent que ce seraient mieux de planter des arbres. Mais si on plante des arbres, on fait une plantation, pas une forêt ! C’est à la forêt de travailler. Nous, nous ne savons pas faire une forêt primaire. C’est purement expérimental. Cependant, si vous laissez la forêt en libre évolution, elle revient, son rythme, à la forêt primaire. C’est ce qu’on va étudier. Par ailleurs, on ne va rien acheter (les responsables de l’association Francis Hallé pour une forêt primaire souhaitent que les États confient la zone à l’ASBL, NdlR). Cela va mettre les juristes devant des problèmes nouveaux, parce que cette expérience se déroule sur plusieurs siècles. Mais cela, ce n’est plus mon métier.
Comment justement garantir la survie du projet à travers le temps ? Selon votre Manifeste, 25 équipes devront se succéder au cours des siècles…
Je comprends très bien la question, on me la pose souvent. La réponse que j’ai - la seule que j’ai -, c’est qu’il faut essayer. Il y a des difficultés en vue, je suis d’accord avec vous. Mais prendre les difficultés de l’avenir comme prétexte pour ne pas avancer, je trouve cela lamentable !
Quelle est la plus grande difficulté pour la survie du projet sur plusieurs siècles, selon vous ?
C’est l’anthropocentrisme. C’est-à-dire que l’être humain est persuadé qu’il connaît beaucoup mieux ce qu’il faut faire que la forêt elle-même. En France, les forestiers sont persuadés qu’ils doivent réparer les erreurs de la forêt et augmenter ses performances. Autrement dit, ils sont persuadés qu’ils connaissent la forêt mieux que la forêt ne se connaît elle-même. Cela ne repose sur rien de sérieux. Dans le fond, c’est la place de l’homme dans la nature qui est à questionner. L’homme s’est toujours considéré comme responsable, directeur, mais ce n’est pas vrai.
On peut aussi penser à la menace du changement climatique, qui risque de détruite la forêt elle-même...
Je ne le crois pas. Je ne suis pas en train de nier le changement climatique. Nous sommes en plein dedans et c’est évident qu’il a lieu. Par contre, je ne crois pas que cela puisse tuer une forêt. On n’a jamais eu d’exemple de cela. Je voudrais en profiter pour faire passer une idée qui est tout à fait admise chez les scientifiques, mais qui n’est pas assez connue du public. Un grand arbre contient plusieurs génomes. Vous et moi, nous avons chacun notre génome. Ils sont différents et nous n’en avons qu’un seul. Tandis que dans un arbre, il y a plusieurs génomes. Il y en a parfois des centaines, voire des milliers. Cela, c’est une assurance contre le changement climatique, parce que l’arbre est parfaitement capable de mettre en avant un génome qui est mieux adapté au climat. C’est un mécanisme parfaitement darwinien. Le fait que l’arbre ait en lui-même de la variabilité aurait beaucoup plu à Darwin.

"Les visites seront favorisées"
Une question cruciale est de savoir où se trouvera cette forêt. Cela doit en tout cas être transfrontalier, dites-vous ? Cela peut donc concerner la Belgique…
Comme le projet est né en France, il est normal qu’un morceau soit en France. Donc, le choix que nous devons faire, c’est entre l’un des cinq pays qui nous entourent : Belgique, Luxembourg, Allemagne, Italie, Espagne. Le choix n’est pas fait, mais on va s’y mettre. Nous nous rendrons très bientôt en Belgique, pour voir les Ardennes avant la fin de l’année, j’espère. Nous allons nous rendre en Allemagne (ce voyage d’étude est prévu en novembre, nous précise la Fondation, NdlR). Parmi les zones que nous examinons de façon plus privilégiée, outre les Ardennes, il y a les Vosges, le Palatinat côté allemand - cela a l’air de se présenter assez bien.
Quels sont les critères pour faire ce choix ?
J'ai en tête la forêt de Bialowieza, en Pologne. Elle est tout à fait plane. Les arbres ne sont pas du tout contraints par des pentes, et c'est là que c'est le plus beau. Je sais bien qu'en Europe, nous n'avons pas de frontières en plaine. Ce sont des montagnes, des fleuves, des vallées profondes… Donc, ce ne sera pas aussi beau qu'à Bialowieza. Ceci étant, il y a d'autres critères. Il y a l'acceptabilité par la population autour. Cela se peut qu'on nous dise : "nous, on ne veut pas de cela." Dans ce cas-là, nous irons ailleurs. Et puis, encore un autre critère : il vaudrait mieux que la forêt soit la plus vieille possible, comme cela, on gagnerait du temps. Mais on s'adaptera, hein ! J'ai de très bons contacts avec les dirigeants de la foresterie belge, l'équivalent de l'Office national des forêts en France (le département de la nature et des forêts de la Région wallonne, NdlR). Mais cela ne suffit pas, bien sûr. Je pense qu'ils connaissent notre projet, car notre petit livre (le Manifeste pour une forêt primaire en Europe de l'Ouest, NdlR) circule bien et je pense qu'il y a un intérêt de leur côté (au DNF wallon, si on a entendu indirectement parler du projet - pas en détail -, on ajoute ne pas avoir été approché, NdlR).
Par ailleurs, je dois dire que j’ai beaucoup d’intérêt pour la frontière entre la France et la Belgique. Je connais les Ardennes du côte français et j’aime bien la Belgique. Je le dis comme le pense ! J’ai travaillé dans votre pays, et j’ai gardé des bons souvenirs !
Dans le manifeste, il est dit que l’on peut espérer aussi des retours en matière touristique pour la région qui accueille la forêt. Ce ne sera donc pas un "bocal" interdit d’entrée ?
Non, sûrement pas ! Ne dites pas cela aux lecteurs surtout !Les visites seront autorisées ; elles seront même favorisées ! Nous souhaitons les visites.Mais la contrainte très importante est de ne pas abîmer. De respecter la forêt. Le projet pour l’instant est de ne pas marcher sur le sol, mais sur des caillebotis en bois, comme on fait dans beaucoup de parcs nationaux, en Australie, aux Etats-Unis. Car plus la forêt est vieille, plus le sol est meuble. Donc si on marche dessus, on tasse le sol autour des racines, et cela peut très bien tuer les arbres.
Sur votre projet, avez-vous déjà des retours du côté de l’Union ou de la Commission européenne ?
Oui, les nouvelles sont très bonnes. Nous sommes allés à Bruxelles, Eric Fabre (secrétaire général de l’association Francis Hallé pour une forêt primaire en Europe de l’Ouest, NdlR) et moi, à plusieurs reprises. Et je m’aperçois que la Commission européenne est très enthousiaste. Au Green Deal d’Ursula von der Leyen, c’est exactement ce qu’il lui faut ! Les responsables de la forêt à Bruxelles m’ont d’ailleurs dit : "c’est exactement ce qu’il nous faut." On est même mieux supporté du côté européen que du côté français. Le président Macron n’est pas du tout écologiste.