La Bosnie, un pays où respirer peut tuer
Le sous-sol des pays de l’ex-Yougoslavie regorge de lignite, ce charbon très polluant qui alimente les vieilles centrales bâties à l’époque socialiste. Malgré les terribles conséquences environnementales et sanitaires, les autorités refusent de renoncer à leur “or noir”.
Jean-Arnault Dérens- Publié le 09-09-2023 à 16h01
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Chaque année, c’est la même rengaine : dès que les températures baissent, les rues de Tuzla se couvrent d’un épais brouillard. Ce “smog”, comme les habitants l’appellent, est devenu le symbole de l’extrême pollution de l’agglomération, forte d’un peu plus de 100 000 âmes, où l’on cultive le souvenir d’une Bosnie cosmopolite et antinationaliste. Comme d’autres villes industrielles des Balkans, Tuzla s’invite périodiquement dans le haut du classement des villes les plus polluées du monde, à côté des mégapoles chinoises ou indiennes.
”L’hiver, c’est le pire, confirme Goran Stojak. Le brouillard vous mord le corps. Le nez pique, les yeux brûlent, les bronches sifflent. On ressent bien les effets des poussières qui nous pénètrent.” Ce solide gaillard habite sur les hauteurs du village de Divkovići, tout près de l’immense centrale thermoélectrique, dont le premier bloc a été mis en service en 1963. Dans le petit cimetière voisin, les dates inscrites sur les tombes ont de quoi inquiéter : rares sont ceux qui dépassent la soixantaine. Goran Stojak soupire : “Ici, la plupart des gens sont malades ou bien ils sont coincés car leur terre est invendable. Les autres sont partis depuis longtemps”. Lui-même a perdu son père, emporté par un cancer.
La Bosnie, un pays où respirer peut tuer
”La pollution provoque de nombreuses pathologies”, s’inquiète Maida Mulić, l’une des responsables de l’Institut de santé publique. ”C’est un grave problème pour toute la communauté locale”, renchérit-elle avant de citer les cancers et les maladies cardiovasculaires, le nombre de cas d’allergies, de bronchites chroniques et d’asthme qui ne cessent d’augmenter. “Cela affecte particulièrement les populations fragiles, à commencer par les enfants.” Dans les salles de classe, le taux de particules fines est jusqu’à huit fois supérieur à la limite autorisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Selon l’OMS, la Bosnie-Herzégovine est le cinquième pays au monde où la pollution de l’air tue le plus. Dans le canton de Tuzla, l’espérance de vie est plus de trois ans inférieure à la moyenne bosnienne, alors qu’une mort sur cinq chez les adultes de plus de 30 ans serait liée à l’excessive pollution aux particules fines. La centrale à charbon, la plus grande du pays en serait la principale responsable. Les experts du réseau écologiste européen Bankwatch ont même évalué en 2018 que l’ensemble des surcoûts de santé engendrés par son fonctionnement dépassaient les 600 millions d’euros.
L’indépendance énergétique avant tout
Cette installation est l’une des dix plus polluantes d’Europe : ses cheminées rejettent annuellement plus de 51 000 tonnes de dioxyde de soufre (SO2). Ce n’est pas la seule : toujours selon Bankwatch, les 18 centrales à charbon des Balkans occidentaux polluent plus que les 221 de l’Union européenne. En 2021, par exemple, la Serbie, pays de 7 millions d’habitants, a à elle seule rejeté dans l’air plus de SO2 que l’ensemble des pays de l’UE, dont la population est… 64 fois supérieure.
Or, les six pays des Balkans occidentaux, tous candidats à l’intégration sont tenus de se conformer depuis le 1er janvier 2018 aux quotas de pollution fixés par la Communauté de l’énergie, le marché intégré européen. Aujourd’hui, seule l’Albanie les respecte parce qu’elle ne dispose pas de ressources en lignite et mise presque entièrement sur l’hydroélectrique. La Communauté de l’énergie a donc fini par lancer des procédures judiciaires pour les sommer d’agir.
