"On risque de ne pas survivre en tant qu’humains”
Rencontre avec la biologiste Caroline Nieberding à l’occasion de l’expo “Animalia”, qui s’ouvre au Train World à Bruxelles. Biologiste et professeure d’écologie terrestre à l’UCLouvain depuis 2008, elle est l’une des expertes qui s’exprime dans le cadre de cet événement.
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Publié le 30-03-2023 à 06h48 - Mis à jour le 30-03-2023 à 09h45
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Dans le cadre d’Animalia, vous êtes l’une des voix scientifiques qui donne vie au monde du vivant. Sur quoi portent précisément vos recherches ?
Avec mon équipe, nous travaillons sur les insectes, précisément, les papillons. J’essaie de comprendre comment les changements d’habitats affectent la survie des papillons de jour. Ce groupe taxonomique est un bon indicateur de l’état de santé des écosystèmes. Les populations de papillons se crashent : on observe une diminution de 30 % des espèces en Belgique. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on perçoit : les écologistes l’appellent “l’effet pare-brise”. Quand on descendait dans le Sud de la France, en vacances, et les gens qui ont plus de 40 ans savent ce que je veux dire, on devait s’arrêter pour nettoyer les pare-brise, des papillons s’y agglutinaient. Ce n’est plus le cas. Il n’y a plus de représentants de ces espèces.
Dans l’expo, vous adoptez un ton sérieux qui raconte des choses qui sont loin d’être rassurantes. Faut-il être alarmé ? Alarmiste ?
C’est tout le jeu de la communication, soit votre expertise, et non la mienne. Nous, scientifiques, nous sommes en train de paniquer. J’ai des gouttes de transpiration qui descendent dans mon dos quand je vois les problématiques concernant l’eau. On va connaître des problèmes de production agricole, avec le dérèglement climatique et, en même temps, s’il n’y a plus d’insectes pour polliniser les champs…
Nous suivons le même chemin que les dinosaures ?
C’est un peu cela. Durant les crises majeures précédentes, les espèces de grosse taille, donc de plusieurs dizaines de kilos ont disparu, car en termes d’activité métabolique, elles ont des besoins élevés. Il est utopique de penser que nous allons nous en sortir, alors que toutes les grosses espèces qui vivent sur Terre, sont, en ce moment, sur liste rouge, en voie d’extinction.
Cela veut dire que, dans ce qui va nous arriver, il vaut mieux être un petit format ?
Les espèces de petite taille aux activités métaboliques faibles survivront-elles parce qu’elles consomment très peu d’énergie ? C’est imprédictible. La Fondation française pour la Recherche sur la Biodiversité prévient que, dans trente ans, 10 % de toutes les espèces sur Terre auront disparu, si on ne fait rien. Est-ce beaucoup ? Ce qu’il est important de saisir, c’est la vitesse à laquelle ces espèces sont exterminées, 10 à 100 fois plus vite que dans les crises d’extinction majeure précédentes, notamment celle des dinosaures. On risque de ne pas survivre en tant qu’humains.
Animalia évoque le grand dauphin bleu qui disparaît dans les filets de pêche, ou des espèces de tortues qui comptent leurs individus sur les doigts de la main. On ne prend pas forcément la mesure du fait que l’homme est tout aussi concerné par l’extinction ?
C’est exactement cela qu’il est temps de comprendre. Mais, comme les biologistes se sont dit qu’ils parlaient dans le vide, ils ont inventé l’expression de “service écosystémique”. Quand ils disent que disparaît telle ou telle espèce, les gens trouvent ça très dommage, mais ça n’affecte pas leur vie quotidienne. La disparition des éléphants, par exemple. Les biologistes soulignent désormais le coût écologique de la perte d’une espèce sur Terre. Cette espèce fait un travail pour le bien-être humain, qui, pour le moment, est gratuit. Comme purifier l’air ou nettoyer l’eau douce… On sait qu’on a des problèmes d’approvisionnement en eau douce… On sait qu’il y a neuf critères environnementaux qui ont un seuil de tolérance à ne pas dépasser pour la bonne santé de la Terre. Cinq critères se portent déjà mal (changement climatique, disparition en cours de la biodiversité, perturbation des cycles biochimiques, modification de l’occupation des sols, introduction de nouvelles entités dans l’environnement, NdlR). Et, maintenant, on observe une raréfaction de l’eau douce. La purification de l’eau, la pollinisation par certaines espèces animales, représentent des centaines de milliards annuels qui ne sont pas remplaçables par des machines.
En vous écoutant parler dans les vidéos de l’expo “Animalia”, on a envie de hurler : “ça urge !”
