Ce phénomène “insidieux” qui dévore les sols wallons
La professeure Aurore Degré, qui a contribué à la cartographie wallonne de sensibilité à l’érosion, défend la nécessité de protéger les sols agricoles de la Région wallonne.
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Publié le 06-05-2023 à 20h08 - Mis à jour le 07-05-2023 à 17h35
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”Il faut un plan anti-érosion pour protéger nos sols. Le problème visible est qu’il y a de la boue qui arrive (des champs) dans la maison des gens – de telles scènes à Orp-Jauche en 2011 ont d’ailleurs marqué le point de départ de cette réflexion sur l’érosion – mais la cause est que les sols s’abîment”, assure la bioingénieure Aurore Degré, professeure à Gembloux Agro-Bio Tech, qui fait partie des scientifiques ayant travaillé sur une nouvelle cartographie wallonne de sensibilité à l'érosion (arrachement et déplacement de particules de sol agricole) à la demande du Service public de Wallonie et en appui du bureau d’ingénierie-conseils Sher.
"Il faut savoir que les sols constituent une ressource extrêmement peu renouvelable, poursuit la scientifique. Les sols nous rendent beaucoup de services : on y fait pousser la nourriture, ils régulent toute l’hydrologie (d’où les débats sur les questions d’imperméabilisation et le stop béton), ils épurent les eaux, ils régulent les échanges de gaz à effet de serre entre le sol profond et l’atmosphère… Nos sols, il faut donc les protéger. Mais le problème est que l’érosion telle qu’elle existe aujourd’hui en Europe, et particulièrement en Wallonie, use les sols à une vitesse beaucoup trop importante par rapport à la production de sol. Les sols se construisent petit à petit : pour faire un centimètre de sol, il faut plus d’un siècle (pour certains sols, c’est parfois mille ans). L’érosion, elle, est bien plus rapide. Actuellement, on perd du sol par érosion beaucoup plus rapidement que ce qui ne se crée naturellement.”

La prise de conscience se fait attendre
L’autre problème est que la prise de conscience des agriculteurs est moins rapide qu’ailleurs, car les impacts ne se font pas encore réellement ressentir, selon la scientifique. “Le problème, en Région wallonne, c’est que nous sommes beaucoup trop chanceux : on a des sols très profonds, donc on part avec un capital très important. Et l’agriculture ne connaît donc pas encore de perte de rendement ou d’années où les sols sont totalement secs parce qu’ils sont très peu profonds. Dans le nord de la France, les agriculteurs se sentent beaucoup plus concernés par ces questions d’érosion parce que, lorsqu’ils labourent leurs terres, la charrue casse contre la roche, car le sol a perdu son épaisseur. Mais l’érosion est bien là en Wallonie et on ne peut pas continuer à perdre du sol au même rythme.” Aurore Degré, avec ses collègues, a créé une carte de sensibilité à l’érosion, qui montre comment celle-ci se distribue spatialement. Cette carte croise trois couches de données, chacune liées à des critères considérés comme des “agents érosifs” : les pluies, le type de sol, et le paysage (c’est-à-dire l’importance de la pente ainsi que sa longueur, qui influence respectivement la quantité du ruissellement et son énergie). “Nous avons couvert les 17 000 km2 de la Wallonie avec une énorme image, où chaque pixel représente une zone 10 mètres sur 10 alors, pour lesquels on a croisé trois couches. En résumé, les régions les plus sensibles à l’érosion sont le Brabant wallon, le Tournaisis et le Condroz.”
