À Baelen, les saumons de la discorde: “Ce n’est pas en étant anti-projets en Europe qu’on va régler les problèmes d’importation”
Coulé avant même d’avoir commencé ? Le projet de la société suisse Cold Water, qui souhaite installer un élevage de saumon en pisciculture à Baelen, risque de ne jamais voir le jour.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/70bb1a17-0ccf-40d5-a5f5-2d078d3af5ce.png)
Publié le 18-05-2023 à 18h02
:focal(545x417.5:555x407.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/AKYLVQJLMBHXTJEDYM5MA2I3DI.jpg)
Si l’on vous parle de producteurs de saumon, il y a de fortes chances pour que vous pensiez à la Norvège, à l’Écosse ou même à l’Irlande. Beaucoup moins, par contre, à la commune de Baelen, située en plein cœur des Hautes Fagnes. C’est pourtant là que souhaite s’installer Cold Water, une entreprise suisse spécialisée dans l’élevage de saumon en pisciculture active depuis 2013. Si Willy Borsus (MR), le ministre de l’Économie wallon, se dit favorable au développement d’une filière de saumon d’élevage, ce n’est pas le cas de la ville de Baelen. Le Conseil communal vient en effet de refuser le permis demandé par l’entreprise, malgré l’avis favorable de la Région wallonne, mettant un terme à la saga commencée en 2020.
Demandes répétées
Cette année-là, une première demande de permis est introduite par l’entreprise suisse Cold Water et son CEO, Julian Connor, afin de réaliser un forage test. Le Conseil communal l’avait octroyé, mais le projet d’élevage de saumon avait été revu à la hausse, forçant l’entreprise à introduire une nouvelle demande concernant cette fois quatre forages tests, nécessaires pour connaître la capacité réelle de la nappe phréatique. Après examen, cette demande avait été refusée par le collège communal. “L’une des causes principales du refus est qu’il n’y avait pas d’études d’incidences sur l’environnement pour avoir une vue globale”, nous explique Maud Joskin, chargée de ce dossier “un peu complexe” au département environnement de la ville de Baelen.
L’entreprise ne s’est pas contentée de ce refus et a décidé de réintroduire la même demande, accompagnée cette fois d’une étude d’incidences sur l’environnement ; ce qui nous amène au début d’année 2023. “Il y a eu une enquête publique qui a suscité pas mal de réactions”, poursuit Maud Joskin. Plusieurs instances ont également été consultées avant que le collège communal de Baelen ne remette un premier avis. “On a aussi reçu les avis des collèges de la ville de Limbourg, d’Eupen”, précise l’employée communale.
Une fois le dossier complété, il a été envoyé au Service Public de Wallonie, qui a rédigé un rapport de synthèse et remis à la commune un avis en faveur du projet. Le Conseil communal s’est quant à lui rapproché des géologues de l’ULiège afin de prendre sa décision “en toute connaissance de cause”. C’est finalement jeudi dernier que la décision finale est tombée. “Malgré l’avis favorable de la Région wallonne reçu par la Commune il y a quelques jours, le Collège a décidé de rester sur sa position initiale, à savoir : refuser la demande. L’avis sollicité auprès de scientifiques de l’Université de Liège enrichit encore l’argumentaire et conforte le Collège dans sa décision”, a communiqué la commune.
Jusqu’à 150 m³ par heure
Si la demande a fait l’objet d’autant de discussions, c’est parce que les enjeux pour la région sont importants : cette activité d’élevage aurait nécessité des quantités importantes d’eau, puisées directement dans les réserves souterraines, pour alimenter les bassins en eau. “La nappe phréatique dans laquelle nous allons puiser l’eau ne pose de problème à personne. Nous avons pensé que ce serait un bon emplacement, car il y a beaucoup d’eau à cet endroit et personne d’autre ne semble l’utiliser”, estime l’homme d’affaires Julian Connor.
“On a fait une demande pour 100 m³ par heure, qui correspondent à des pics d’utilisation sur de très courtes périodes”, précise quant à lui Christopher Valente, consultant pour l’entreprise. “Sur l’unité, on sera en moyenne entre 50 et 65 m³ par heure de consommation d’eau”, ajoute-t-il.
