”Cela n’avait jamais été fait” : la fusion nucléaire a enfin réussi à produire de l’énergie "nette"
En Californie, des chercheurs sont pour la première fois parvenus à produire, grâce à la fusion nucléaire, davantage d’énergie qu’ils n’en ont injectée dans le processus. Mais une application commerciale de la fusion n’est pas attendue, au mieux, avant plusieurs décennies.
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Publié le 13-12-2022 à 13h48 - Mis à jour le 13-12-2022 à 18h43
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Ce mardi après-midi, le Département de l’énergie américain a détaillé une “percée majeure” réalisée dans le domaine de la fusion nucléaire. Pour la première fois, des chercheurs ont réussi à produire davantage d’énergie qu’ils n’en avaient injectée pour initier ce processus de réaction nucléaire. La conférence de presse du Département de l’énergie est à suivre à 16 heures ci-dessous, mais l’information avait été annoncée ce week-end par le Financial Times.
Afin de produire de l’énergie, la fusion nucléaire cherche à reproduire la réaction qui alimente les étoiles, dont notre Soleil. Grâce aux conditions de chaleur et de pression extrêmes qui y règnent, les atomes d’hydrogène fusionnent pour former de l’hélium, en produisant au passage une immense quantité d’énergie. Au contraire de la fission nucléaire, qui fonctionne en scindant le noyau d’un atome lourd, libérant ainsi de l’énergie, la fusion nucléaire provoque la fusion de deux noyaux légers, pour en former un plus lourd. Depuis des décennies, des chercheurs du monde entier tentent de développer la fusion nucléaire, dans le but d’en faire une source d’énergie propre, abondante et sûre.
En Californie, soixante ans après que la première idée a été lancée et "de nombreux combats et revers", des chercheurs du Laboratoire national Lawrence Livermore (LLNL) sont pour la première fois parvenus à produire un “gain net d’énergie” grâce à la fusion nucléaire. C’est-à-dire à produire davantage d’énergie que la quantité utilisée pour provoquer cette réaction. Cette réussite se retrouvera "dans les livres d'Histoire", a déclaré lors d'une conférence de presse la ministre de l'Energie, Jennifer Granholm.
Au National Ignition Facility (NIF), qui dépend du laboratoire californien, pas moins de 192 lasers sont pointés vers une cible, une petite bille aussi petite qu’un dé à coudre, où sont placés les atomes légers d’hydrogène à fusionner. Avec ce type de mécanisme de fusion qu’on appelle inertielle, les scientifiques ont ainsi produit 3,15 mégajoules, alors que 2,05 mégajoules (MJ) d'énergie ont été délivrés par les lasers à la cible. Soit un gain net de 1,1 mégajoule.
”C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait en fusion nucléaire”
”Au niveau local, on a produit davantage d’énergie que ce qu’on a injecté au niveau de la bille qui va imploser elle-même”, c’est un véritable gain d’énergie. C’est quelque chose qui n’avait jamais été fait en fusion nucléaire, analyse Vincent Massaut, spécialiste de la fusion nucléaire au SCK CEN, le centre de recherche nucléaire belge à Mol. Surtout, cela prouve que ce qu’on avait prévu pour la fusion – à savoir qu’elle pourrait produire davantage d’énergie que l’on en injecte – est vrai. C’est quelque chose d’important.”
Cependant, si “au point de vue scientifique, c’est un pas important car cela prouve que cela fonctionne et que cette approche physique est exacte, cela ne va pas accélérer la mise en pratique de la fusion inertielle”, remarque Vincent Massaut. Certains scientifiques n’attendent pas une utilisation “commerciale” produisant concrètement de l’électricité avant 2070, Vincent Massaut la voyant vers la fin de ce siècle. La directrice du laboratoire Livermore, Kim Budil, a elle évoqué mardi "plusieurs décennies", "moins que les soixante ans" qui ont été nécessaires au labo californien pour arriver au seuil d'ignition (comme on appelle aussi la faculté de produire plus d'énergie qu'injectée) d'aujourd'hui. "Pas non plus cinq décennies - ce que nous avions l'habitude de dire. Je pense que cela passera au premier plan et probablement, avec des efforts et des investissements concertés, quelques décennies de recherche sur les technologies sous-jacentes pourraient nous mettre en position de construire une centrale électrique."
”Une chose qu’il faut par exemple souligner, c’est que l’expérience du laboratoire californien est capable d’arriver à produire un tel résultat au mieux une fois par jour, relève Vincent Massaut. Or, pour produire réellement de l’énergie avec ce système, il faudrait faire la même chose 10 fois par seconde. On est loin du compte !”
Enfin, pour alimenter l’ensemble de la machine (pas seulement l'énergie des lasers envoyée sur la bille), il a fallu une quantité d'énergie nettement plus élevée que celle qui a été finalement émise. Concrètement, les lasers utilisés dans l'expérience (qui n'ont pas été conçus pour être efficaces énergétiquement, explique le Livermore) nécessitaient environ 300 mégajoules d'énergie pour envoyer seulement 2 mégajoules d'énergie dans l'expérience. La réaction a produit environ 3 mégajoules d'énergie.
