Ces barrières psychologiques qui empêchent la consommation d'insectes en Europe
Le psychologue de l’UCLouvain Olivier Luminet s’intéresse dans une nouvelle étude aux barrières psychologiques de la consommation d’insectes. Il compare la République démocratique du Congo à l’Europe. Entretien.
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- Publié le 31-05-2023 à 14h27
- Mis à jour le 01-06-2023 à 17h32
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Cela vous dirait, une assiette de chenilles, pour le repas de ce soir au restaurant ? Dans la région de Kinshasa, en République démocratique du Congo, la réponse sera probablement un oui enthousiaste. Certaines espèces de chenilles sont même en RDC un mets de choix, consommé lors des fêtes de mariage, par exemple. C’est l’une des conclusions d’une étude menée sur place il y a quelques semaines par des scientifiques belges et congolais. Nana Manwanina Kiumba, Olivier Luminet, Betty Chang, Emmanuel Mopendo Mwisomi et Mathias Schmitz sont partis de l’idée que la consommation d’insectes, dans ce pays qui connaît de grandes difficultés économiques et alimentaires, pourrait être une source de protéines alternative intéressante. D’autant que “le bassin du Congo héberge un des réservoirs les plus riches du monde en biodiversité d’insectes”, notent les chercheurs. Le projet, impliquant l'université de Kinshasa, l'UCLouvain, l'ULB ainsi que l'ULiège et financé par l'Ares, visait donc à vérifier si une telle production et un tel commerce pourraient être viables en RDC, en analysant la perception qu’avaient les potentiels consommateurs congolais de la consommation d’insectes, et les éventuelles barrières psychologiques.
Résultat ? “La consommation d’insectes y est vraiment quelque chose de courant qui s’inscrit aussi dans des habitudes anciennes, résume le professeur de psychologie de la santé Olivier Luminet (UCLouvain), en charge du volet psychologique de ces études à paraître. Les deux grandes raisons qui nous sont spontanément évoquées pour expliquer cette consommation d’insectes sont l’aspect santé et l’aspect gustatif. Nous avons aussi examiné les contextes dans lesquels les gens consomment. Il y a, par exemple, certaines espèces de chenilles qui sont consommées exclusivement pour des fêtes particulières comme des célébrations de mariage. Donc, il s’agit même, dans certains cas, de produits de luxe.” Parmi les quatre espèces d’insectes les plus consommés, se plaçant loin devant les sauterelles et criquets ainsi que les termites, les chenilles sont en effet fortement plébiscitées mais d’autres insectes sont dédaignés, associés à la pauvreté car “signe” que leurs consommateurs en sont réduits à ramasser “ce qu’ils trouvent dans leur jardin” pour se nourrir.

Près de 75 % des quelque 500 Congolais interrogés dans l’étude à paraître expliquent cependant que cette consommation d’insectes est encouragée par leur culture. Quelque 86 % disent consommer des insectes tandis que 28 % en mangent même deux fois par semaine. Avec des nuances entre les trois régions étudiées (Kinshasa, le Grand Bandundu et le Kongo central). Dans la tribu Yombe du Kongo central, les insectes constituent ainsi une nourriture taboue, un interdit lié à des croyances animistes qui ont valeur de normes. La consommation plus faible d’insectes dans cette région (2 % des personnes interrogées en consomment “très souvent” contre 30 % à Kinshasa) peut aussi s’expliquer par la grande disponibilité du poisson, vu les rivières et la présence de l’océan, à l’inverse du Grand Bandundu qui est situé à l’intérieur des terres où les habitants se nourrissent essentiellement de l’agriculture et de la chasse en forêt et où ils peuvent aussi facilement attraper des chenilles pour leur consommation.
Influence occidentale ?
Les chercheurs font aussi l’hypothèse de l’influence occidentale sur le Kongo central où la peur et le dégoût des insectes sont plus fortement exprimés. “C’est peut-être parce qu’ils ont été plus fortement influencés par les habitudes des colons belges pendant leur présence à l’époque coloniale, étant la première province par laquelle les colons sont entrés”, écrivent-ils.
Mais, de manière générale, en RDC, cadre Olivier Luminet, “on observe nettement moins les aspects très émotionnels liés à la consommation d’insectes en Europe (9 % seulement disaient éprouver de la répulsion vis-à-vis des insectes, NdlR). Lorsque je prononce ces mots “consommation d’insectes” en Europe, huit ou neuf personnes sur dix ont un geste de dégoût. En Europe, il y a un aspect émotionnel extrêmement fort”.
Le rejet des Européens
Ces dernières années, vu l’intérêt écologique et nutritif de l’entomophagie, la science a d’ailleurs abondamment analysé les perceptions psychologiques de la consommation d’insectes du public européen. Les émotions sont en effet centrales. Car le caractère comestible d’un aliment ne dépend pas uniquement des qualités objectives ou sensorielles des aliments; les araignées sont appréciées en Nouvelle-Calédonie, les chiens ou les rats au Vietnam et les grenouilles bien souvent rejetées ailleurs qu’en France… Ce sont davantage les représentations qui délimitent ce qui est comestible de ce qui ne l’est pas. Et, en Occident, celles associées aux insectes sont les maladies, la saleté, la pourriture, la mort…
Trois motifs de refus alimentaires
Selon les psychologues, il existe trois principaux motifs de refus alimentaire par l’homme : l’aversion (en raison des propriétés organoleptiques du produit qui déplaisent, ce qui a “mauvais goût”), le danger (crainte des conséquences de l’ingestion comme l’allergie, la toxicité ou la maladie ; tout nouvel aliment, introduit dans une culture, induit généralement des sentiments de peur et de rejet appelés néophobie), et le dégoût (répulsion à l’idée de l’incorporation de la substance qui pourrait nous souiller), davantage lié aux idées ou représentations. Le dégoût et le danger (la néophobie) sont les entraves prépondérantes à la consommation des insectes chez nous, selon les chercheuses françaises, Céline Gallen et Gaëlle Pantin-Sohier.
