Campagne de recensement des oiseaux à Bruxelles : adieu merle et moineau, hello buse et grand-duc
Comment se portent les oiseaux en Région bruxelloise ? Des centaines de bénévoles entament un recensement de trois ans pour le déterminer. Les résultats permettront aussi de mesurer l'impact des politiques environnementales à Bruxelles.
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Publié le 20-03-2022 à 11h46 - Mis à jour le 22-03-2022 à 10h30
"Vous entendez le rouge-gorge ? On va le noter pour l'Atlas. Il a un comportement territorial, il chante, donc il y aura une nidification probable", lance Alain Paquet, paire de jumelles autour du cou. "Il est tellement territorial qu'il chante tous les jours ici à la même place", confirme Benoît De Boeck qui, lui, a pris sa longue-vue. Nous sommes toujours devant la grille de la "friche Josaphat" - 24 ha de zone sauvage en plein quartier résidentiel de Schaerbeek, à deux pas du boulevard Lambermont - mais les deux ornithologues ont déjà l'œil et l'ouïe à l'affût. "On a un 'scan' mental qui est tout le temps actif", s'amuse Alain Paquet.
Les deux naturalistes commencent ainsi un travail qui a été lancé ce 1er mars pour trois ans et qui ne se déroule qu’environ tous les vingt ans. Des centaines de volontaires sont en effet impliqués dans le recensement des oiseaux bruxellois, nicheurs et hivernants. L’Atlas recouvre 192 carrés d’un km sur un, tracés sur les 162 km2 de la Région bruxelloise, certains carrés se trouvant à cheval sur la Région flamande. Chaque carré est attribué à un responsable - ici, ce sera sans doute Benoît De Boeck, naturaliste amateur qui vient tous les jours en voisin - qui peut faire appel à d’autres volontaires. Chacun devra faire l’inventaire des populations, des espèces et des comportements des oiseaux de son carré, lors de visites libres et de "transects", parcours d’une heure précisément délimités. Au printemps, ils s’intéresseront aux nids et en hiver, aux dortoirs des oiseaux hivernants.
La grille passée, on débouche sur un grand terrain vague recouvert d'herbes sauvages et garni de quelques arbres. "Un milieu ouvert", cerné d'un côté par un quartier de maisons mitoyennes, en son milieu traversé par une voie de chemin de fer - la friche était autrefois une gare de triage - et flanqué de l'autre côté par une zone industrielle et au loin de grands immeubles de bureau, dont certains ont été transformés en appartements.

Elles préfèrent les beaux cerveaux
Mais Benoît De Boeck et Alain Paquet sont plus intéressés par les deux rouges-gorges qui "dialoguent" de part et d'autre du terrain. "Ils se répondent l'un l'autre. Il y a une frontière qui passe entre les deux. Les deux mâles sont en train de délimiter leur territoire, repousser les autres mâles et attirer les femelles. Celles qui passent ici vont choisir entre les deux selon la qualité de l'habitat, et surtout selon la qualité du chant. Un oiseau qui chante très bien est un oiseau qui a un cerveau avec de bonnes connexions neuronales et la femelle préférera se reproduire avec celui-là", commente Alain Paquet, qui sort à présent son smartphone pour réaliser sa mission de recensement. Une application de Natagora, ObsMapp, géolocalise l'endroit et livre différentes propositions pour l'espèce ou le comportement. "Là, je sélectionne 'rouge-gorge familier' et dans le comportement, 'chant'. Je vais pointer l'oiseau exactement où il est sur la carte. Hop, je l'enregistre. Et je vais encoder l'autre, là-bas. Pour 30 espèces très communes, dont le rouge-gorge familier, on n'est normalement pas obligé de localiser . Pour 85 autres espèces, on demande de localiser chaque oiseau et de déterminer son comportement."
Trrrr… Trrrr… Ce son caractéristique est celui d'un pic épeiche, qui est en train de frapper de son bec un arbre de la rangée de peupliers qui borde la parcelle. "C'est un oiseau qui marque son territoire en tambourinant. Il choisit un tronc et il martèle. Ce n'est pas pour se nourrir en allant chercher des insectes. C'est considéré comme un chant, hop, je le localise", explique Alain Paquet, intégrant aussi la nouvelle donnée dans l'application.
