"Le climat a servi de test à la désinformation russe"
L’UCLouvain a attribué le titre de docteur honoris causa au climatologue Michael Mann, bête noire des climatosceptiques. Il dénonce le rôle de la Russie et de certains pays pétroliers pour freiner la lutte climatique.
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- Publié le 29-04-2022 à 11h13
- Mis à jour le 29-04-2022 à 16h19
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Directeur du Earth System Science Center de l'Université d'État de Pennsylvanie, Michael Mann est l'un des plus éminents climatologues mondiaux. La Libre l'a rencontré à l'occasion de la remise du titre de docteur honoris causa qui lui a été attribué ce jeudi par l'UCLouvain.
Ces quinze dernières années, vous avez été l’une des principales cibles des négationnistes du climat et vous avez expérimenté la législature de Donald Trump qui s’en est pris à la communauté scientifique. Comment avez-vous vécu tout cela ?
Il y a eu des moments difficiles quand j’ai été, avec d’autres climatologues, victime d’un piratage et d’attaques qui résultaient d’une action concertée impliquant des individus et des organisations qui se battent depuis des années pour discréditer la science climatique. Ce "climategate", comme on l’a appelé, est survenu dans le cadre de la préparation du sommet de Copenhague en 2009. Il a été utilisé comme une arme de manipulation. Les premiers mots qui sont sortis de la bouche du délégué de l’Arabie saoudite étaient "climategate", utilisé comme une excuse pour se battre contre toute politique climatique significative.
Qui était derrière ces opérations, selon vous ? Des entreprises, des pays ?
Comme je l'évoque dans le livre La Nouvelle Guerre du climat, le "climategate", rétrospectivement, était presque certainement un coup monté russe, il en a toutes les caractéristiques. Il y a de plus en plus de preuves, étant donné ce que nous avons vu se passer en 2016 avec l'ingérence de la Russie dans les élections américaines. C'était exactement le même modus operandi. Ça a en quelque sorte servi de test pour ce qu'ils ont fait lors des élections de 2016 où ils ont piraté des e-mails d'Hillary Clinton.
C’était l’antichambre de la méthode des "vérités alternatives" que l’on a vue s’étendre ensuite ?
Oui. Ces attaques contre la science du climat étaient en quelque sorte un cancer localisé qui s’est métastasé pour infecter notre corps politique tout entier. C’est pourquoi je pense que c’était une sorte de test pour les vastes campagnes de désinformation que l’on a vues par la suite. Dans les deux cas, l’enjeu de l’exploitation des combustibles fossiles était sous-jacent. Avec la guerre en Ukraine, l’ampleur de la dépendance de la Russie aux combustibles fossiles est aujourd’hui devenue claire pour tout le monde, c’est leur principal atout économique. Pendant des années, ils ont travaillé pour s’opposer à toute politique climatique mondiale, parce que cela menace leur modèle économique, qui repose sur l’extraction continue et la vente de ces combustibles fossiles. Dans le cas du "climategate", la Russie a participé à l’effort visant à empêcher toute avancée politique lors du sommet de Copenhague et derrière elle, un petit nombre de pays pétroliers se sont unis et ont profité de cette occasion pour s’opposer aux politiques climatiques : l’Arabie saoudite, la Russie, le Koweït, mais aussi les États-Unis sous Donald Trump, avec l’appui de gens comme les frères Koch (des magnats du pétrole).
Pourquoi Poutine aurait-il voulu élire Trump plutôt qu’Hillary Clinton ? Parce que les Russes voyaient Hillary Clinton comme une menace. Elle allait maintenir les sanctions qui avaient été mises en place contre la Russie par Barack Obama, suite à l’annexion de la Crimée. Et ces sanctions bloquaient un accord pétrolier d’un demi-milliard de dollars entre Exxon Mobil et Rosneft (la société pétrolière de l’État russe, NdlR). L’été précédant l’élection, le comité national du parti républicain avait pour sa part donné une indication claire qu’ils allaient lever ces sanctions et que le deal pourrait se faire.Quand Donald Trump est devenu président, il a nommé Rex Tillerson, PDG d’Exxon Mobil, Secrétaire d’État. Tout est là, clair comme le jour…
La lutte contre le changement climatique n’est donc pas un problème scientifique ou technologique, mais une question géopolitique ?