C’est glaçant. L’ampleur de la crise est très bien documentée. Le problème ? Le message ne passe pas parce qu’il fait trop peur. On préfère regarder ailleurs. Et pourtant, toutes les solutions sont là.
En Belgique, on a deux problèmes. Primo, ce qu’on fait sur notre territoire et, secundo, le fait qu’on importe pratiquement tout ce qu’on consomme : 80 % de notre consommation alimentaire. Nous importons des choses qui dégradent notre environnement. En achetant des choses locales, on arrête de détruire la forêt tropicale, alors que toute la biodiversité se trouve là. Pour l’instant, on y abat les arbres, soit pour chercher de l’or ou des métaux rares pour nos téléphones ; soit on plante du soja, qui sera le futur import alimentaire de nos élevages bovins. Nourrir les élevages industriels fiche la forêt en l’air. On parle de l’équivalent de cinq ou six terrains de foot par semaine ! C’est ce à quoi on participe quand on achète des trucs sans regarder la provenance.
Notre principal problème de biodiversité ? L’agriculture ! L’agriculture est essentiellement industrielle. On a 1,2 million de bovins 'blanc bleu belge' sur le territoire. Les nourrir occupe une surface gigantesque. Ce qui est bien documenté sur Our World in Data : si on passe à un régime partiellement végétarien – ce qui est une décision que l’on peut prendre à échelle individuelle –, on réduit de 70 % la surface utilisée en termes du nombre d’hectares nécessaires pour nourrir un humain.
Arrêter de manger de la viande résoudrait en partie la crise de la biodiversité ? Cette info est-elle connue du grand public ?
Il y a dix ans quand j’en ai parlé, je me suis fait allumer par mes propres collègues. Je n’avais pas le droit de parler de cela parce que des bovins étaient en prairie, et que, “la prairie, elle absorbait du CO2”. Alors, oui, c’est vrai, mais c’est trois mois par an, alors que l’empreinte écologique de l’élevage, c’est sur toute l’année ! Quand on pense à la quantité de surface nécessaire pour élever un kilo de viande… Alors que pour la même quantité de calories, en végétal, on utilise dix fois moins de surface…
Je tiens à préciser que beaucoup de choses ont changé. Il y a “les mois du véganisme”. On se rend compte que la relation à la santé est bien différente de ce qu’on pensait : manger de la viande comme on le fait en Belgique réduit notre espérance de vie de 6 ans. Manger de la viande 130 grammes par jour, comme l’indique la moyenne belge, c’est six fois plus, en termes de morbidité, que le sida ou la malaria… Il faut accepter le fait que manger de la viande s’avère plus dangereux que la cigarette, le sexe non protégé, et la drogue, combinés – info parue dans le Lancet, la grande revue médicale.
Il y a une solution dans la protection de la biodiversité qui est à l’échelle des individus ?
Oui. Mais je voudrais évoquer un autre problème qui a sa solution : c’est la question de l’urbanisation. Depuis qu’on a des voitures individuelles, on ne dépend plus des transports publics. Sans compter les voitures de société… On construit partout. Mais on construit sur quoi ? Nos terres agricoles ! Savez-vous qu’un tiers des résidences neuves ont été édifiées ces sept dernières années ? Ce modèle n’a aucune viabilité, pas même à échelle individuelle. Dès l’instant où la voiture va disparaître (car le coût énergétique ne sera plus payable), que vont devenir ces maisons ? On ne va manger des briques…
In fine, qu’est-ce qui nous bloque pour réaliser cette transition ? Tant que la mobilité individuelle est subventionnée via les voitures de société et le financement d’autoroutes plutôt que de placer l’argent dans des transports en commun propres qui arrivent à l’heure, il est compliqué de dire aux gens de prendre le train… Je le prends tout le temps, et je suis toujours en retard…
“Quitte à prendre le mur, mieux vaut le prendre à 70 km/h qu’à 130.”
Vous n’êtes pas très optimiste ?
Non. C’est mon problème.
Il y a des raisons de l’être ?
Ne rien faire, c’est déprimant, et vivre dans le changement permet de ne pas être isolé. Enfin, la seule solution c’est, quand même, de mettre un pied devant l’autre. Et comme le répète mon collègue Jean-Pascal van Ypersele : “Quitte à prendre le mur, mieux vaut le prendre à 70 km/h qu’à 130”. Je peux vous dire qu’on va avoir des dégâts. Autant qu’ils soient les plus limités possibles. La seule façon d’y parvenir, c’est de cravacher pour limiter le problème. J’ai des enfants… Ce sont les enfants qui nous forcent à prendre conscience qu’ils ont droit à un monde meilleur que celui qu’on est en train de leur laisser.
-- > “Animalia”, Au Train World, à la gare de Schaerbeek, jusqu’au 5 novembre. Infos : www.trainworld.be