L’idée de la mission confiée à Natagora et Natuurpunt par Bruxelles-Environnement est en effet de repérer tout signe de nidification, probable ou certaine : chant, couple dans un habitat favorable, ou encore transport de matériau pour construire le nid, vol avec de la nourriture (il y a donc des jeunes à nourrir), nourrissage des juvéniles hors du nid, coquilles d’œuf et bien sûr, nid avec œufs, poussins…
Sur la cathédrale
Voilà un nid d'ailleurs, au sommet d'un peuplier, à une centaine de mètres. "Pie ou corneille ?" Benoît De Boeck saisit sa longue-vue pour le déterminer. Il s'agit bien d'un couple de pies, dont l'un des membres est d'ailleurs sur le nid. Ici, à Bruxelles, "la pie est à saturation. Elle s'adapte bien à des milieux perturbés, comme ici. Elle peut même attaquer les poubelles… Les corneilles aussi se sont adaptées parfaitement à l'espèce humaine et exploitent toutes les sources de nourriture engendrées par l'homme, commente l'ornithologue de Natagora, Alain Paquet. À Bruxelles, certains groupes d'oiseaux s'adaptent parfaitement : tout ce qui est mouettes, goélands, corvidés, pies… L'espèce la plus présente est la mésange (charbonnière et bleue). Ce sont des opportunistes qui s'adaptent à tout ; elles sont sorties des forêts… Les rouges-gorges résistent, même s'ils faiblissent un peu. Les oiseaux forestiers, les rapaces, les oiseaux aquatiques se portent bien, même en ville. Ces deux dernières espèces sont d'ailleurs protégées. La fois passée, j'ai vu une buse variable. Il y a 30 ans, dans Bruxelles, on n'en voyait pas. Le hibou grand-duc est revenu aussi : une ville est bourrée de rats ! Au centre-ville, on trouve des rouges-queues noirs : ces oiseaux rupicoles, adaptés aux falaises ont migré vers les villes, car une maison est comme une falaise ! Certains nichent sur la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. Les oiseaux sont partout ! Depuis les centres des plus grandes agglomérations jusqu'au centre des déserts."
Cependant, Bruxelles affiche un tableau contrasté. "La résultante globale n'est pas bonne : les groupes qui augmentent ne compensent pas ceux qui diminuent." Natagora s'attend en effet à ce que l'Atlas des oiseaux bruxellois confirme l'effondrement dans deux groupesprincipaux, outre les oiseaux agricoles, présents uniquement en banlieue d'Anderlecht.

Bioindicateurs
"Beaucoup d'oiseaux insectivores, migrateurs - comme les hirondelles - à Bruxelles entre autres, s'effondrent. Cela s'explique par la disparition du milieu. Les zones à buissons, les friches, disparaissent les unes après les autres. La biomasse en insectes s'effondre. Le troisième groupe d'oiseaux qui s'effondre - et là, c'est typiquement urbain -, ce sont les oiseaux liés au bâti. Quatre oiseaux - le moineau domestique, le rouge-queue noir, l'étourneau sansonnet et le martinet noir - ne nichent que sur les maisons : sous les corniches, dans les anfractuosités des maisons. Cela, c'est à cause de la rénovation, et de l'architecture moderne. Verre, béton, fer, c'est biodiversité interdite ! Ces oiseaux eux aiment les maisons classiques avec des tuiles et plein de trous dessous ! Il y a aussi la nourriture : les moineaux s'effondrent - moins 95 % depuis 1992 à Bruxelles - parce qu'il y a de moins en moins de zones avec des graminées et des graines disponibles."Ici, sur la friche, des moineaux, on en voit "quand ils cherchent des insectes pour nourir leurs jeunes, l'été, mais ils nichent à côté, dans le quartier", explique Benoît De Boeck.
Pour Alain Paquet, il faut absolument conserver à Bruxelles une mosaïque d'habitats différents. "Si vous urbanisez ceci, dit-il, désignant la friche où la nature a repris ses droits mais qui fait l'objet d'un plan d'aménagement en logements sociaux, c'est une catastrophe pour l'avifaune qui niche dans les quartiers, car ils viennent se nourrir ici sur la friche."
Avec les résultats de l’Atlas, les oiseaux serviront d’ailleurs de bioindicateurs. La baisse ou hausse des densités de population, par habitat notamment, ainsi que leurs causes, doivent indiquer si les politiques environnementales régionales ont bien fonctionné, et lesquelles devront être corrigées ou amplifiées.
Si Alain Paquet salue la politique de réaménagement des sites aquatiques bruxellois - "une des meilleures d'Europe" -, il critique l'aménagement de certains parcs en "désert biologique" - comme les pelouses taillées "au laser" du Cinquantenaire - et surtout, la baisse des espaces verts à Bruxelles, pourtant aussi nécessaires pour lutter contre les îlots de chaleur accentués par le réchauffement climatique. Dérèglement du climat qui touche aussi les oiseaux car il désynchronise éclosion des œufs et apparition de nourriture (la mésange noire est concernée), favorise les maladies (les moineaux, avec la malaria aviaire) ou rend difficile la chasse aux insectes qui s'enfoncent dans le sol en cas de canicule (les merles, dont la population en baisse est décimée par un virus). "Le réchauffement climatique a un rôle important, mais le plus important est la destruction des habitats. Le climat vient s'y rajouter et souvent, le dernier élément qui provoque l'extinction (ici locale, pour le merle) est une maladie", avertit Alain Paquet. Il s'interrompt soudain car une ombre noire traverse le ciel… Aussitôt jumelles et longue-vue se dressent. "T'as vu sa crête ?" "Excellent !" C'est une alouette lulu, espèce rare et en diminution. La friche lui sert de halte nécessaire dans sa migration vers le nord. Un simple passage. Elle ne figurera donc pas dans l'Atlas.