Absolument. Pendant longtemps, les principaux méchants étaient juste l’industrie des combustibles fossiles. Il est facile de la blâmer et elle le mérite. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à des acteurs étatiques comme la Russie, et de plus en plus l’Arabie Saoudite également. Donc, la situation est devenue plus compliquée.
Le combat contre le climatoscepticisme est définitivement gagné aujourd’hui ?
Nous pouvons maintenant tous voir les conséquences dévastatrices du changement climatique, la Belgique l’a d’ailleurs malheureusement expérimenté l’an dernier. Les impacts deviennent tellement évidents pour le citoyen moyen, que les lobbies des combustibles fossiles et les acteurs étatiques, ceux qui s’opposent à l’action climatique, savent que le déni pur et simple n’est plus crédible. Ils se sont donc engagés dans d’autres tactiques.
Ils essaient d’abord de diviser la communauté des défenseurs du climat, en particulier en utilisant des robots et des trolls sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’appelle les "4 D". Ils sont passés du déni à la division, puis à la diversion en instillant l’idée que la lutte contre le réchauffement est une question de comportement individuel et que nous n’avons pas besoin de politiques mettant un prix sur le carbone ou pour subventionner les énergies renouvelables, qu’il faut juste arrêter de manger de la viande et arrêter de conduire. Tout ce genre de choses pour continuer à ralentir l’action. Même des médias très respectables, comme le New York Times, et des gens avec de bonnes intentions sont parfois influencés et accordent trop d’importance à l’action individuelle.
C’est la même chose avec le "doomisme" (le catastrophisme climatique, NdlR). Si nous sommes convaincus qu’il est en quelque sorte trop tard pour faire quoi que ce soit, pourquoi agir ? Cela nous conduit potentiellement sur le même chemin de désengagement que le déni lui-même. Et ce qui est plus pernicieux à mes yeux, c’est que cet alarmisme catastrophiste cible et manipule les personnes qui seraient les plus susceptibles d’être en première ligne pour demander des actions. Tant de gens se laissent convaincre de ne rien faire en se disant que "de toute façon, c’est trop tard".
Vous ne faites pas partie de ceux qui pensent qu’un effondrement global de nos sociétés pourrait se produire ?
Il y a beaucoup de choses à apprendre et de leçons à tirer de l’étude des climats du passé. Cela nous donne un aperçu du moment où nous pourrions déclencher un emballement des dérèglements climatiques via la libération de méthane ou certaines rétroactions positives déstabilisatrices. Ces archives paléoclimatiques nous disent que nous n’en sommes pas encore là et que nous ne sommes pas près d’y arriver, mais que si nous continuons sur la voie actuelle, nous y arriverons. Nous avons aujourd’hui les technologies nécessaires en termes d’énergie renouvelable, de stockage d’énergie et autres pour éviter les pires impacts climatiques. La technologie n’est pas l’obstacle, l’obstacle c’est la volonté politique.
Nous devrions tous faire tout ce qui est en notre pouvoir pour minimiser notre impact sur l’environnement et notre empreinte carbone. Mais l’action individuelle seule ne suffit pas, parce que tout le monde ne le fera pas. Si nous voulons réduire de 50 % les émissions de CO2 dans les dix prochaines années - ce qui constitue une tâche ardue, mais tout à fait faisable -, nous avons besoin que le monde mette en œuvre les politiques et les incitations économiques nécessaires.
Tant que les obstacles ne sont pas d’ordre physique ni technologique, mais liés à la volonté politique, il y a toujours une voie à suivre. Et tant qu’il y a une voie à suivre, je pense qu’il est de notre devoir de continuer à la mettre en avant et à accroître la pression publique pour nous mettre sur cette trajectoire.
Il y a cinquante ans, Dennis Meadows a publié un rapport qui montrait qu’il y avait des limites physiques à la croissance économique. Partagez-vous ce point de vue ?
