À 24 ans, ce Brugeois veut dépolluer le secteur maritime
Avec la start-up Toqua, Casimir Morobé veut réduire les émissions polluantes des navires grâce à l’intelligence artificielle. Il espère pouvoir faire économiser à un navire de 10 à 20 % de carburant. Rencontre.
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Publié le 12-12-2021 à 08h01
Les bureaux de Casimir Morobé, 24 ans, sont installés dans l’Ampla House, un espace de coworking aménagé dans une maison de maître, située le long du canal "Coupure" dont les berges enherbées offrent à ce quartier de Gand pas mal de verdure. Un canal creusé au milieu du XVIIIe siècle pour faire repartir le commerce maritime local et relier Gand à la mer du Nord, via Bruges. Un cadre parfaitement raccord avec le profil du jeune homme, passionné de navigation, et celui de sa start-up, Toqua, qui a pour objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le transport maritime.
Après juste un an d'existence, Toqua collectionne déjà les reconnaissances dans le secteur: prix SE'nSE de la Fondation pour les générations futures, lauréate des Blue Innovation Awards, ainsi que de divers soutiens financiers publics à la création d'entreprises. Désormais, quatre personnes travaillent pour la start-up de Casimir Morobé. Qui a pourtant commencé… par un mémoire de fin d'études. "J'ai suivi des études d'ingénieur commercial, ici à l'Université de Gand, explique-t-il dans le café de l'Ampla House. Et pendant mon master, j'ai choisi la spécialisation 'data science'. J'ai pris des cours de machine learning en ingénieur civil, et j'ai écrit mon mémoire sur la combinaison entre le commerce maritime et le machine learning."
Amoureux de la mer
Composante de l'intelligence artificielle, cette technique de programmation informatique utilise des probabilités statistiques pour donner aux ordinateurs la capacité d'apprendre par eux-mêmes sans programmation explicite en consommant de grandes quantités de données. "Je trouve le machine learning très intéressant et je voulais l'appliquer dans un secteur qui m'intéressait aussi. C'était le cas du transport maritime. Je suis originaire de Bruges. J'aime la mer. J'ai fait partie des scouts marins, j'ai toujours navigué, j'ai mon permis de navigation, mon père travaille dans un compagnie de draguage, aussi en mer, donc… J'ai demandé à la CMB (Compagnie maritime belge) s'ils avaient des données et des problèmes à résoudre avec celles-ci. Ils ont dit oui et nous avons commencé." Ce que l'ingénieur a découvert durant son mémoire, c'est que le transport maritime est extrêmement polluant (lire ci-contre), mais que grâce au machine learning, de grands gains d'efficacité peuvent être réalisés. Et vu l'échelle énorme du secteur, même un gain d'un pour cent se traduit en de colossales quantités de carburant. Il y a beaucoup de processus suboptimaux dans la navigation et ils peuvent être améliorés. "La performance des navires peut être améliorée en tenant compte des facteurs comme des vagues, les courants, les vents, les conditions de changements, la température de l'eau… C'est tous ces facteurs que nous modélisons avec les données et le machine learning."Nous avons déjà prouvé le potentiel avec de multiples types de navires, plusieurs entreprises, sur la base de données historiques, et nous sommes actuellement en négociaton avec plusieurs sociétés pour que notre technologie soit appliquée à des flottes entières, en real time.
Et comme le jeune Brugeois l'a découvert une fois sa technologie à disposition, commercialiser un tel système pourrait bénéficier des nouvelles règles environnementales qui s'annoncent pour ce secteur (lire ci-dessous). "Elles ne deviendront que plus strictes. Les attentes s'accélèrent et le commerce maritime traîne un peu dans la décarbonisation comparé à d'autres secteurs. La bonne nouvelle pour le transport maritime, c'est que les gains d'efficacité ne réduisent pas seulement les émissions de gaz à effet de serre et des particules fines, mais aussi les coûts via la diminution de consommation de carburant. C'est du gagnant-gagnant."
Vagues, vent, salinité, tirant d’eau, température…
Concrètement, Toqua réalise des "modèles de performance" pour un navire donné. "La performance d'un bateau est définie par la relation entre la vitesse du bateau sur l'eau et la consommation de carburant que le bateau nécessite pour maintenir une certaine vitesse, explique-t-il. Au plus haut est la vitesse, au plus on aura besoin de consommer du carburant : dix nœuds peuvent correspondre à trente tonnes de carburant consommé. Ce qui donne une sorte de courbe.Malheureusement, ce n'est pas si simple, car la relation entre ces deux facteurs est perturbée par d'autres facteurs comme les vagues : si par exemple, elles augmentent de trois mètres, vous allez avoir besoin de plus que 30 tonnes de carburant car vous aurez besoin de davantage de puissance. Votre consommation va augmenter pour atteindre la même vitesse."
