Les “mégabassines” ou la question brûlante du partage de l’eau
Les “mégabassines” sont un exemple de maladaptation au réchauffement climatique et à la raréfaction de l’eau, selon des hydrologues. À leurs yeux, il faudrait plutôt opter pour d’autres pratiques agricoles et des cultures qui permettent de réduire la dépendance à la ressource hydrique.
- Publié le 21-08-2023 à 06h50
:focal(3355x2245:3365x2235)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/EL6MAITVXFC2LB6C5XHRZ6C2H4.jpg)
La grande carcasse de Benoît Biteau se meut difficilement dans sa ferme de Sablonceaux, située entre Royan et Rochefort (Charente-Maritime). “Je me suis bloqué le dos en attrapant des chèvres, lâche l’eurodéputé écologiste. Ce sont les vacances parlementaires, mes salariés sont en congé, alors je m’occupe de mes champs et de mes bêtes.”
La sécheresse sévit en France. Une centaine de communes sont privées d’eau potable et 72 % des nappes phréatiques sont sous les normales de saison. Dans ce contexte, les “bassines”, ou “mégabassines”, soit ces grandes retenues d’eau remplies principalement durant l’hiver en pompant dans les nappes souterraines et destinées majoritairement à l’irrigation agricole, reviennent au cœur de l’actualité.
La France compte une centaine de ces structures défendues par le gouvernement et souvent financées en grande partie par de l’argent public, et les projets de construction sont nombreux. Autre donnée : l’agriculture est la première activité consommatrice d’eau (58 %) devant l’approvisionnement en eau potable (26 %) et le refroidissement des centrales électriques (12 %).
Deux visions qui s’opposent
Pour Benoît Biteau, agronome de formation et ancien vice-président en charge de l’agriculture au sein de l’ex-région Poitou-Charentes, les “mégabassines” sont une “fausse bonne idée” dont les effets néfastes sont déjà visibles. Des rivières sont à sec, plus tôt dans l’année et même en hiver. Sans sortir de carte, il énumère des noms : l’Autise (Vendée), le Pamproux (Deux-Sèvres)…“Le danger, c’est aussi la pénurie d’eau potable durant l’été, et même avant et après. On peut se retrouver en difficulté avec des nappes à un faible niveau parce que les conditions de rechargement ne sont pas bonnes, et parce que les “bassines” ont été remplies durant l’hiver.”
François Pétorin, lui, ne partage pas cet avis. Agriculteur, il est aussi administrateur de la Coop de l’eau du département voisin des Deux-Sèvres, qui porte le projet de construction de 16 structures. La première a été achevée, à Mauzé-sur-le-Mignon, et la deuxième est toujours en chantier, à Sainte-Soline, théâtre de violents heurts en marge d’une manifestation le 23 mars. “Notre projet de réserves de substitution est une question de survie pour nous, assène-t-il. Il a aussi été pensé pour sécuriser l’eau pour tout le monde, tous les utilisateurs, et même améliorer le milieu naturel. Par ailleurs, dans le marais Poitevin, les nappes sont peu profondes. L’hiver, le surplus peut se retrouver à la surface ou partir à la mer, alors autant le stocker.”
”Une solution court-termiste”
Pour Emma Haziza, hydrologue et présidente du centre de recherche Mayane, il est au contraire primordial de ne pas toucher aux nappes en hiver. “Ce stockage permet d’alimenter tous les cours d’eau durant les mois qui suivent, pour tenir durant tout l’été. Deuxièmement, l’eau en profondeur est en général d’excellente qualité. En la ramenant à la surface, elle sera de moindre qualité. Laissez de l’eau du robinet chez vous à l’air libre et vous verrez comment elle sera après quelques semaines. Ensuite, nous avons découvert que la baisse du niveau des nappes va nuire à la fertilité des premières couches de sol. Avec ces “mégabassines”, c’est toute la biodiversité qui s’écroule.”
Éric Sauquet, directeur de recherche en hydrologie à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), acquiesce.
Éric Sauquet, directeur de recherche en hydrologie à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE), acquiesce. "Jusqu'à 2003, en France, un pays tempéré, l'accès aux ressources en eau n'était pas un problème, mais les sécheresses se multiplient ces dernières décennies. Nous connaissons les conséquences des sécheresses naturelles dans nos rivières, et quand s'y greffent des prélèvements comme l'irrigation agricole en été, les écosystèmes souffrent davantage."
