Cet informaticien décrypte les vocalises des cétacés avec l’aide de l’intelligence artificielle : "C'est sûr, ces animaux communiquent entre eux"
Hervé Glotin est bioacousticien. À travers la planète, ce chercheur français enregistre les sons émis sous l’eau par les mammifères marins et cherche leur signification. “C’est sûr, ces mammifères marins communiquent les uns avec les autres.” En cette journée mondiale de l'océan, il alerte aussi sur les dangers qui les menacent.
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- Publié le 08-06-2023 à 06h40
- Mis à jour le 08-06-2023 à 09h35
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Le monde sous-marin “le monde du silence” ? Pas du tout. En fait, sous forme de clics ou de vocalises, cachalots, baleines à bosse, rorquals, globicéphales ou baleines bleues… discutent entre eux, sous l’eau. C’est que peuvent désormais prouver les recherches d’une discipline scientifique en pleine expansion, qui profite des évolutions technologiques et informatiques de ces dernières années : la bioacoustique. “Ces mammifères marins ont tous un point commun : leur cerveau, leur cortex, ressemble au nôtre. C’est-à-dire que ces animaux ont une très grande capacité de mémoire, une bonne capacité d’analyse et une bonne capacité de perception, relève Hervé Glotin, bioacousticien et chercheur au CNRS. Chez les primates – chez l’humain -, la perception est surtout visuelle. Chez ces mammifères marins, c’est la perception auditive qui est hypertrophiée. Grâce à cela, ils peuvent percevoir énormément de détails dans les océans. Ils vivent dans un monde que l’on ne perçoit pas alors qu’ils sont nos voisins. Ils perçoivent différemment la planète et ses profondeurs, alors que l’homme descend rarement à plus de 30 mètres.”
Clics et piaillements
Ce scientifique français, à la base informaticien, spécialiste du traitement du signal et de l’intelligence artificielle, parcourt les océans et les cours d’eau pour placer ses hydrophones à l’écoute des “dialogues” des animaux. Ceux-ci s'expriment sous forme de "clics" - des sons ressemblant à des percussions, brefs et pourvus de beaucoup de fréquences - de "vocalises" - des sons soutenus dans le temps, sur quelques fréquences - ou de "piaillements", une panoplie de sons entre les deux, remplis de fréquences et plutôt longs. “Pour les enregistrer, on utilise des hydrophones, des micros adaptés à l’eau. Il faut qu’ils soient de très bonne qualité ; les sons doivent arriver dans l’hydrophone depuis toutes les directions car l’océan est en volume. Sur terre, on ne mesure pas souvent des sons à la fois dans le ciel, dans le sol et à l’horizontale. Pourtant, c’est ce qu’on doit faire avec des hydrophones car les animaux peuvent être en dessous, à côté ou au-dessus.”

Résultat ? “Ils utilisent tout d’abord leurs sons pour reconnaître leur milieu, savoir où ils vont, pour “regarder” dans l’eau puisque ces émissions de sons fonctionnent comme un sonar qui permet de trouver les formes et les distances. Et puis, c’est sûr, ces mammifères marins communiquent les uns avec les autres. On sait qu’il existe des formes de vocalises particulières entre un jeune et sa mère, entre des animaux agressifs envers leurs congénères… Des animaux stressés ont également d’autres types de vocalises qui montrent ce stress ou qui servent d’alerte. Et puis il y a la douleur, puisque nous avons malheureusement enregistré des dauphins qui se noyaient (un dauphin ne peut rester que 8 minutes dans l’eau sans respirer, s’il est pris dans les filets et n’arrive pas à se dégager dans ce laps de temps, il se noie, NdlR). Les douleurs sont flagrantes dans ces vocalises particulières. On entend que ce sont des cris de douleurs. Il y a aussi les "clics-balises", qui comme des phares, doivent sans doute servir à manifester sa présence à longue distance ou à faire des appels à longue distance. On pense qu'ils les émettent en tournant sur eux-mêmes. Donc oui, ils ont des moyens d’expression, comme la plupart des animaux sur la planète, dont nous sommes.”
Décrypter les vocalises animales
Avec ses quatre ou cinq hydrophones utilisés dans chaque expérience, Hervé Glotin et son équipe sont capables de calculer la position des mammifères marins dans l’eau, de les compter et d’identifier chaque animal émettant un son. “Je vais ainsi pouvoir analyser quel animal émet du son après quel autre animal et quel type de son est émis après quel autre. Grâce à ces localisations, on rentre dans l’analyse fine des échanges, des discours, des dialogues ou même des trilogues des mammifères marins. C’est une des parties les plus importantes de notre travail : ne pas considérer seulement le bruit qu’émettent ces animaux mais considérer que ce sont des phrases et que certaines phrases vont en initier d’autres ou répondre à d’autres émises par un congénère. Nous essayons de décrypter les formes de vocalises qui se suivent dans une assemblée de cachalots, de baleines-pilotes ou d’orques.”
