Jane Goodall : “Nous sommes dans la sixième extinction de masse”
La célèbre primatologue britannique Jane Goodall était de passage en Belgique. Nous l’avons rencontrée pour évoquer la crise de la biodiversité, son travail de conservation des grands singes avec le Jane Goodall Institute, et ses découvertes sur les chimpanzés.
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Publié le 13-12-2022 à 08h46
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Le Dr Jane Goodall, 88 ans, est une éthologue et militante environnementale de renommée mondiale. Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique, elle est connue pour ses études révolutionnaires sur les chimpanzés sauvages menées depuis les années 1960 au Gombe Stream National Park en Tanzanie. Elle y a découvert que les chimpanzés fabriquent et utilisent des outils, ce qui bouleversé les connaissances scientifiques de l’époque et a redéfini notre compréhension de la relation entre les humains et les (autres) animaux. Avec l’Institut qu’elle a fondé, elle a créé le centre de recherche de Gombe Stream, qui abrite désormais le groupe de chimpanzés sauvages le plus étudié au monde. Avec l’Institut Jane Goodall, la primatologue mène à présent des efforts de conservation des chimpanzés, des grands singes et de leur habitat à travers l’Afrique. Elle sensibilise aussi les jeunes du monde entier à la protection de la biodiversité.
Nous l’avons rencontrée lors de son passage en Belgique, à Genval, où le JGI Belgique mène des plantations d’arbres en compagnie d’autres ONG, quelques jours avant le début du sommet des Nations unies sur la protection de la biodiversité (Cop15).
Qu’attendez-vous de la Cop 15 qui a lieu à Montréal ?
Je suis à peu près sûre que cela aidera à sensibiliser, à la prise de conscience que l’horreur de la perte de notre biodiversité va croissant. Et je pense que la Cop va attirer l’attention sur ce fait. Je suppose que beaucoup d’engagements seront pris. Et nous devrons attendre et voir si ces engagements sont honorés.
Vous êtes sur le terrain depuis les années 1960. Avez-vous pu observer cette perte de biodiversité de vos propres yeux ?
J’ai en effet constaté cette perte, par rapport à lorsque j’étais enfant. Entre les rencontres avec le public, je retourne dans la même maison (en Angleterre, NdlR) où ma sœur vit en permanence. Le nombre d’espèces d’oiseaux a chuté d’environ 50 %. Quand j’étais enfant, nous avions des écureuils roux, nous n’avons plus que des écureuils gris. Quand j’étais petite, si vous ouvriez la fenêtre la nuit, en été, la pièce était immédiatement remplie de papillons de nuit et d’insectes de toutes sortes. Aujourd’hui, je suis très excitée si, quand les mois chauds arrivent, je suis piquée par un moustique ! Et nous n’avons plus de hérissons. Je pense que cela s’explique en partie par le nombre de véhicules sur les routes, en partie par le fait que les gens utilisent des herbicides et des pesticides dans leurs jardins. Et c’est tout à fait tragique. J’ai vu la même diminution de la biodiversité en Afrique, bien sûr. Et nous nous trouvons dans la sixième extinction de masse.
Pouvez-vous justement illustrer l’impact de cette perte de biodiversité en Afrique, où vous avez passé une bonne partie de votre carrière de scientifique ?
La plus grande perte de biodiversité est due à la déforestation et à la perte d’habitats. Les différents habitats en Afrique diminuent à mesure que les populations humaines augmentent. Et il y a de plus en plus de routes et de développements en tout genre. En Afrique, la situation est tout aussi sombre, sinon plus que chez nous. Nous y avons aussi le commerce de la viande de brousse, où des gens chassent les animaux sauvages pour des raisons commerciales, pas seulement pour leur subsistance. Et on a même des “Trophy Hunters”, des chasseurs sportifs ou soi-disant sportifs qui payent des milliers de dollars pour aller tuer un bel éléphant. Cela nuit à l’avenir génétique des différentes espèces.

À votre avis, quelles sont les solutions ?