Des quantités d’eau jugées bien trop importantes par les habitants de la région. Il y a trois mois, une pétition a été lancée par “Hot Water East Belgium”, un collectif de citoyens de Baelen et des environs. Ils jugent l’installation bien trop gourmande en eau et craignent que les pompages n’impactent négativement les nappes avoisinantes. Outre la diminution de la quantité annuelle des précipitations et la succession de périodes de sécheresse, le collectif rappelle que selon Engie, une famille type de trois personnes consomme en moyenne 104 m³ par an.
“Pour le citoyen, ce sont des chiffres qui choquent”, admet Benoît Stalport, qui était en charge du développement technique de “Smart Aquaponics”, un projet du Centre de Recherches en Agriculture urbaine à Gembloux Agro-Bio Tech ULiège, qui mariait production de poissons et de légumes en aquaponie. Rien d’anormal pourtant, explique l’expert : “Si on va voir par exemple dans une aciérie la quantité d’eau qu’ils vont utiliser pour le refroidissement, ou ce genre de choses… Ce sont volumes d’eau assez classiques dans l’industrie, qui n’ont rien à voir avec les volumes d’eau utilisés par les citoyens”. Pour un élevage en pisciculture, un pourcentage d'eau des bassins doit être renouvelé en continu afin d'éviter l'accumulation de concentrations trop forte d'azote ou de nitrite, toxique pour les poissons.
Avantages écologiques
Outre la consommation d’eau, certains opposants au projet ont émis des craintes quant aux conséquences sur l’environnement et à l’aspect sanitaire du projet. L’entreprise se targue de n’utiliser ni produits chimiques, ni antibiotiques et de recycler tous les déchets dans une usine locale de production de biogaz. Cold Water estime aussi répondre à l’enjeu européen de la transition écologique, en proposant aux consommateurs une alternative leur permettant de s’approvisionner localement avec des produits “plus respectueux de l’environnement et plus éthiques”.
”Les piscicultures en rivière en Norvège, même bio, sont connues pour avoir énormément d’effets sur l’environnement aux alentours”, remarque Benoît Stalport. La différence entre le système recirculé (NdlR ; dont il est question ici) et le système en rivière, c’est que dans le second, tous les déchets vont se retrouver dans la nature de façon assez diluée, explique l’expert. La mise en place de filtre permettant d’extraire l’azote ou certaines particules solides pour les valoriser permet en effet, en théorie, de limiter ces rejets.
Quant à savoir s’il est meilleur pour l’environnement que les Belges consomment du saumon élevé en pisciculture localement plutôt que des poissons importés de Norvège ou d’Islande, la question reste en suspens. “L’analyse de cycle de vie permet de vraiment comparer un produit à un autre sur tous les aspects. C’est la seule étude qui permettrait de tout comparer, souligne Benoît Stalport. Peut-être, d’ailleurs, pourrait-on imposer dans le cadre de la remise de permis de demander une analyse de cycle de vie du saumon produit en Belgique par rapport au saumon produit en Norvège.”
Pas question d’abandonner
De son côté, Cold Water attend de recevoir par courrier officiel la décision du Conseil communal de Baelen, ainsi que l’analyse des géologues de l’ULiège. “On a quand même interrogé plusieurs hydrogéologues et les avis sont totalement différents”, note Christopher Valente, consultant pour l’entreprise, contactée par La Libre. Si la décision d’introduire ou non un recours n’a pas été prise, l’entreprise compte poursuivre ses efforts pour communiquer sur son projet. “On constate qu’il y a aussi quand même beaucoup de désinformation sur le projet. On a donc prévu mi-juin une série de communications au grand public, dans la communauté de Baelen, pour former les gens sur l’aquaculture recirculée, sur l’élevage de saumon à terre et sur l’utilisation d’antibiotiques”, ajoute-t-il.
Les équipes travaillent également à la réduction des débits d’approvisionnement en eau de l’installation. L’ajout d’une installation permettant de retraiter une partie du débit permettrait de limiter les besoins en eau à 60 m³ par heure. Pour cela, un investissement supplémentaire de deux millions et demi d’euros serait nécessaire. “C’est aussi une question de rentabilité”, confie Christopher Valente, qui ajoute que la société envisage de travailler avec la Société wallonne des eaux (SWDE), qui pourrait fournir “à peu près 30 %” des besoins de l’installation.
L’abandon n’est donc pas à l’ordre du jour. “On a quand même perdu beaucoup d’argent et de temps, et ce n’est pas en étant anti-projets en Europe qu’on va régler les problèmes d’importation”, conclut-il.