Peut-on réellement parler de langage chez les mammifères marins ? “C’est une question de complexité, estime Hervé Glotin. Existe-t-il une syntaxe ? En clair, ces sons auxquels on peut attribuer des fonctions, des sens particuliers, peuvent-ils être agencés dans un ordre particulier afin de construire des phrases complexes avec des sens complexes ? C’est encore un peu tôt pour annoncer quoi que ce soit. […] Pour notre part, avec à peu près cinq ans de recherche assez intensive sur les orques, nous avons commencé à démontrer une étape supplémentaire dans l’analyse de la syntaxe des orques. On parle ici de non de syntaxe de mots, mais de syntaxe de phonème. Nous étudions quel phonème est associé à quel autre et encore à quel autre. Nous avons identifié jusqu’à trois phonèmes qui se suivent. Pour les orques au Canada, nous savons quelles sont les probabilités qu’un phonème suive un autre, et cela pour différents clans, différents moments de la saison et même différentes occasions de la journée. Et peut-être allons-nous découvrir qu’il y a des associations de phonèmes qui sont émises quand, par exemple, les saumons sont revenus, ou quand c’est l’heure de la douche, puisque les orques se frottent sur les graviers pour s’enlever des bouts de peau.”
L'appui de l'IA
Dans son travail, Hervé Glotin est aussi aidé par l’intelligence artificielle. Son idée : que l’IA détecte dans des masses de données soniques enregistrées chez les animaux des “patterns” qui reviennent, permettant de révéler un langage animal, que l’humain, obnubilé par les phonèmes qu’il utilise dans son propre langage, ne pourrait pas détecter. “À force de patience et grâce à notre construction d’instruments assez précis, nous avons réussi à acquérir en une quinzaine d’années à travers la planète de l’ordre de 500 téraoctets de mesures pour une quarantaine d’espèces, ajoute Hervé Glotin. Jamais un humain ne pourrait écouter tous ces sons qu’on a enregistrés ! Il faudrait plus d’une vie ! La machine doit donc feuilleter ces enregistrements pour trouver quelles sont les formes qui reviennent d’une espèce à l’autre, quelles sont les contraintes particulières que ces animaux résolvent en émettant leurs signaux dans des conditions de chasse, de socialisation… La machine est capable de structurer et d’organiser les données qu’on a enregistrées sur des années pour nous montrer quelles sont les données qui se ressemblent et celles qui sont différentes, selon des critères définis mathématiquement. Après quelques jours de calcul, on peut obtenir une sorte de carte, qui rapproche les sons qui se ressemblent.”
Reste alors aux humains à “réfléchir” face à ces cartes, afin de vérifier si les sons sont similaires parce que leur fonction est identique. L’équipe a ainsi pu déterminer que les cachalots, par exemple, émettent des rythmes de clics particuliers lorsqu’un animal demande à un autre un contact physique (et l’autre répond). Des clics envoyés avec un rythme précis correspondent aussi à la signature de la famille du cachalot. “On connaît la structure des clans parce qu’on a fait des analyses génétiques sur ces groupes”, précise le scientifique.
Traduire et dialoguer ?
Au final, il pourrait être à terme possible de “traduire” le langage de ces animaux, du moins dans certaines circonstances.” Je pense qu’on pourra trouver dans des contextes assez précis des signaux qui aident ces familles à réagir à des menaces ou à s’organiser dans une activité comme la chasse etc. À force d’étudier un même groupe, on trouvera quelles vocalises précède telle action, donc on pourrait dire : il s’agit d’une consigne donnée aux autres pour suivre telle action. Par contre, il y a autant de 'langage' que de famille…”
Quant à dialoguer avec eux, il serait en effet techniquement possible de construire des sonars ou des formes de sons ressemblant à des vocalises de mammifères marins, notamment celles des baleines à bosse,”assez simples et assez lentes”. “Mais faut-il chercher à créer des surprises chez ces animaux ? Je ne pense pas. Ce serait ajouter du bruit au bruit. Les mammifères marins sont déjà très contraints par de nombreux phénomènes humains. Ils ont une grande capacité d’adaptation, mais au bout d’un moment, ils vont avoir du mal à suivre les évolutions des océans en termes de hausse de température, de sérénité et du bruit qu’on y rajoute. À cause de cette pollution du bruit, cela va devenir très dur pour les mammifères d’observer leur milieu, rencontrer leurs congénères, se déplacer, même s’il y a une grande conscience dans le milieu des grandes compagnies maritimes pour essayer que les bateaux fassent moins de bruit. Et il va falloir le faire, parce que si on perd ces superprédateurs de l’océan, il ne restera que des soupes de méduses.”