Entre surpêche et changement climatique, les poissons d'Europe essaient de se maintenir à flot : "Ce que nous avons fait dans le passé aura des conséquences"
Ce mardi, l'Institut Français de Recherche pour l'Exploitation de la Mer (Ifremer) organisait une conférence de presse pour dresser un état des lieux des populations de poissons en Europe en 2022. Entre surpêche et changement climatique, les poissons essaient de se maintenir à flot.
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- Publié le 24-05-2022 à 18h09
- Mis à jour le 10-06-2022 à 11h57
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"Quand on mesure, on sait les choses. Quand on ne mesure pas, on ne sait rien", rappelle d'emblée Els Torreele, de l'Institut flamand de recherche pour l'agriculture, la pêche et l'alimentation. Dans ce cas précis, les données ne sont pas toujours faciles à obtenir : impossible, en effet, de compter tous les poissons présents dans les eaux européennes. Pour dégager des tendances et évaluer la situation, les experts s'appuient donc sur des données récoltées via les navires de pêche commerciale et de recherche ainsi qu'aux endroits où les poissons sont débarqués.
Il est aussi crucial de se coordonner au niveau international. "Travailler avec des experts d'autres pays donne aux scientifiques une vue d'ensemble de ce qui se passe avec les poissons et avec les écosystèmes marins en général", explique Els Torreele, ajoutant que c'est grâce à cela que les scientifiques européens sont en mesure de conseiller les gouvernements en les informant de la politique environnementale et des règlements pour soutenir le développement durable, l'utilisation et la gestion des ressources marines.
Un bilan en demi-teinte
C'est l'un des rôles du Comité scientifique, technique et économique de la pêche (CSTEP), qui dresse chaque année un état des lieux de la santé des populations de poissons en Europe. Qu'en retenir ? "En premier lieu, quelque chose de positif : la situation s'améliore, indique Clara Ulrich, directrice scientifique adjointe de l'Ifremer. Les populations de poissons sont plus abondantes et la pression de la pêche semble diminuer". L'édition 2022 du rapport confirme en effet la tendance observée depuis 20 ans. Mais la situation est contrastée et varie fortement d'une région à l'autre…

C’est par exemple le cas en Méditerranée. Malgré une très légère amélioration ces dernières années, la pression de la pêche est loin d’atteindre l’objectif de rendement maximal durable (RDM), qui correspond au niveau d’exploitation maximal possible sans perturber le processus de reproduction. Avec près du double de la valeur cible préconisée, 86 % des populations de poissons y sont considérées comme surexploitées. Par ailleurs, l’abondance des poissons y est toujours faible.
A contrario, la situation est bien meilleure dans l’Atlantique Nord-Est : la biomasse y a augmenté de plus de 40 % en dix ans et l’objectif RDM y est respecté, réduisant la pression liée à la pêche. La situation s’y est d’ailleurs fortement améliorée en 2019 et 2020. Mais le CSTEP reste prudent, estimant que la diminution de la pression de pêche pourrait être seulement passagère en raison de la baisse d’activité liée à la pandémie de Covid-19.
Enfin, le rapport souligne la nécessité de continuer à mettre en place des politiques. "Ce n'est pas une victoire définitive, note Clara Ulrich. De nombreux efforts doivent encore être faits pour parvenir à une politique de pêche durable."
Des eaux transformées
Pêcheurs et politiques européennes devront également tenir compte du changement climatique. Selon une projection issue de la collaboration de plusieurs instituts internationaux, la biomasse mondiale pourrait en effet diminuer de 40 % d'ici à 2100, si nous continuons à pêcher et à émettre du CO2 au rythme actuel. "Nous avons déjà perdu 5 % de la biomasse mondiale toutes causes confondues. Si l'accord de Paris est respecté et que nous diminuons les émissions de CO2, nous serons à -10 % en 2040 et les choses se stabiliseront", explique Didier Gascuel, chercheur à l'Institut Agro Rennes-Angers, en France.

Une partie de ces changements est d'ores et déjà irréversible. "Même si nous abaissons immédiatement nos émissions de CO2, ce que nous avons fait dans le passé aura des conséquences", insiste le chercheur. Et l'Europe ne sera pas épargnée : "La présence de poissons en Europe diminuera de 10 à 15 % dans les années à venir". Le réchauffement et l'acidification de l'eau, mais aussi la diminution de l'oxygène disponible peuvent expliquer cette forte diminution de la biomasse.
"Ces évolutions incontrôlées pourraient pousser tout le système à la surpêche et nous entraîner vers une mer appauvrie, en particulier de ses plus gros poissons", ajoute Didier Gascuel. Ces changements risquent d'affecter en premier lieu les différents types de plancton, à la base de la chaîne alimentaire des poissons. La croissance des poissons, pénalisée par le manque d'oxygène et de nourriture, s'en trouvera perturbée à son tour, tout comme les périodes de ponte. "Nous devrons discuter des nouveaux objectifs, des nouvelles normes et réglementations et développer ce qui sera l'approche écosystémique pour plus de résilience", préconise le chercheur.
Vers une approche écosystémique
Pour réduire l’incidence de la pêche sur les écosystèmes et préserver les ressources, les scientifiques se mobilisent dans la recherche de solutions. L’une des pistes explorées par les experts est une intégration plus importante de la dimension écosystémique dans les objectifs de gestion des pêcheries. L’idée est de prendre en compte les paramètres plus globaux de l’environnement, ainsi que les impacts sur l’écosystème de l’exploitation de cette population.
Un projet est actuellement développé sur ce principe en mer d'Irlande, confrontée à un effondrement des populations de poissons blancs. "Nous avons travaillé sur un modèle qui intègre des paramètres environnementaux comme la température et des paramètres sur les interactions alimentaires entre les différentes espèces de la mer d'Irlande, du plancton en passant par le cabillaud, l'églefin ou la sole. Des acteurs et parties prenantes de la filière, des pêcheurs et des ONG, ont contribué au projet" , note David Reid, du Marine Institute, en Irlande.
Cette approche permet d’adapter les seuils de mortalité par pêche en fonction de la situation : à la hausse quand l’état de l’écosystème est bon ou à la baisse quand les paramètres révèlent une situation globalement moins favorable. Avec à la clé, une pêche plus durable.