Quand la gourmandise du moustique devient son péché mortel
Des chercheurs suédois misent sur du "faux sang" pour attirer les moustiques vecteurs du paludisme et les tuer. Ces pièges sucrés toxiques sont améliorés à l’aide d’une molécule qui rappelle le goût des humains infectés. Une alternative aux pesticides.
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Publié le 13-01-2022 à 14h57 - Mis à jour le 13-01-2022 à 14h59
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La petite fiole de liquide rouge est à peine dans la cage que les moustiques viennent s’y agglutiner : avec un faux sang inoffensif pour l’homme et les autres insectes, des scientifiques basés en Suède espèrent porter un coup mortel aux "nuisibles" et au paludisme. Le produit mis au point avec du jus de betterave par une équipe de l’Université de Stockholm se veut une alternative à l’utilisation de pesticides, en complément des progrès effectués pour mettre au point un vaccin contre le "palu", qui a encore fait 630 000 victimes en 2020.
La malaria a la particularité vicieuse de non seulement rendre les gens très malades, mais aussi de faire que les moustiques sont davantage attirés par les personnes infectées, facilitant la contagion en répandant le parasite qui provoque la maladie. En 2017, la chercheuse Noushin Emami et des collègues ont découvert que ce phénomène était lié à une molécule spécifique - nommée HMBPP - produite lorsque le parasite en question s'attaque aux globules rouges de la victime. "Si nous ajoutons cette molécule à n'importe quel liquide, nous le rendons très attirant pour les moustiques. En combinant la molécule avec une quantité infime de toxines, les moustiques l'avalent et meurent en quelques heures", explique-t-elle.
Résistance aux insecticides
Pour Lech Ignatowicz, qui a cofondé la société qui développe le produit, la méthode est considérablement plus efficace et moins nuisible que les immenses quantités de pesticides épandues pour neutraliser les moustiques, souvent dangereux pour l’environnement ou la santé. Selon l’OMS, les pesticides sont aussi de moins en moins efficaces contre les moustiques, vu les cas de résistance rencontrés dans des dizaines de pays (voir chiffre).
Moustiquaires imprégnées
Produire la molécule serait aussi relativement bon marché, et si l’équipe suédoise s’est concentrée sur le paludisme, sa méthode a aussi le potentiel de s’appliquer à d’autres maladies véhiculées par les insectes - parmi les cinq variétés de moustiques élevées dans son labo, on retrouve un moustique propageant le virus Zika. Le grand défi est cependant de transposer la technique à grande échelle, sur le terrain.
Viser le moustique pour lutter contre des maladies propagées par celui-ci comme le paludisme peut se décliner en diverses stratégies, qui font l'objet de nombreuses recherches actuellement (lire ci-dessous). "La lutte contre le paludisme passe par deux axes actuellement. D'abord le traitement précoce, avec les ACT, Artemisinin based combination therapies, et la lutte antivectorielle, qui utilise principalement les moustiquaires imprégnées d'insecticide (le "nouveau" vaccin, qui concerne surtout les formes sévères, doit s'intégrer dans cette stratégie globale, NdlR), détaille l'entomologiste Wim Van Bortel, chercheur à l'Institut de médecine tropicale d'Anvers. Depuis 2000, on a vu une baisse des cas de paludisme rapportés dans le mondeau niveau de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). C'est une bonne nouvelle et cela montre que la stratégie fonctionne assez bien. Bien sûr, il y a plusieurs défis. Celui de la résistance aux insecticides, mais aussi également le fait que la lutte antivectorielle repose sur le comportement des insectes qui ont l'habitude de se nourrir à l'intérieur des maisons pendant que les gens s'y reposent. Mais il existe aussi des moustiques actifs à l'extérieur, ou pendant que les gens ne sont pas encore au lit. Donc, pour cela, on cherche d'autres outils. Et bien sûr, la "manipulation" (au sens large) des moustiques est une possibilité."