”Il y a encore beaucoup de chemin à parcourir”
De manière générale, “il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Au niveau technologique, on est loin de la mise en pratique”, poursuit Vincent Massaut, qui ajoute que la fusion inertielle a 20 à 30 ans de retard sur une autre technique : la fusion magnétique. La directrice du Livermore a aussi reconnu que la fusion magnétique était bien plus avancée au niveau technologique et "qu'il y avait des obstacles très importants, aussi bien scientifiques que technologiques pour arriver la commercialisation de la fusion inertielle".
En bref, l’idée de la fusion nucléaire est d’essayer de rapprocher de très près des noyaux de deutérium et de tritium, alors qu’ils se repoussent naturellement. Pour les rapprocher, on peut soit les comprimer – c’est la fusion inertielle – soit les chauffer très fort en un plasma (”soupe” d’ions et d’électrons), jusqu’à 150 millions de degrés Celsius : c’est la fusion magnétique.
”Au niveau technologique, dans la fusion magnétique, on est en train de faire une machine, Iter, qui est déjà très proche d’un d’une machine de production d’énergie. Dans la fusion inertielle, on en est toujours à l’étape du laboratoire. Et pour une utilisation commerciale, rien ne dit que l’inertielle sera la solution, car il reste des problèmes pas piqués des hannetons à gérer”, juge Vincent Massaut.
Outre la nécessité d’augmenter l’efficacité des sources laser et de reproduire l’expérience à de bien plus fortes cadences, un autre défi de la fusion inertielle dans l’optique d’une future mise en pratique a par exemple trait à la récupération de l’énergie produite. “C’est une explosion au centre d’une chambre, et il faut être capable de collecter cette énergie”.
”Au niveau scientifique et au niveau microscopique, l’inertielle est en avance puisqu’ils ont réussi faire plus d’énergie que ce qu’on en a injecté au niveau local, mais le reste de la machine a encore d’importants développements à faire.”
De son côté, la fusion magnétique n’a pas encore produit un gain net d’énergie, car les machines construites à ce stade ne sont pas assez grandes, ce qui devrait changer avec Iter. Le projet international, actuellement en construction en France, utilise la technique dite de confinement magnétique : des atomes d’hydrogène seront chauffés dans un immense réacteur, où ils seront confinés à l’aide du champ magnétique d’aimants. Au niveau global, le système devrait théoriquement produire de 1 à 10 fois l’énergie injectée.
Retard dans le projet Iter
Toutefois, le projet vient de connaître un nouveau retard, qui reporte le premier test de production de plasma (prévu sans émission d’énergie) d’environ deux ans à 2026-2027. “Des composants majeurs de la chambre à plasma ont été mal fabriqués, mais ont déjà été montés. Il va falloir corriger les erreurs (on sait comment) et remonter les composants”, commente Vincent Massaut. Le premier plasma “réel” produisant de l’énergie devrait lui avoir lieu en 2035-36. “Cet essai-là sera le plus important car il va montrer quelle quantité d’énergie on peut récupérer.”
De façon générale, Vincent Massaut se montre optimiste : “Le plus positif, c’est qu’on avance quand même. Beaucoup disent : 'la fusion, c’est toujours pour dans vingt ou trente ans', mais des avances se font à tout niveau. Au niveau labo, comme ici à Livermore, et au niveau technologique et technique. Toutes les technologies nécessaires à la fusion avancent bien. On peut dire qu’on va y arriver, car la technologie va dans le bon sens.”
La première installation de démonstration de production d’électricité avec la fusion nucléaire, Demo, est attendue vers 2050 en Europe, et sans doute d’autres ailleurs dans le monde, vu la demande en énergie. “Je ne pense pas que la fusion nucléaire remplacera tout, car les énergies renouvelables vont continuer à être utilisées, ainsi que la fission nucléaire si on peut l’améliorer. Mais la fusion participera de manière importante au mix énergétique. Je dis “de manière importante” parce qu’il est prévu que ce soit de très grosses installations qui permettent de produire beaucoup de puissance et beaucoup d’énergie. Un désavantage est que c’est une technologie très complexe, puisqu’il faut obtenir des températures plus hautes que l’intérieur du Soleil, avec de la haute technologie (supraconducteurs, chambre à très haut vide, matériaux spécialisés, lasers à haute puissance, robotique nucléaire…), très difficile à mettre en œuvre dans les pays qui n’ont pas un haut niveau technologique. Le second, c’est qu’on fait encore des déchets radioactifs, c’est indéniable. Mais ils sont plus durables, la fusion ne produit pas de déchets à longue demi-vie : ils disparaîtront après 100 à 150 ans.”
Au rayon avantage, “c’est une énergie supplémentaire non carbonée, qui ne produit pas de déchets à longue demi-vie et qui est beaucoup plus sûre que la fission, car il n’y a pas d’emballement possible. Il y a aussi une sécurité d’approvisionnement car nos “carburants” (lithium et deutérium) se trouvent dans l’eau de mer.”