”La crise climatique est, entre autres, causée par un échec du politique" : le fédéralisme à la belge barre la route aux avancées climatiques
Des juristes font des propositions pour améliorer la gouvernance climatique en Belgique, décriée par les institutions nationales et internationales.
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Publié le 19-05-2023 à 06h37 - Mis à jour le 19-05-2023 à 09h48
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”La crise climatique est, entre autres, causée par un échec du politique, assène d’entrée de jeu Peter Wittoeck, le M. Climat fédéral belge, reprenant les mots de la chercheuse spécialisée en politique climatique Alina Averchenkova. Et c’est aussi clairement un problème en Belgique. L’organisation de la politique climatique entre les nombreux partenaires de notre pays n’aide pas. Ce n’est pas moi qui fais le constat ! D’autres l’ont observé par rapport à la politique climatique dans ce pays : l’OCDE, le FMI, le Sénat… (lire ci-dessous). Leur constat, en résumé ? Une coopération déficiente entre État fédéral et entités fédérées, une fragmentation du processus décisionnel, l’absence d’un cadre politique clair pour élaborer une vision à long terme, un manque de transparence, une absence de contrôle démocratique, une application a minima des accords communs, une consultation ou participation absente ou déficiente…”
”Ce problème de la gouvernance climatique dans ce pays s’explique notamment par le manque de hiérarchie des normes en Belgique, juge le chef du service Changement climatique au SPF Santé. Nous sommes le seul pays fédéral au monde qui n’a pas, d’une façon ou d’une autre, une certaine hiérarchie entre l’État fédéral (le gouvernement central) et les entités sous-nationales.”
”Notre forme de fédéralisme a cette particularité que les différents gouvernements sont indépendants à l’intérieur d’un même système et sont complètement autonomes dans leur propre compétence, exclusive ; l’autorité fédérale ne peut pas avoir d’impact sur les entités fédérées, précise de son côté Karel Reybroeck, chercheur en droit à la KULeuven. En général, cela fonctionne bien, car les gouvernements ne doivent plus travailler ensemble pour articuler leur politique, parce qu’en Belgique, cette collaboration ne serait pas efficace. Cela, c’est la théorie, et dans différents domaines, cela marche bien. Mais pour le climat (qui couvre divers domaines matériels), cela ne marche pas, cela crée des conflits et des lenteurs.”
Les cas concrets sont légion
Les cas pratiques illustrant “parfaitement” le “manque de gouvernance climatique et de collaboration et de coopération en Belgique” ne manquent pas, ajoute Rebecca Thissen, membre de la Coalition climat (groupement d’ONG belges) et qui a participé à de nombreux sommets climatiques. “Que ce soit l’impossibilité d’adopter un partage entre les entités fédérale et fédérées des efforts climatiques demandés par l’Europe – il a fallu 8 ans pour le “partage des efforts” précédent – ou la difficulté d’adopter un Plan national climat (stratégie nationale qui répond aux actions demandées par l’Europe) qui ressemble à un véritable plan intégré et non pas à une lasagne des actions des différentes entités… Ou encore le fait que sur les scènes européennes ou internationales climatiques, la Belgique apparaît le plus souvent muette : elle n’est pas capable de se mettre d’accord entre les différentes entités compétentes sur les dossiers européens ou internationaux. Ce qui est évidemment en désaccord avec les différentes conventions signées par la Belgique.”
Des solutions sont pourtant possibles, estiment des juristes qui ont présenté leurs réflexions sur cette complexité belgo-belge lors d’une récente conférence organisée par la Coalition Climat. “En Belgique, (les politiques) discutent beaucoup du problème de la répartition de l’effort climatique (burden sharing), c’est vraiment là-dessus que cela coince, détaille la chercheuse FNRS Delphine Misonne, spécialiste du droit environnemental et des politiques climatiques à l’Université Saint-Louis-UCLouvain. Parce qu’ils n’arrivent pas à véritablement s’entendre et parce qu’il est fortement question d’argent, de coûts et de bénéfices. Mais doit-on vraiment passer par un burden sharing ? On peut se poser la question de l’anomalie. Comment les autres pays font-ils pour se répartir cet effort ? On est surpris de constater qu’il n’y a pas de discussion. Certes, les autres États de nature fédérale ne sont pas structurés de la même manière, mais en Allemagne ou au Royaume-Uni, il y a bien une répartition. Pas par rapport à des Landers ou à des États mais par rapport aux secteurs. La répartition est pensée à l’échelle de l’économie, ce qui est vraiment intéressant comme source d’inspiration. À la fois pour d’éventuelles réformes de notre fédéralisme à l’avenir, mais même à l’intérieur du système actuel. La sortie de cette complexité sur la répartition de l’effort pourrait être de penser le système autrement.”
