En Europe, la coûteuse manne des pesticides
Le bureau d’analyse sociétale Basic a comparé les coûts et bénéfices liés aux pesticides au sein de l’UE. Le bénéfice annuel en faveur des fabricants y est estimé à environ 1 milliard d’euros. Au bas mot, le coût direct pour la collectivité s’élèverait, lui, à plus de 2 milliards d’euros.
Publié le 30-11-2021 à 06h48 - Mis à jour le 30-11-2021 à 09h24
Pesticides, un modèle qui nous est cher", affirme, avec une pointe d'ironie, le dernier rapport du bureau d'analyse indépendant Basic (France), qui décrypte depuis 2013 "les modes de production et de consommation, leurs impacts sociaux et environnementaux, et évalue les coûts sociétaux liés à ces impacts". Dans son étude parue ce 30 novembre (lire ci-dessous), le bureau s'est ainsi intéressé aux coûts liés à l'utilisation de pesticides en Europe, alors que l'actualité en la matière se réchauffe au sein du Vieux Continent : l'Union entend en effet diminuer l'utilisation de pesticides de 50 % d'ici à 2030 et la France, qui va prendre la présidence de l'UE en 2022, souhaite atteindre cet objectif d'ici à 2025. La Belgique, elle aussi, tente de suivre le mouvement (lire ci-dessous).
Marché en croissance
Les intentions sont louables de part et d'autre de l'Union, mais cela s'annonce corsé, compte tenu du poids économique des pesticides en Europe et des disparités entre États, rappelle le Basic dans son rapport : au sein de l'UE, il se vend pour 12 milliards d'euros de pesticides chaque année ; il s'en importe à hauteur de 1,4 milliard et s'en exporte pour 5,8 milliards. Au niveau mondial, les ventes ont été multipliées par deux en vingt ans (pour un total de vente de 52 milliards d'euros par an). Et si la consommation de pesticides croît de nos jours principalement en Argentine, en Russie ou au Brésil, très peu de pays européens semblent en mesure de sortir de cette dépendance. "En effet, on peut documenter le fait que la consommation de pesticides en Europe n'a jamais baissé. Seuls quelques États membres, tel le Danemark, ont réussi à montrer qu'il était possible d'infléchir la courbe", abonde Christophe Alliot, cofondateur du Basic et expert en analyse de chaînes de valeur, études d'impact, commerce équitable et enjeux de développement.
Pour estimer la consommation totale de pesticides en Europe, le Basic s'est notamment basé sur les travaux de recherche de l'Inrae (Institut de recherche agronomique français), "qui montrent qu'il y a une corrélation entre les dépenses (en euros) pour les pesticides et ce qu'on appelle la fréquence de traitement, qui dit quelque chose de l'usage des pesticides", poursuit cet ingénieur de formation. Une fois cette donnée obtenue, le bureau s'est attaché à dresser un bilan comptable le plus rigoureux possible entre coûts et bénéfices, "ce qui nous demandait de nous restreindre à des dépenses réelles, tangibles, qu'on peut relier aux pesticides. Ces dépenses sont présentes dans la comptabilité des États, institutions publiques et acteurs qui en subissent les conséquences", poursuit Christophe Alliot, qui détaille les éléments inclus dans le calcul. Soit "les dépenses de régulation - par exemple combien nous coûte le système de régulation des pesticides à l'échelle européenne et que les acteurs privés ne payent pas -, les soutiens publics qui bénéficient au secteur (subventions mais surtout des taux de TVA réduits dans certains États membres), les dépenses ou surcoûts pour rendre l'eau potable dans les endroits où le niveau de pesticides est tellement important que cela demande des mesures palliatives et autres".
Le traitement des eaux fait exploser la facture
Conclusion ? Les bénéfices directement liés au commerce et à l’utilisation de pesticides, chiffrés à environ 1 milliard d’euros, ne couvrent pas les coûts à charge de la collectivité, qui s’élèvent eux à environ 2,3 milliards d’euros répartis comme suit : 1,3 milliard en traitement des eaux, 400 millions de réductions de TVA, 400 millions en maladies professionnelles, 200 millions en émissions de gaz à effet de serre, 7 millions pour financer la régulation, 1 million en subventions aux fabricants.