Oui, il n’y a pas d’échappatoire. Il y a des ressources finies sur cette planète. Nous ne pouvons pas continuer à extraire des ressources pour toujours, et toute économie qui dépend fondamentalement de l’extraction des ressources va se heurter à ces limites fondamentales.
Certaines personnes diront que nous ne pouvons pas résoudre la crise climatique sans nous débarrasser fondamentalement du capitalisme. Le pragmatisme me dit que ça ne va pas arriver dans les dix prochaines années. Or, si nous voulons maintenir le réchauffement en dessous de 1,5°C, cela nécessite une action spectaculaire au cours de la prochaine décennie. Nous devrons donc travailler dans le cadre du système qui est en place pour résoudre ce problème.
Cela ne veut pas dire qu’à long terme, nous ne chercherons pas à changer le système. Tant que nous serons piégés dans un système de croissance économique perpétuelle basée sur l’extraction des ressources et la consommation, il est évident que sur une planète finie, cela nous place sur une trajectoire de collision avec la soutenabilité de notre civilisation.
Rapport après rapport, le Giec répète et précise les mêmes constats et les mêmes avertissements sans que les choses changent fondamentalement. Cette organisation ne doit-elle pas changer de rôle ? Les scientifiques ne devraient-ils pas quitter un peu leur neutralité pour s’engager davantage ?
J’ai un point de vue quelque peu nuancé. Le Giec a encore un rôle à jouer et il va poursuivre son travail encore un certain temps. Il y a toujours des incertitudes sur les projections régionales, sur les changements de précipitations et de températures… Tant que ces incertitudes existent, nous avons besoin de la science fondamentale pour nous informer et prendre des mesures d’adaptation aux changements qui sont maintenant inévitables, tout en prévenant les changements qui sont encore évitables.
Mais si nous sommes des scientifiques, mais nous sommes aussi des citoyens. Il est donc approprié que nous nous adressions aux citoyens et pas seulement aux politiques, en précisant quand nous exprimons notre expertise en tant que scientifiques, et quand nous parlons simplement en tant qu’êtres humains, parents… Il y a un rôle pour les scientifiques qui sont passionnés non seulement par la science, mais aussi par sa communication et ses implications pour le public. Il est important qu’il y ait des scientifiques qui soient prêts à relever ce défi, à engager le public et les décideurs en exposant les choses et les choix que nous avons à faire en termes de plus en plus directs. Je ne pense pas pour autant que tous les scientifiques doivent faire cela. Les talents de certains sont mieux utilisés s’ils restent dans leur laboratoire à faire de la science.
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Un graphique passé à la postérité
Michael E. Mann est devenu célèbre suite à la publication, en 1999, d'un graphique dit en "crosse de hockey" qui a contribué à mettre en évidence l'influence des activités humaines sur l'évolution de la température moyenne de la planète depuis la révolution industrielle. Des travaux qui lui ont valu de subir de multiples attaques et tentatives d'intimidation de la part des mouvements climatosceptiques. Cofondateur du site www.realclimate.org, il s'est également attaché à éclairer le grand public sur les fondements de la climatologie et à répondre à ses interrogations sur les faits établis et les incertitudes. Un engagement scientifique sans faille qui a inspiré le personnage du Pr Mindy incarné par Leonardo Di Caprio dans le blockbuster Don't look up ("Déni cosmique"). Désormais docteur honoris causa de l'UCLouvain, "Michael Mann est conscient de la fragilité du vrai, promeut le scepticisme lorsqu'il est exploité comme mécanisme d'amélioration de la science, mais le combat avec pugnacité lorsqu'il est instrumentalisé pour la décrédibiliser", a salué le recteur Vincent Blondel.
Deux autres personnalités ont également été honorées de ce titre par l'UCLouvain ce jeudi. La journaliste française Florence Aubenas qui "incarne, par ses engagements et ses réalisations, le souci de décrire et d'objectiver la réalité sociale et le vécu des individus dans les sociétés contemporaines." Et l'écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, dont les romans et nouvelles "évoquent l'expérience intime du passage d'une culture à une autre, le font de plusieurs points de vue, amenant ainsi le lecteur à ressentir ce que la position de nouvel arrivant peut avoir d'étrange, d'inconfortable et parfois d'humiliant".