”Le dégoût, c’est vraiment l’émotion la plus pure et la plus spontanée, immédiate. Je la vois sur le visage des gens ici quand je leur montre mes photos de plats de chenilles ! Elle est due sans doute à notre éducation sur les insectes, commente Olivier Luminet, spécialiste des émotions et des changements alimentaires. Pour moi, c’est un des facteurs les plus compliqués à prendre en compte pour changer les attitudes et comportements des gens car c’est très ancré, quasi un réflexe, qui arrive très tôt.”
Ainsi, dans une toute récente étude de 2023, seuls 10,9 % des Belges interrogés se disent prêts à introduire des insectes (ici, des vers de farine) complets dans leur alimentation et 71 % refusent catégoriquement. Le dégoût étant l’argument le plus fréquemment cité.
Comment lever les obstacles ?
Mais il y a des solutions, pense néanmoins Olivier Luminet. “Les insectes constituent aussi des nourritures peu connues et on sait, cela a été à présent pas mal étudié, qu’une catégorie importante de la population va se montrer réticente à essayer de nouveaux aliments. Mais on peut travailler sur cette 'néophobie' car il y a des aspects certainement assez innés mais aussi appris. Je pense donc que c’est très utile de travailler avec les enfants car chez les adultes, les habitudes seront déjà très ancrées. On peut plus facilement familiariser les enfants à ce nouveau type de consommation. Pour moi, il y a vraiment de la place pour des expériences à l’école primaire, dans les cantines scolaires, par exemple, pour proposer ce genre de plat; ce qui peut être même ludique pour les enfants. Ils peuvent ensuite être les moteurs du changement pour leurs parents.” À l’inverse, “vous avez toute une frange de la population qui va être au contraire à l’affût de nouvelles choses, de nouveaux types de cuisine, par exemple; les insectes peuvent donc aussi attirer un groupe important de la population."
D’autres astuces pour lever les obstacles ou créer “des portes d’entrée” existent, énumère le psychologue : des séances de dégustation pour insister sur le côté “hédonique”, rapprocher l’expérience de la consommation d’insectes de celle des crustacés, proposer des techniques pour cuisiner le produit, intégrer des plats préparés d’insectes dans la cuisine collective pour adultes ou dans celle des restaurants universitaires qui proposent des prix modestes… Ou enfin le “camouflage”.
Bien cachés
“Il y a en effet l’aspect visuel. On peut présenter les insectes sous d’autres formes, pour un public sensible aux qualités nutritives mais qui reste un peu dégoûté par cette consommation, avec le message que ce type de farine, par exemple, contient 20 % d’insectes broyés, information accompagnée de la valeur nutritive. Un autre type de public va se mettre à consommer même s’il n’est pas à la recherche de l’aspect gustatif parce que trop bloqué par le dégoût et même s’il ne passera sans doute jamais à une consommation directe.”
En effet, dans l’étude précitée de 2023, 21,8 % des Belges sondés acceptaient la consommation de vers de farine s’ils sont en poudre tandis que le refus catégorique baissait à 48 %. Dans une autre étude, de 2018, 11,2 % des Belges interrogés disaient avoir déjà mangé des aliments contenant des insectes transformés ; 31,8 % n’avaient aucune expérience mais étaient prêts à essayer et 57 % n’avaient aucune expérience ou intérêt à goûter de tels produits. Les consommateurs potentiels acceptaient les vers de farine transformés invisibles dans les shakes énergétiques (60,7 %), les barres énergétiques (59,6 %), les hamburgers (59,3 %), les soupes (56,8 %), les tartinades à sandwich (56,2 %), les collations non frites (56,2 %) et les collations frites (52,7 %). Mais, pour eux, la présence d’insectes devait être clairement déclarée sur l’emballage. Ils souhaitaient pouvoir acheter ces produits principalement au supermarché.
On notera au passage qu’en RDC l’étude montre plutôt une résistance aux produits transformés et une préférence pour les insectes visibles et reconnaissables en tant qu’insectes même s’ils sont le plus souvent mangés cuits.
Culture et nourriture
Pour lever les obstacles, Olivier Luminet imagine ainsi de grandes dégustations dans les supermarchés où l’on proposerait les divers produits en parallèle pour toucher les divers publics : ceux sensibles à la dégustation, ceux plus réceptifs aux formes transformées… “On a des publics potentiels différents et on ne va pas les attirer vers ces nourritures-là de la même façon…”
Céline Gallen et Gaëlle Pantin-Sohier soulignent aussi la relation étroite entre identité culturelle et nourriture, les insectes étant considérés, chez nous, comme la nourriture de “l’autre”, “de cultures primitives”, “culturellement non-comestible” et liée à la survie. Mais les réactions de rejet d’un aliment, même profondément ancrées dans une culture, peuvent être modifiées, insiste encore de son côté Olivier Luminet. “Les changements de comportement dans le domaine sont possibles. Un cas célèbre : pendant la guerre, aux États-Unis, on a incité les gens à manger des abats vu les problèmes économiques majeurs. Ces premières études de psychologie sociale ont montré qu’une série de techniques (groupes de discussion vs conférences ex cathedra, NdlR) permettaient de diminuer fortement le dégoût associé à la consommation de ces aliments. Donc, le rapport à la nourriture est certes parfois irrationnel mais on peut arriver à rendre les choses un peu plus rationnelles !”