Pour ce qui est des coûts liés indirectement aux pesticides, tels les soutiens publics à l'agriculture (57 milliards d'euros), maladies diverses (38 milliards d'euros) ou protection de la biodiversité (10 milliards d'euros), la facture grimperait à… 105,9 milliards d'euros. Un chiffre "autrement plus important, mais qui n'est cependant pas basé sur des données assez fiables pour vérifier", tempère Christophe Alliot, qui conclut que "dans les deux cas, coûts directs (2,3 milliards d'euros) ou indirects (105,9 milliards d'euros), l'industrie serait déficitaire si elle devait payer ces coûts".

Objectiver le constat
L'étude du Basic a été réalisée en partenariat avec les ONG Pollinis et CCFD-Terre solidaire, et est activement soutenue par SOS faim, qui y voit un travail "remarquable sur les coûts des pesticides en Europe". Des soutiens de poids, ce qui risque - revers de la médaille - de donner du grain à moudre aux géants du secteur, par ailleurs solidement épinglés dans le rapport.
Pour objectiver les résultats de son étude, le Basic précise donc avoir soumis son analyse à la revue scientifique Frontiers - sustainable food systems, qui appartient à l'un des plus gros groupes d'édition scientifique en libre accès au monde. Un groupe sérieux, selon le Cope (le Comité international d'éthique des publications), mais qui a - aussi - essuyé son lot de controverses ces dernières années.
Le plan belge de réduction de l’usage de pesticides s’annonce particulièrement laborieux
Selon les données de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la Belgique fait partie des plus gros consommateurs de pesticides en Europe - en 2019, on parlait d'environ 10 kilogrammes de pesticides par hectare de terres cultivées. Comme le stipule l'accord du gouvernement fédéral, le pays est censé se mettre au diapason des objectifs européens et réaliser "un ambitieux plan de réduction des pesticides".
"J'applique vraiment le plan et on travaille avec mes collègues de la Santé et de l'Environnement pour un plan pour 2023-2027, je peux rassurer sur le fait que nous avons l'ambition de mettre en place ce plan de réductions de 50 % de pesticides", a récemment déclaré à la RTBF le ministre en charge de l'Agriculture, David Clarinval (MR).
L’Europe interdit, pas la Belgique
Vérification faite auprès du SPF Santé, qui y est étroitement associé, un plan est bien sur la table, mais les contours demeurent pour l’instant incertains : une consultation publique doit débuter début 2023, sans toutefois que des propositions d’interdiction soient concrètement envisagées. C’est que le contexte est relativement tendu entre partenaires de la majorité. Avec, tout en haut de la liste des contentieux sur les pesticides, l’épineuse question de certains néonicotinoïdes interdits en Europe, mais qui bénéficient toujours, en Belgique (comme dans d’autres États membres), d’autorisations pour des situations d’urgence… en vertu du règlement européen sur la mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques qui permet certaines exceptions. Cette liste comporte ainsi, pour une durée de 120 jours (renouvelables), plus de 600 autorisations d’urgence (à chaque fois, pour un usage bien précis). Pas de quoi réjouir les verts, qui renvoient naturellement la balle dans le camp du ministre Clarinval.
Contacté, son cabinet explique pourtant que "le ministre n'est même pas consulté pour avis dans [la] procédure d'autorisation", qui est du ressort du SPF Santé publique. Autre son de cloche du côté du ministère incriminé : "Officiellement, oui, c'est bien le SPF santé publique qui est concerné", nous dit-on, mais en soulignant que ces autorisations d'urgence ont en réalité été déléguées par le ministre la Santé, Frank Vandenbroucke (Vooruit), à… un certain David Clarinval. Qui en porterait, nous souffle-t-on, la responsabilité finale en cas de pépin.