Les solutions sont premièrement que nous devons mettre de côté plus de terres pour que la nature ne soit pas perturbée, mais sans faire de séparation nette entre les animaux et les gens, car cela ne fonctionnera jamais. Le plus important est donc d’obtenir le soutien des populations locales, des communautés vivant autour des zones fauniques. C’est ce que nous avons prouvé à Gombe, une petite forêt qui était autrefois entourée de collines nues. Et maintenant, les arbres sont de retour, grâce aux graines laissées dans le sol, parce que les gens comprennent que la protection de l’environnement et de la biodiversité est nécessaire pour leur propre avenir, et pas seulement pour la faune.
C’est ce que vous essayez de faire avec votre Institut ?
C’est vrai, oui, nous, nous avons en quelque sorte été les pionniers de la conservation dirigée par la communauté (de villageois). Et puis avec notre programme jeunesse Roots and Shoots actif dans 66 pays, des jeunes grandissent en comprenant l’importance de la biodiversité, que nous faisons partie du monde naturel. Et nous en dépendons pour notre eau, notre nourriture… Partout où nous vivons, nous dépendons du monde naturel, mais nous dépendons d’écosystèmes sains. Et à mesure que les espèces animales et végétales disparaissent de ces écosystèmes, ceux-ci s’effondrent.
Qu’en est-il dans ce cadre des chimpanzés, que vous avez étudiés toute votre vie. Ils sont très menacés ? Quelle est leur situation ?
En un mot, il y avait autrefois jusqu’à un million de chimpanzés. Aujourd’hui, personne ne sait exactement combien ils sont, peut-être 250 000 à 300 000… Mais ils sont dispersés à travers l’Afrique. Tant de communautés de chimpanzés comme à Gombe sont devenues isolées, ce qui signifie qu’il y aura trop de consanguinité et que cette communauté est destinée à disparaître. Créer des couloirs entre une zone protégée et une autre, aider les villageois à réaliser que dans les paysages, les chimpanzés et autres animaux doivent pouvoir se déplacer d’un endroit à un autre… C’est parce que nous travaillons avec les communautés, que nous les aidons à trouver des moyens alternatifs de gagner leur vie sans détruire la faune, que les chimpanzés gagnent progressivement un peu des surfaces forestières qu’ils avaient perdues. Donc, en ce qui concerne la situation des chimpanzés à travers l’Afrique, ils sont tous en danger, mais nous, au JGI (Jane Goodall Institute), nous travaillons dans six pays africains, et il y a davantage de chimpanzés à ces endroits qu’il n’y en aurait si nous n’aidions pas à protéger la forêt et à éduquer les gens…

Les chimpanzés sont l’une des espèces les plus proches des êtres humains…
… Les chimpanzés et les bonobos sont identiques à nous, génétiquement. Un bonobo s’appelait d’ailleurs autrefois un chimpanzé pygmée. Mais ils sont différents. Seul 1 % à peu près de l’ADN diffère entre nous et les chimpanzés, et entre nous et les bonobos, et entre les bonobos et les chimpanzés…
Et pourtant, nous les tuons…
Nous ne tuons pas délibérément des chimpanzés, sauf certaines personnes. Et ils le font pour gagner de l’argent, tout comme nous détruisons des forêts pour gagner de l’argent. Et c’est donc un gain à court terme, sans penser à l’avenir à long terme des animaux ou de nous-mêmes. Et, vous savez, nous ne nous demandons pas comment cette décision affecte l’avenir. Nous nous demandons : comment cette décision nous profite-t-elle maintenant ? Et nous avons cette idée folle qu’il peut y avoir un développement économique illimité partout sur une planète aux ressources naturelles limitées.
En ce qui concerne les chimpanzés à nouveau, quelle est la découverte scientifique la plus récente que vous voudriez mettre en évidence ?
Je pense que ce qui est intéressant c’est que, à Gombe, nous étudions ces chimpanzés depuis plus de 62 ans et nous apprenons toujours de nouvelles choses. Ceci essentiellement parce que nous avons suivi les familles au fur et à mesure qu’elles se développent. Et l’on peut ainsi découvrir s’il y a certaines caractéristiques qui sont typiques de cette famille, génération après génération. Nous en sommes maintenant à la cinquième génération. Il n’y a rien que je peux spécialement mettre en évidence : on a observé des comportements agressifs et méchants, des exemples d’altruismes, d’adoption d’autres bébés… La plus-value, ce sont ces enregistrements de données sur le long terme, et le fait que les chimpanzés sont maintenant étudiés dans sept endroits différents. Nous pouvons ainsi voir les différences : que les chimpanzés ont des cultures différentes, des comportements transmis d’une génération à l’autre.