Les deux experts considèrent les “mégabassines” comme une “solution de facilité et court-termiste” qui ne réglera pas la question de l’eau. “Il y a un consensus scientifique pour dire que c’est une forme de maladaptation au réchauffement climatique, assure Emma Haziza. On ne peut plus continuer comme ça, il faut changer de modèle. Au lieu de siphonner en quelques minutes une nappe que l’on mettra des années à remplir, on pourrait par exemple songer à des mesures agro-environnementales.”
”Les bassines sont même un frein à l’adaptation, renchérit Éric Sauquet. On ne se posera pas de question puisque de l’eau sera disponible dans une zone de stockage alors qu’en fait, il faudrait mener une réflexion pour être moins vulnérable à l’aléa climatique et à la disponibilité en eau. Il s'agit notamment de modifier des pratiques agricoles, de changer de cultures, ce qui nécessite aussi de repenser toute la filière agricole."
”D’autres pistes à explorer avant”
L’eurodéputé Benoît Biteau rejoint l’analyse des deux hydrologues et évoque sa propre expérience. “Quand j’ai repris la ferme de mon père en 2007, je suis passé d’une monoculture intensive de maïs et à des cultures diverses et bio, sans avoir recours à l’irrigation. J’ai juste créé les conditions pour y parvenir. Je n’ai jamais été hostile à l’irrigation ni au stockage d’eau, mais il existe des pistes à explorer avant.”
Il expose deux mesures dont la “reconstruction du grand cycle de l’eau”, perturbé par l’agriculture intensive ; une situation aggravée par les dérèglements climatiques. Objectif : remplir durablement les nappes phréatiques. Cela passe par la reconstruction de zones humides, le reméandrage de cours d’eau, la replantation de haies, la fin des surfaces imperméabilisées…
Deuxième piste : “Remplacer la variété de maïs couramment plantée et très gourmande en eau par le “maïs population”, qui permet même de rester productif. On retirerait ainsi 60 % des volumes d’irrigation. Avec ces deux mesures, et peut-être même seulement la deuxième, on pourrait se passer de “mégabassines”.”
”Mais stocker de l’eau n’empêche pas de modifier nos pratiques, insiste l’agriculteur François Pétorin. C’est d’ailleurs inscrit dans notre protocole d’accord. Les agriculteurs doivent prendre des engagements, comme la réduction de la consommation d’eau ou de l’utilisation de pesticides. Certains vont aussi planter des haies, d’autres passer au bio, d’autres encore opter pour des cultures moins gourmandes en eau. Tout cela peut se faire en parallèle.”
Problème : les engagements des agriculteurs ne seraient pas souvent respectés, si l’on en croit la presse française.
Pour l’eurodéputé, ces structures posent un autre problème : celui de l’accaparement d’un bien commun par une minorité et de l’iniquité. “En France, 7 % des surfaces agricoles sont irriguées. 7 % qui captent jusqu’à 80 % d’eau potable l’été alors que les agriculteurs représentent 2 % de la population française. Une grande majorité d’agriculteurs voit couler chez leurs voisins de l’eau, et de l’argent public, alors qu’ils pourraient en avoir besoin. Et puis, il s’agit de gros exploitants tournés vers l’exportation qui n’ont rien à voir avec l’autonomie alimentaire.”
La Cour des comptes s’en mêle
Tout cela nourrit des tensions et des conflits d’usage. Et la contestation des associations “anti-bassines” ne risque pas de faiblir au regard des derniers rapports, dont celui de Cour des comptes dévoilé le 17 juillet.
Cette haute institution estime que “l’unique solution” face à la raréfaction de l’eau, c’est une “stratégie déterminée de réduction des prélèvements et d’utilisation raisonnée”. Elle critique aussi les “bassines” et juge que “la modification des pratiques voire la réforme du modèle agricole apparaissent comme une nécessité”. Elle déplore enfin que “des représentants des filières agricoles qui invoquent la défense de la souveraineté alimentaire” ne produisent pas d’indicateurs précis, “par exemple sur la part de la production bénéficiant de l’eau des réserves qui n’est pas exportée”.