À côté des vagues, parmi les facteurs de perturbation, il y a aussi la force du vent et son angle, la salinité - s'il y a plus de sel, le bateau va davantage flotter, et cela va affecter ses performances - la température de l'eau, le tirant d'eau - plus bas le bateau s'enfonce dans l'eau, plus de résistance il y aura… "Il y a tellement de facteurs d'influence que c'est un problème trop complexe à résoudre avec des formules physiques car les navires ont en plus chacun des designs différents. C'est pour cela qu'on se dirige vers le machine learning, parce qu'il existe beaucoup de données sur ces facteurs. Avec le machine learning, si on livre au système des données de haute qualité sur tous ces paramètres, le système va pouvoir apprendre : par exemple, à cette vitesse, avec ces conditions de vagues et de vent, on peut s'attendre à une consommation de carburant d'autant. Et le modèle est forcé d'apprendre.À la base, il a besoin de données réelles : nous avons utilisé cinq années de données historiques sur la façon dont le bateau avait fonctionné, on a ensuite entraîné le modèle avec ces données. À partir de cette base, le modèle peut prédire comment le bateau va se comporter dans le futur. Parfois, le modèle devra extrapoler à partir de ces données. Avec le machine learning, il peut faire des prédictions pour des combinaisons de conditions qu'il n'a jamais 'vues' avant. Ce modèle saura comment va performer le bateau, avec une marge d'erreur d'1 %."
Une précision d’un facteur dix
Les modèles traditionnels de performance, eux, affichent une marge d'erreur de 10-20 %, fonctionnent avec peu de données, sans machine learning et seulement pour certaines conditions météo ou de chargement, précise Casimir Morobé. "Ce genre de modèle peut être utilisé pour prendre quasi toute les décisions à propos du bateau. Vous devez partir d'un tel modèle de performance si vous vous voulez décider à quelle vitesse vous voulez naviguer, la quantité de carburant nécessaire, quelle route prendre, quand faire la maintenance… En réduisant la marge d'erreur d'un facteur 10 par rapport aux modèles existants, chaque optimisation,chaque décision est plus claire et vous pouvez économiser davantage de carburant."
En pratique, le système permet donc de déterminer à quoi est due une hausse de consommation inattendue : problème de moteur, entartrage de la coque, ou alors un vent contraire ? Ou encore d'adapter la vitesse du bateau aux conditions météo ou choisir un autre chemin. Mais ce n'est bien sûr pas l'intelligence artificielle qui conduit le bateau ou même choisit le parcours, tient à souligner Casimir Morobé."Le machine learning est utilisé pour les modèles de performances, et ces modèles constitue une des briques utilisées pour l'optimisation du bateau".
Si le système est uniquement utilisé pour déterminer les besoins de maintenance, la consommation de carburant peut baisser au moins de 6 %, comme une étude de cas de Toqua l'a démontré.Tous usages confondus, Toqua espère pouvoir faire économiser à un navire de 10 à 20 % de carburant. "C'est énorme, certains bateaux utilisent 50 tonnes ou 100 tonnes de carburant par jour. Donc, ce serait 5 à 10 tonnes de fioul par jour.Si on arrivait à faire ça mondialement, cela équivaudrait à économiser 3,5 fois les émissions de gaz à effet de serre d'un pays comme la Suisse" Après le travail avec CMB, le premier client payant de Toqua est l'Anversoise Euronav, la plus grande entreprise de tankers du monde. "On a terminé, avec succès, un projet pilote avec 12 de leurs navires juste avant l'été et maintenant, on est en négociation pour une prochaine étape."
Toqua voit grand pour l'avenir. "Notre but, c'est d'appliquer le potentiel du machine learning à autant de bateaux que possible, aussi vite que possible. Pour faire cela, nous avons décidé de ne pas essayer de battre les logiciels de l'ancienne méthode (contrairement aux autres start-up de machine learning qui se lancent), mais de rendre notre modèle de machine learning accessible aux systèmes existants déjà installés dans les bateaux et auxquels les compagnies sont habituées, à travers des "API", une façon bien connue de partager de l'information entre deux systèmes de façon invisible. Les entreprises pourraient ainsi s'adapter rapidement. Dans ce cadre, notre optique pour dans cinq ans serait d'équiper 7 000 navires de notre technologie."
Nouvelles règles en vue
Le transport maritime représente actuellement 2 à 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, selon l'Institut supérieur d'économie maritime (Isemar), soit davantage que le transport aérien. Si le transport maritime est si polluant, c'est en raison de la qualité du carburant utilisé, souligne Casimir Morobé. "Il est vraiment de très basse qualité. Le carburant que le moteur de votre voiture brûle, c'est relativement propre.Celui des navires, c'est le plus sale des plus sales carburants sur la planète. Plusieurs types de carburant sont issus du processus de raffinage pétrolier et la partie la plus lourde, la moins pure, est utilisée pour le commerce maritime. A côté du CO2, brûler ce carburant produit des grandes quantités de SOx, NOx, de poussières fines.. Pour les compagnies maritimes, c'est en fait l'option la moins chère. La consommation de carburant, selon les cas, peut représenter jusqu'à 50 % des coûts opérationnels. Mais lentement, cela s'améliore." L'Organisation maritime internationale (OMI) de l'Onu a déjà fixé des objectifs de réduction des émissions de 40 % d'ici à 2030 par rapport à 2008. En outre, l'Union européenne a aussi fixé son propres règles, qui sont encore plus ambitieuses et qui veut inclure le commerce maritime dans l'ETS, le système européen d'échange de quotas d'émissions. Dans la zone maritime européenne, les navires ne peuvent utiliser de carburant avec plus de 0, 5 % de soufre. Le 26 novembre, lors d'un sommet, l'OMI a demandé aux navires de ne plus utiliser de fioul lourd à proximité de l'Arctique, mais d'autres carburants (un texte édulcoré, mais un premier pas, selon des ONG). Une option est d'utiliser du gaz naturel liquéfié, un carburant fossile moins polluant, ou de se diriger vers des carburants "propres" et non fossiles : hydrogène "vert", ammoniac… "Mais c'est très difficile à réguler", commente Casimir Morobé.