Pouvez-vous donner quelques exemples de cette “transmission culturelle” ?
Par exemple, les chimpanzés assez éloignés de Gombe utilisent de petits bâtons courts. Ils l’introduisent dans le trou d’un arbre, qui est le nid d’une sorte de fourmis, la fourmi charpentier. Les chimpanzés creusent dans le trou avec le petit bâton, donc les fourmis sortent en masse et les chimpanzés les mangent. Mais on n’avait pas observé ce comportement à Gombe, absolument jamais. Et puis soudain, c’est apparu. Donc ça se passait là-bas. Et puis soudain, ça se passait ici ! En fait, une femelle, avec son petit, est arrivée depuis cet endroit jusqu’à Gombe (les femelles peuvent se déplacer alors qu’un mâle serait tué et une femelle sans enfant serait tuée). Le bébé avait déjà appris à le faire ; un autre jeune l’a regardé et l’a ensuite fait lui-même. Et peu à peu, ce geste s’est répandu dans toute la communauté de chimpanzés. Les chimpanzés de Gombe ont donc maintenant une nouvelle culture, qui n’avait jamais existé pendant 58 ans ! Un autre exemple : quand je suis arrivé à Gombe, il y avait tous ces manguiers qui ont poussé à partir des graines de mangue jetées pendant la traite des esclaves (la traite des esclaves s’est déroulée tout le long du lac Tanganyika et ceux-ci ont emporté des mangues avec eux). Les babouins ont immédiatement adopté cette nouvelle source de nourriture merveilleuse. Les chimpanzés, jusqu’à il y a huit ans, ne touchaient jamais les mangues. Et puis encore une fois, un bébé a commencé à manger une mangue. Et un autre petit a regardé et a commencé à le manger. Et puis les mères ont commencé à en manger. Maintenant, pendant la saison des mangues, tous les chimpanzés mangent des mangues !

Ce genre de découvertes a priori étonnantes sur les chimpanzés vous surprend encore ?
Non, je ne suis pas surprise de ces transmissions culturelles… Mais ce qui est merveilleux, c’est de montrer comment ils peuvent s’adapter rapidement à une nouvelle situation. Ainsi, à Gombe, les chimpanzés font un nid le soir et y restent toute la nuit. Chez les chimpanzés au Sénégal, où il fait extrêmement chaud en journée à la saison chaude, les chimpanzés ont appris à se nourrir la nuit, ce qui n’arriverait jamais à Gombe. En Ouganda, c’est encore plus intéressant : les chimpanzés se trouvent autour d’une zone où il y a des cultures vivrières de l’autre côté. Et parce qu’il y a moins de nourriture dans la forêt et parce que des gens s’y déplacent, un jeune a probablement compris qu’il pouvait manger du maïs ou des bananes. Mais comme c’est dangereux le jour, car les villageois peuvent leur tirer dessus, ils ont appris à se nourrir dans ces cultures la nuit. Ils ont adapté ce comportement complètement nouveau en quatre ou cinq ans…
Lorsque vous étiez sur le terrain, avez-vous pu établir des liens personnels avec les chimpanzés ?
Au début, oui, quand on ne se rendait pas compte qu’il ne fallait pas qu’ils interagissent avec les équipes, parce que personne ne les a jamais étudiés. Je pouvais épouiller David Greybeard. Je pouvais jouer avec Figan. Mais nous ne ferions plus cela aujourd’hui. Parce que cela perturbe l’analyse scientifique, mais aussi parce qu’ils peuvent attraper nos maladies. Et bien sûr, nous pouvons attraper les leurs.

Vous êtes en effet connue pour avoir donné des noms aux chimpanzés… Mais aussi pour avoir montré, notamment avec David Greybeard, que les chimpanzés avaient des émotions. Comment avez-vous découvert cela ?
Vous pouvez voir qu’un chien a des émotions, non ? Qu’il peut être heureux ou triste… Et les chimpanzés sont encore davantage comme nous. Quand ils sont heureux, ils rient… Quand ils sont tristes – (doucement) ouh ouh ouh – ils pleurent…
Vos yeux brillent lorsque vous en parlez. Vous êtes toujours passionnée par les chimpanzés…
Oui ! (sourire)