Le pétrole affame les pêcheurs nigérians
Dans le delta du Niger, d’incessantes marées noires sèment la misère dans la population rurale. Malgré les indemnités versées par les multinationales, l’écosystème est durablement atteint.
- Publié le 03-04-2022 à 15h07
- Mis à jour le 10-06-2022 à 11h57
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Planté dans une vase exhalant les hydrocarbures, Christian Kpandei contemple les vestiges de ses bassins piscicoles creusés dans les berges du fleuve Niger. "J'ai passé près de trois décennies à élever des poissons et des crustacés ici, explique le sexagénaire, le regard embué. Et puis, en 2008 et 2009, tout a basculé. Un pipeline de l'entreprise Shell a fuité deux fois, déversant près de six cent mille barils de brut dans la nature et condamnant des milliers de pêcheurs tels que moi."
Cet accident environnemental, l'un des plus graves qu'ait connu le Nigéria, donne lieu à une campagne de mobilisation de plusieurs ONG internationales. À l'issue d'un retentissant procès à Londres impliquant quelque 15 600 parties civiles, la multinationale anglo-néerlandaise plie sept ans après la marée noire et annonce, en plus d'un grand programme de nettoyage, débourser 65 millions d'euros pour indemniser les victimes.
Christian Kpandei se croit alors sorti d'affaire : "Lorsque j'ai touché mes trois mille dollars d'indemnité, j'ai pensé pouvoir redémarrer ma vie", se souvient-il. Las, la campagne de nettoyage promise par le pétrolier reste au point mort et force le pêcheur à investir son pécule dans l'élevage de poissons-chats à l'intérieur de cuves en béton, aujourd'hui à l'abandon dans son arrière-cour. "Ma nouvelle affaire n'a pas fonctionné. L'inflation et la cupidité des banques m'ont ruiné en l'espace de six mois", explique Christian Kpandei. Sans alternative, il se résout à retourner jeter ses filets dans le fleuve pollué.
Un environnement souillé pour des décennies
En 2019, une nouvelle marée noire met à sac les rares progrès engrangés depuis la catastrophe de 2008. Shell pactise cette fois-ci directement avec les chefs tribaux des zones impactées. "L'entreprise a payé environ un million de dollars, dont nous n'avons jamais vu la couleur, se souvient Theresa Filima, une autre pêcheuse fouillant la vase non loin de là. Cela a créé de grandes tensions dans notre communauté et les jeunes se sont rebellés contre leurs aînés."
Soixante-six ans après le premier forage de Shell et déjà meurtris par plusieurs milliers de fuites d’hydrocarbures, les habitants du Delta du Niger voient aujourd’hui l’incurie gouvernementale, les infrastructures vieillissantes et la quasi-impunité des exploitants pétroliers transformer la crise environnementale en une crise sociale des plus aiguës.
À l’heure où une vague d’inflation d’une ampleur historique balaie un nombre grandissant de pays émergents, dont le Nigéria, les conséquences de long terme de la pollution du delta du Niger - qui s’apparente à un écocide - sont particulièrement visibles.
"Lorsque j'étais enfant, cet endroit était un paradis grouillant de vie, mais aujourd'hui il n'y a plus rien. L'environnement dont nous dépendions a été détruit, la faune est morte, tempête Tanen Nwinelgior, un pêcheur de 27 ans remontant un maigre sac de crabes des berges nauséabondes du fleuve. Nous n'avons d'autre choix que de manger les rares poissons ou crustacés que nous trouvons encore, mais je sais que cela nous empoisonne à petit feu."
"C'est un tel carnage que nous n'avons plus les moyens d'envoyer nos enfants à l'école", complète son collègue Adubajah Bakpo, agenouillé dans la vase moirée d'essence. Cent mètres plus loin, quelques hommes jettent du sable sur un ponton maculé d'hydrocarbures. "Ils maquillent les traces d'un chargement illégal de brut. Ces trafiquants percent les pipelines des pétroliers puis raffinent le brut à l'air libre, à l'aide de produits hautement toxiques", explique JB Monokpo, un pêcheur d'apparence squelettique.
La plaie du raffinage illégal
Les principales entreprises pétrolières, tant locales qu'internationales, sont à l'origine d'une part importante de la pollution du delta. Selon leurs propres chiffres, Shell et ENI auraient perdu à elles seules près de 22 millions de litres de brut entre 2011 et 2018, une évaluation considérée comme largement sous-estimée par les activistes environnementaux comme par le gouvernement nigérian.