Pluie agressive
La première couche est formée à partir des données d’une centaine de stations météo “bien réparties sur le territoire” sur l’érosivité ou l’agressivité de la pluie, soit sa force pour arracher les particules de sol. “L’agressivité de la pluie est liée à la quantité de pluie et donc au relief : en passant du nord-ouest vers le sud-est de la Wallonie, on passe progressivement quasiment du simple au double au niveau de l’agressivité (érosivité). Concernant les sols, nous sommes partis d’une carte des sols extraordinaire et très détaillée – la meilleure carte des sols du monde – , qui a été faite après guerre pour connaître le potentiel agricole de nos sols, que nous avons enrichi avec les taux de matière organique aujourd’hui présents dans le sol, élément important pour estimer si celui-ci est érodable. Dans ce cadre, ce sont les sols limoneux qui sont les plus fragiles, c’est-à-dire toute la bande dans le nord de la Wallonie le long de la frontière linguistique. Pour la troisième couche, le paysage, nous avons utilisé des algorithmes qui se basent sur un modèle numérique de terrain et qui nous donne pour chacun des pixels l’altitude. Ces filtres permettent de nous dire quel est le cheminement d’une goutte lorsqu’elle ruisselle en suivant la plus grande pente jusqu’à la rivière. Les pentes les plus importantes se trouvent dans le Condroz ou les Ardennes. Mais dans le nord du Brabant wallon ou du côté de Lasne et dans le Pays des collines, il y a aussi des pentes importantes et donc de grandes longueurs d’écoulement. On a en outre des grandes parcelles en Brabant wallon vu que ce sont de très bonnes terres.”
Coulées de boue insidieuses
C’est cette carte, “qui établit la sensibilité naturelle à l’érosion” des parcelles agricoles, qu’a ensuite utilisée l’administration wallonne pour établir des règles en fonction du niveau de sensibilité. Plus la parcelle est sensible, plus les mesures sont strictes, l’idée étant que les mesures compensent cette sensibilité à l’érosion. Les associations agricoles se plaignent cependant d’incohérences, jugeant que des parcelles considérées comme extrêmes par exemple ne devraient pas être classées dans cette catégorie, vu l’absence de problèmes. “Je ne pense pas qu’il y ait d’erreurs dans notre formule ou l’algorithme. On a travaillé sérieusement et tout nous paraît logique et cohérent. Certains agriculteurs nous disent qu’ils n’ont jamais eu de problèmes sur leur parcelle. Effectivement, si n’y a pas une maison en bas de la parcelle, il n’y a jamais eu de boue chez les gens. Une grande parcelle peut couler effectivement sur un chemin et sur une rivière, donc personne ne se plaint quand ça coule. Mais notre objectif est effectivement de protéger le sol et pas uniquement aux endroits où on a eu la bêtise d’aller mettre des maisons en bas de parcelles.”
Selon Aurore Degré, une parcelle de 17 hectares en pente dans une région limoneuse comme celle évoquée dans notre reportage ne peut que connaître de l’érosion. Mais le phénomène peut être “insidieux”. “Ce n’est pas visible de manière flagrante. Quand on parle de coulées boueuses, ce ne sont pas des montagnes qui s’écroulent comme au Chili : c’est de l’eau chargée en sédiment qui s’écoule. Mais si à chaque pluie, un peu de sédiments s’en vont, au bout de l’année, 15, 20, 30 tonnes de terre ont été perdues. Par hectare, cela fait quelques millimètres mais c’est beaucoup plus que la production naturelle de sol.”
Le défaut des grandes parcelles
Si certaines cultures sont plus propices à l’érosion, de grande parcelles la favorise aussi, car elles fournissent un très long parcours à l’érosion. Et si le ruissellement s’écoule sur une longue distance, cela lui donne plus d’énergie. Une possibilité pour éviter que de grandes parcelles soient classées comme extrêmes est donc de les diviser en petites parcelles de différentes cultures, dont toutes ne seront pas alors ainsi catégorisées, conseille Aurore Degré. Un autre point de discussion est que l’administration, pour obtenir une carte plus simple a considéré que si 50 % de la surface de la parcelle ou 50 ares dans la parcelle était considéré en classe extrême alors l’ensemble de la parcelle l’est. Cela a été fait sur base de “parcelles sentinelles” bien connues des spécialistes.
Par ailleurs, le dérèglement climatique risque bien d’aggraver la situation. “La situation ne va pas aller on s’améliorant même si on nous parle beaucoup de sécheresse. On risque certes d’avoir moins souvent de la pluie mais quand on en aura, elle sera beaucoup plus agressive qu’aujourd’hui. L’air étant plus chaud, il peut contenir plus de vapeur ; au moment où la pluie se déclenchera, elle sera plus intense et l’intensité de la pluie fait l’agressivité. En outre, une pluie intense sur un sol desséché, ce n’est pas très bon non plus, cela peut générer beaucoup de ruissellements et donc de l’érosion. “