De temps en temps, un repas sucré
Le projet suédois appartient en fait à la catégorie des attractive toxic sugar baits (ATSB), précise-t-il. Ces pièges, composés d'un élément toxique, de sucre et d'un élément très attractif pour le moustique, reposent sur les besoins biologiques de ces insectes, leur écologie et leur comportement. De nouvelles méthodes de ce type font l'objet de recherches, car l'OMS pousse à la mise en place de techniques durables et respectueuses de l'environnement pour gérer les moustiques vecteurs de maladies. "Le moustique pompe le sang chez un être humain, et même temps, peut lui transmettre le parasite qui cause la maladie, rappelle Wim Van Bortel. Mais de temps en temps, les moustiques prennent aussi des repas sucrés, en se nourrissant du nectar des plantes. Le but est ici d'essayer d'exploiter cette partie du comportement du moustique pour tuer ces insectes lorsqu'ils cherchent une autre source de nourriture. Dans la lutte contre le paludisme, il est important d'essayer d'exploiter d'autres comportements du moustique pour améliorer le combat contre la maladie et contre la résistance aux insecticides."
Quant à la difficulté de porter une telle technique à grande échelle, elle est réelle, mais la question s'est également posée pour l'implémentation des moustiquaires imprégnées d'insecticide dans les années 1990. "Il y a probablement des contraintes pour mettre en place ce genre de méthode innovante à grande échelle, mais cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas faire ces recherches pour trouver d'autres outils pour lutter contre la transmission des maladies car la stratégie actuelle, même si elle fonctionne bien, a des limites."
Des insectes "améliorés" en laboratoire
Bémol : à ce stade, contrairement par exemple aux moustiquaires imprégnées, on ne connaît pas l'impact réel des outils innovants comme les attractive toxic sugar baits ou la manipulation génétique, au niveau épidémiologique sur la malaria. "Pour la plupart des méthodes, on a des preuves de principe que cela fonctionne en laboratoire, mais on ignore si cela va avoir un effet sur la diminution du nombre de cas. Il existe aussi des projets pilotes, mais pas un outil à intégrer dans une stratégie plus large", remarque l'entomologiste Wim Van Bortel (Institut de médecine tropicale d'Anvers).
Projet polémique au Burkina Faso
Au Burkina Faso, un projet de lâcher de moustiques génétiquement modifiés (pour rendre stérile les descendants ou ne produire que des mâles) afin de réduire au final la population de moustiques vecteurs du parasite Plasmodium qui transmet la malaria, est en développement. Cela crée la polémique dans le pays.
"Ces moustiques sont "fabriqués" en laboratoire. On "rentre" dans la nature, ce qui entraîne des questions éthiques : peut-on lâcher des moustiques fabriqués en laboratoire pour protéger d'une maladie ? Ce sont des questions éthiques pertinentes, et qu'il faut bien considérer avant ces lâchers, estime l'entomologiste. Par ailleurs, l'avantage et le désavantage de la manipulation génétique de moustiques est que celle-ci considère souvent une seule espèce. Or, le virus d'une maladie vectorielle peut être transporté par différentes espèces de moustiques, donc il faut aussi se poser la question de savoir si la manipulation génétique aura vraiment un impact au niveau épidémiologique, ce qui est en fin de compte le plus important !"
Contre la fièvre dengue en Colombie
Un autre projet pilote "d'intervention" sur les moustiques, mais "qui n'est pas considérée comme une manipulation génétique", souligne Wim Van Bortel, se déroule en Colombie. La ville de Cali (depuis novembre 2021) après celle de Medellin (entre 2015 et 2019), tente de lutter contre la fièvre dengue, une maladie transmise par le moustique, en relâchant des moustiques "améliorés" en laboratoire.
La bactérie Wolbachia pipientis leur a été injectée. Découverte en 1924, celle-ci infecte 60 % des arthropodes (dont des moustiques) et vit en symbiose avec ceux-ci. Particularité : sa présence empêche la transmission à l'homme des virus de la dengue, de Zika ou du chikungunya lors d'une piqûre.
En 2006, des scientifiques ont réussi à introduire la bactérie dans le moustique Aedes aegypti, vecteur des virus précités mais qui n'est pas un hôte naturel de la bactérie. Selon l'évaluation réalisée à Medellin, portant sur trois millions de personnes, le lâcher a fait baisser le nombre d'infections. En novembre 2021, le taux était le plus bas depuis 20 ans. Les résultats complets seront prochainement publiés. Selon Le Monde, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) envisage de recommander la technique.