"La région du lac Kivu est un cocktail explosif pour l’émergence d’une pandémie"
Comment éradiquer une potentielle nouvelle pandémie avant même qu’elle ne se développe ? Vétérinaires sans frontières Belgique (VSF) s’efforce d’y travailler, notamment dans l’est du Congo.
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- Publié le 14-05-2022 à 09h58
- Mis à jour le 14-05-2022 à 11h38
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"Je suis né dans une famille d'agroéleveurs, et avec les animaux, on vit littéralement ensemble !" Originaire du Niger, le docteur Issa Ilou est vétérinaire. Installé à Bukavu en République démocratique du Congo, où il travaille comme directeur pour Vétérinaires sans frontières, il est venu cette semaine en Belgique pour souligner l'importance du concept One Health (qui associe santés animale, humaine et environnementale pour éviter l'émergence d'épidémie). En particulier, dans les régions rurales de l'Est du Congo, où les habitants vivent en contact étroit avec leurs animaux, ce qui augmente les risques de transmission. Ces régions enregistrent ainsi déjà chez les humains des cas de brucellose, de tuberculose ou de fasciolose, maladies qui proviennent du bétail.

Comment éradiquer une potentielle nouvelle pandémie avant même qu'elle ne se développe ? Vétérinaires sans frontières Belgique (VSF) s'efforce d'y travailler, notamment dans l'est du Congo. VSF y a mis en place un réseau de vétérinaires privés dans les régions rurales où les pouvoirs publics ne peuvent être présents. Ces jeunes diplômés ont bien sûr pour mission de soigner le bétail, principale ressource locale, mais ils sont aussi formés et équipés spécialement (kits de prélèvement…) pour détecter les zoonoses, ces maladies infectieuses animales qui peuvent passer vers les humains, à l'instar du Covid-19. "Les vétérinaires qu'on installe, on les équipe de matériel, détaille le Dr Ilou. En cas de suspicion de maladies, ils font des prélèvements et les envoient aux laboratoires. A côté de ma zone, par exemple, à Kahuzi Biega, il y a un Centre national avec un laboratoire. C'est un réseau qui fonctionne au plus près du terrain. Quand quelque chose dépasse la compétence de l'agent, il fait tout de suite appel à ses supérieurs, pour confirmer son diagnostic."
"Les vétérinaires sont les premiers remparts contre les zoonoses, car ils stoppent la maladie chez l'animal qui ne peut donc pas être transmissible à l'homme, souligne le directeur de VSF en RDC. Mais le vétérinaire ne peut pas travailler seul."

VSF vient d'ailleurs de commencer un programme commun avec Médecins du monde dans la région du Parc national Kahuzi Biega, à l'ouest du lac Kivu, près de Bukavu (Sud-Kivu). L'endroit est loin d'avoir été choisi au hasard : "On va travailler autour du parc Kahuzi Biega, où on intervenait déjà sur la zone avec notre projet vétérinaire, ce qui nous a permis d'affiner l'analyse du contexte, détaille Issa Ilou. On a choisi de travailler là-bas, parce qu'il y a la forêt avec les animaux. Le parc est en fait un espace protégé de 6 000 km2, qui abrite 136 espèces de mammifères, dont le chimpanzé et le gorille des plaines. Ces deux espèces sont des réservoirs importants de maladies émergentes. En outre, il y a le lac Kivu, et tous les parasites qu'il contient et où boivent humains et animaux. Enfin, c'est aussi une zone avec une population dense - il y a une surpopulation - et qui dégrade l'environnement en installant des cultures par la déforestation et en braconnant. Il y a une perte de biodiversité, mais aussi une proximité de la faune sauvage avec les humains et le bétail. Comme les animaux sauvages perdent leur habitat, ils s'approchent de l'homme. Et ceux qui font cela, sont des réservoirs de pandémies. Le bétail peut aussi servir de pont pour la transmission des maladies entre la faune sauvage et l'homme. C'est pourquoi il y a déjà, souvent, des alertes pour des zoonoses. Pour nous, cette zone est un cocktail explosif pour l'apparition de ces maladies émergentes. C'est pour cela qu'on veut les couper tout de suite, les circonscrire directement, pour éviter le cas du Covid-19 qui a des répercussions mondiales. Au Congo, c'était là, d'abord, qu'il fallait agir. Il y a urgence."
Le risque de la viande de brousse
Le projet de cinq ans est financé par la coopération belge et répond au concept One Health, qui allie santé des écosystèmes, humaine et animale pour prévenir les pandémies. "Il faut arriver à reconnecter les trois, ils sont intimement liés. On va renforcer (formation, équipements…) les médecins, les services vétérinaires publics et privés, ainsi que les services de l'environnement et de conservation de la nature, énumère le Dr Ilou. Les vétérinaires auront de quoi effectuer des prélèvements. On va aussi renforcer les gardes forestiers, pour qu'ils puissent faire leurs rondes, pour éviter le braconnage. Ainsi que restaurer l'environnement avec des plantations d'arbres, des pratiques écologiques… Le but est que les trois systèmes puissent fonctionner et travailler ensemble. Le deuxième angle, c'est le renforcement de la communauté. Il faut d'abord qu'elle soit sensibilisée, informée, pour qu'elle intègre le risque sanitaire dans sa pratique quotidienne. Par exemple, quand un éleveur fait la traite, il doit surveiller la santé de ses animaux, mais aussi se laver les mains et laver son matériel avant la traite, avoir du matériel en inox… Pour ceux qui vendent la viande, il y a aussi du matériel spécifique à utiliser."

Avertir sur les risques de contracter des maladies en cas de consommation de la viande de brousse fait aussi partie de cet effort : "Il est nécessaire d'éviter la consommation de cette viande. C'est pour cela qu'on propose aux gens le petit élevage, qui fournit une source de protéines et où on peut contrôler l'apparition de maladies. Au lieu qu'ils chassent dans la brousse, on les équipe d'un petit troupeau de chèvres. Ou encore de fonds pour un petit commerce, selon les besoins dans la zone."

VSF a aussi monté un projet pour analyser toute la zone jusqu'au lac Tanganyika mais attend toujours un financement, explique le docteur Ilou.
Cas d'école au Niger
Le système One health a prouvé son efficacité, témoigne le Dr Ilou, qui l'a vu de ses yeux dans le Sahel. "Au Niger, en 2018-2019, il y a eu des extrêmes climatiques : une sécheresse dure, suivie d'inondations. On voit d'ailleurs l'effet du changement du climat sur les maladies : concrètement, les inondations ont "réveillé" les vecteurs d'un coup et en grand nombre et les virus et bactéries ont dépassé la capacité d'immunité des animaux. Cela a provoqué une zoonose, la fièvre de la vallée du Rift (FVR), qui a tué des hommes et des animaux en grand nombre. Heureusement, c'était dans une zone où VSF et Médecins du Monde intervenaient déjà selon le concept One health. On avait déjà donné l'alerte auparavant, car on se trouvait dans des zones marécageuses et on estimait que l'année était à risque et que cette maladie pouvait émerger. On avait fait au préalable une cartographie avec les communautés."
Résultat de cette préparation : "Face à un cas, un vétérinaire privé mis en place par notre réseau a soupçonné la FVR, a fait un prélèvement et l'a envoyé au labo et c'était bien cela. Le système de santé (humaine) lui pensait plutôt à des maladies banales. Or, pour la FVR, il est important que le diagnostic soit posé très rapidement pour donner les médicaments adéquats. Cela a donc permis une prise en charge rapide et on a mis aussi les foyers en quarantaine pour limiter les mouvements et informé la population."