Comme en France et au Royaume-Uni
Par ailleurs, parmi les pays européens, la Belgique dispose d’un cadre législatif climatique a minima comme la Pologne ou la Slovaquie, c’est-à-dire que c’est uniquement le cadre européen et international qui donnent des obligations de rapportage et de monitoring. “Le seul instrument qui existe au niveau national, c’est ce fameux Plan national énergie climat (dont la mise à jour doit d’ailleurs être remise à l’Europe d’ici juin, NdlR), mais qui n’a aucun statut juridique réel. Il répond un peu au bon vouloir de chaque entité. Nous n’avons pas de cadre national plus contraignant”, regrette la juriste Rebecca Thissen, qui appelle à une “loi climat” comme il en existe en France, au Danemark ou au Royaume-Uni. Nous avons besoin de légiférer, d’entériner ces différents principes dans une législation climat, pour répondre au besoin d’avoir une vision à long terme, d’envoyer un message clair et fort aux politiques actuels mais aussi aux politiques futurs et aux différents secteurs.”
Certes, le règlement européen établit déjà que les États membres doivent prendre les mesures nécessaires afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais celui-ci ne prévoit pas de mécanisme de sanction proprement dit, excepté un processus de naming and shaming, relève Delphine Misonne. “Au niveau de la transformation de la société, on sait bien qu’une loi n’est qu’un élément parmi d’autres. Mais si on ne dispose déjà pas de cet élément, où va-t-on ? Une loi nous donnerait plus de transparence d’objectivation et un outil nécessaire pour accentuer de manière adéquate la coordination. En outre, une question importante autour du climat est : comment cela va-t-il se transformer en droit et obligations ? Le climat est terriblement contentieux : on touche à des intérêts acquis, on se trouve dans un basculement civilisationnel… Et ce n’est que le législateur qui peut – si c’est nécessaire et de manière proportionnée – porter des limites à certains droits existants. On se trouve ici dans le champ de la balance des droits en présence.”
Que mettre dans la loi ?
Cette loi pourrait rappeler les objectifs européens et les endosser de manière claire – “certaines entités ne sont pas toujours convaincues de la place des objectifs européens dans le cadre belge”, rappelle Rebecca Thissen, alors que le plan climat de la Flandre présenté récemment ne répondra pas aux exigences européennes – des étapes chiffrées en termes d’objectifs, associées à des budgets carbone comme en France et au Royaume-Uni, ainsi qu’une évaluation. “Pour l’instant, au niveau belge, la possibilité d’avoir des rapports annuels qui disent où on en est totalement absente. Idéalement, cette évaluation devrait être liée à un processus budgétaire car souvent, les politiques climatiques sont complètement déliées des questions financières”, remarque la chargée de recherche en justice climatique au CNCD-11.11.11.
Par ailleurs, actuellement, le processus de coordination des différentes entités du pays au niveau climatique est prévu dans un accord de coopération datant de 2002. Accord devenu à présent devenu “obsolète” et qu’il faudrait donc réviser, selon Delphine Misonne. “En plus de 20 ans, le cadre a radicalement changé sur la scène internationale et européenne. Pourquoi ne pas mieux impliquer le grand public et les jeunes dans ces discussions ? Il faut oser innover et cet accord de coopération n’y est pas du tout. Il fige les choses d’une telle manière qu’il cadenasse l’imagination. Il est composé de représentants du Fédéral et des régions ainsi que de leurs experts et rien d’autre. Comment voulez-vous que cela invite à penser autrement ?”