Mais l'industrie du raffinage illégal n'est pas en reste. "Près d'un demi-million de personnes vivent de cette activité, poussées par la misère à détruire leur propre environnement", explique l'activiste Fyneface Dumnamene, dont l'ONG tente d'imposer une série des réformes aux candidats à l'élection présidentielle de 2023. "Non seulement ce raffinage illégal détruit encore davantage l'environnement, mais cela sert d'alibi aux multinationales qui peuvent ainsi pointer vers le sabotage de leurs pipelines pour se dédouaner."
Située à quelques encablures de Port Harcourt, la capitale pétrolière du Nigéria, la commune de Bolo est aux premières loges des dégâts occasionnés par les raffineurs de grand chemin. "Le problème a commencé il y a un peu plus de deux ans, se remémore Rosalie, une mère de famille de 51 ans. Le percement des pipelines environnants a progressivement détruit tout l'écosystème autour du village. Cela s'est fait lentement mais sûrement, car les trous ne sont pas grands mais ils fuient en continu, parfois pendant des mois. Aujourd'hui, tout est brûlé. Ma fille a dû partir en ville, car il n'y a plus d'avenir ici."
Au fond d'une rue aux immeubles décrépis par la pauvreté et le soleil, un groupe de jeunes pêcheurs désœuvrés rumine la destruction de leur écosystème. "'Le gouvernement doit réguler cette industrie, c'est hors de contrôle. Nous n'avons rien contre le pétrole, mais nous voulons en profiter aussi", explique Ezechiel, un père de famille de 41 ans au visage creusé par la malnutrition. "Nos politiques ne se soucient que d'empocher l'argent du pétrole, personne n'est jamais venu à notre aide", accuse quant à lui Gabriel, 38 ans, pointant la mansuétude du gouvernement nigérian vis-à-vis d'une industrie produisant 2 % de la demande mondiale de brut, 10 % du PIB nigérian et 86 % des exportations du pays.
Si certains, équipés de pirogues à moteur, ont pu aller pêcher plus proche de l’embouchure du Niger, la majorité des habitants est aujourd’hui réduite à devoir récolter du bois dans la campagne alentour pour le revendre comme bois de chauffage.
Alternative économique
Les autorités profitent-elles de ce désastre ? La récente plainte de l'État nigérian à l'encontre de la banque JP Morgan le suggère fortement. Accusée de négligence, la banque aurait aidé un ancien ministre du Pétrole nigérian à détourner près d'un milliard de dollars issus de la vente de puits offshore à Shell et ENI. "Pour sortir de cet engrenage infernal, il ne suffira pas de mieux contrôler les géants pétroliers. Il faut trouver une alternative économique à toute l'industrie du raffinage illégal, estime Fyneface Dumnamene. Car en plus de faire vivre les raffineurs eux-mêmes, cette économie parallèle alimente une vaste chaîne de valeur : hôtellerie, transports, prostitution, vente d'armes, de matériel industriel, restauration… Si vous ne faites que mettre les commanditaires en prison, vous plongerez dans une immense crise les dizaines de milliers de nécessiteux qui vivent du système."
Entre incurie et répression aveugle, le gouvernement avance sur une ligne de crête. La solution, selon plusieurs ONG, pourrait consister en une légalisation et un meilleur encadrement du raffinage clandestin. Les années à venir pourraient offrir une fenêtre de tir idéale pour renverser la table. La forte remontée des cours du baril de brut, en partie causée par la guerre russo-ukrainienne et sa déstabilisation des marchés mondiaux de matières premières, devrait générer plusieurs dizaines de milliards de rentrées fiscales supplémentaires pour l’État central.
En attendant une hypothétique prise de conscience des autorités nigérianes, une frêle silhouette creuse la rive du fleuve Niger à l'aide d'une machette. Victor, 14 ans, tente frénétiquement de replanter la mangrove. Ses parents, des agriculteurs installés sur des coteaux avoisinants, ont eux aussi gravement souffert des marées noires successives. "Tout le monde dit que je suis fou, mais pour dix pieds de mangrove que je replante, un ou deux survivent. À force d'efforts, je suis persuadé que notre communauté peut survivre. Et de toute façon, je n'ai nulle part autre où aller", explique l'adolescent.
Malgré les vapeurs de pétrole qui intoxiquent chaque jour un peu plus le Delta du Niger, certains y croient encore.