Une boîte noire antidémocratique
L’accord de coopération prévoit en effet l’existence de la Commission nationale climat qui regroupe donc les représentants des quatre entités et coordonne le Plan national Climat (politique nationale en matière de climat) ainsi que l’exécution des obligations européenne et internationale de rapportage. La CNC est la “boîte noire opaque de la politique climatique belge”, décrit Rebecca Thissen. “La transparence est un devoir démocratique, on a le droit de savoir qui décide et qui bloque les négociations au niveau climat et pour quelles raisons… Pour l’instant, c’est complètement impossible. Croyez-moi, on essaye…” En 2007, le Conseil d’État avait d’ailleurs – entre autres critiques – observé que la CNC “échappe à tout contrôle parlementaire direct”.
Par ailleurs, afin d’accélérer les discussions à la CNC, pourquoi ne pas s’inspirer des Cop Climat (sommets climat organisés par l’Onu) et séparer les compétences techniques de la CNC (chiffres et calculs qui seraient pris en charge par l’administration) de ses compétences politiques (sujets sensibles à trancher par les élus eux-mêmes), suggère encore Rebecca Thissen.
Un rapport du Sénat recommande également d’impliquer plus directement le Codeco (Comité de concertation entre le fédéral et les Régions, rendu célèbre par la crise Covid) dans la gestion et la décision des politiques climatiques. Le but serait d’échapper à l’enlisement lorsqu’une entité se refuse à décider ou cherche à éviter une réunion en matière de climat.
Enfin, la Coalition Climat, s’inspirant des hauts comités français ou britannique, recommande notamment la création d’un comité d’experts indépendants qui rendrait régulièrement une évaluation nationale des politiques climatiques (en détachant ceux qui existent déjà au niveau régional). Elle demande également “qu’une assemblée citoyenne pérenne” soit impliquée dans ce débat démocratique climatique.
Les analyses cinglantes des agences internationales et institutions nationales sur la gouvernance climatique belge
L’Agence internationale de l’énergie, en 2010 : “Actuellement, la partition complexe entre les niveaux fédéral et régionaux continue à réduire la rationalité des politiques — une plus grande coordination et quand c’est possible une harmonisation des politiques et des mesures pourraient maximiser leur efficacité générale.”
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2021 : “La fragmentation des compétences, et le manque d’un corps indépendant de coordination gêne le développement d’une vision à long terme partagée, et l’implémentation de politiques cohérentes.”
Le Fonds monétaire international, 2021 : “La coordination et l’exécution des politiques climatiques sont la clé pour avancer rapidement et à l’échelle pour atteindre des cibles ambitieuses. Les autorités fédérale et régionales devraient travailler à l’unisson à un rythme accru afin d’implémenter les politiques destinées à décourager les activités à haute émission par les particuliers et les entreprises dans un cadre prévisible et crédible de long terme. Les propositions fédérales et régionales devraient viser la cohérence et avec des liens clairs et permettant le monitoring vers les engagements.”
L’Affaire climat, 2021: “La combinaison des trois constats précités, à savoir : les résultats chiffrés mitigés, le manque de bonne gouvernance climatique, les avertissements répétés de l’Union européenne, permet d’établir que ni l’État fédéral, ni aucune des trois Régions n’ont agi avec prudence et diligence et de considérer que les quatre parties n’ont pas pris, à l’heure actuelle, toutes les mesures nécessaires pour prévenir les effets du changement climatique.”
Étude KULeuven, 2015 : “Les possibilités d’élaboration des politiques du fédéralisme sont limitées par les faibles ambitions sur le changement climatique des acteurs politiques de tous niveaux, et le système leur permet en même temps de maintenir ces faibles ambitions. Les complexités du système belge favorisent les politiques de statu quo pour le changement climatique.”
Conseil d’État, 2007 : “La Commission nationale climat est une autorité non politiquement responsable et dès lors, l’attribution d’un pouvoir réglementaire pose une série des questions, notamment en ce qu’elle porte atteinte au principe de l’unité du pouvoir réglementaire et échappe à tout contrôle parlementaire direct.”
La Commission européenne analysant le Plan national énergie climat en 2019 : “Le plan ne parvient pas à être un plan cohérent et totalement intégré qui fournirait une vision commune et un outil utile pour faciliter la coopération. Les politiques et les mesures sont décrites insuffisamment dans les détails, et les informations sur le financement des mesures sont limitées.”