Cela ne semble cependant guère inquiéter leurs dirigeants, qui refusent de renoncer au lignite, arguant que ce charbon de piètre qualité, bien moindre que la houille, garantit leur sécurité énergétique nationale. Un peu comme le nucléaire en France. “Nous devons augmenter la part du renouvelable, mais la situation actuelle montre que notre décision de ne pas fermer nos mines [de charbon] était intelligente”, se félicitait par exemple fin 2021 le président serbe, en réaction à l’explosion des cours mondiaux du gaz et du pétrole.
En Serbie, le charbon produit toujours 70 % de l’électricité et Belgrade peut compter sur le soutien de Pékin pour financer le maintien de cette filière. Une nouvelle unité doit ainsi ouvrir dans les prochains mois à la centrale de Kostolac grâce à une technologie, des ouvriers et des crédits venus de Chine. La Bosnie-Herzégovine s’est tournée vers le même partenaire en vue de concrétiser ce que les autorités présentent fièrement comme le “plus important investissement étranger depuis la fin de la guerre” : la construction du bloc 7 dans la centrale de Tuzla. Si ce projet a du plomb dans l’aile, il n’est officiellement pas abandonné. Ici aussi, plus des deux tiers de l’électricité viennent encore du lignite.
"Mon rêve, que le charbon appartienne enfin au passé"
Au Kosovo, deuxième pays au monde le plus dépendant du charbon, les deux vieilles centrales d’Obiliq (Obilić en serbe) fournissent plus de 90 % de l’électricité nationale. Depuis les fenêtres de son bureau, Xhafer Gashi voit tous les jours les immenses cheminées et les panaches de fumées qui s’en échappent. “Mon plus beau rêve, ce serait que le charbon appartienne enfin au passé”, pose le maire de cette commune située en périphérie de la capitale Pristina.

Dans cette zone la plus peuplée du petit pays, leur pollution a un impact très lourd. Des ONG écologistes ont même fait ce calcul macabre : l’exploitation du lignite coûterait cinq années de vie aux riverains. Difficile toutefois de corroborer cette estimation puisqu’aucune étude épidémiologique d’envergure n’a jamais été menée sur leur impact sanitaire.
Au Kosovo, le prix du kWh a toutefois de quoi faire rêver bien des consommateurs européens : à peine 0,06 euro, plus de trois fois moins que la moyenne de l’UE. Ce tarif très bas tient aux immenses réserves connues de lignite, les cinquièmes les plus importantes au monde. Même s’il est associé au passé controversé de la Yougoslavie, ce combustible fossile réputé pour son extrême pollution est donc resté au cœur de la stratégie énergétique des différents gouvernements qui se sont succédé depuis la fin de la guerre de 1999.
Sauf que cette dépendance extrême a fini par coûter cher : le Kosovo vient de traverser sa plus grave crise énergétique, soulevant une immense vague de colère parmi la population. À cause des pannes dans ses centrales vieillissantes, le pays a dû importer plus de 40 % de son électricité à des tarifs devenus prohibitifs et des coupures quotidiennes ont été imposées de l’automne 2021 à l’hiver 2022.
”Même si elles étaient parfaitement opérationnelles, nos installations au lignite ne suffisent plus à couvrir nos besoins”, insiste Rinora Gojani, de l’ONG Balkan Green Foundation. “Il est temps de mettre le turbo sur la diversification du mix énergétique.” C’est bien ce qui est prévu par la nouvelle Stratégie énergétique 2022-2031, mais le gouvernement a eu toutes les peines à la faire adopter. Pour le moment, seul un champ d’éoliennes a ouvert.
L’Europe doit agir plus fermement
En attendant, la pollution engendrée par ces installations vétustes fait de très lourds dégâts dans les Balkans occidentaux. Bankwatch estime que plus de 19 000 morts leur seraient imputables, rien qu’entre 2018 à 2020, dont près de 60 % dans l’UE, puisque les fumées ne connaissent pas de frontières. “L’Europe doit agir plus fermement”, tonne Pippa Gallop, l’une des expertes du réseau écologiste.
Le hic, c’est que la crise énergétique aggravée par la guerre en Ukraine a relancé l’intérêt pour le charbon au sein même de l’Union européenne. De quoi mettre en sourdine les critiques sur le retard du développement des énergies renouvelables parmi les pays candidats.
”Dans les Balkans occidentaux où les tensions restent fortes, la sécurité énergétique qu’assure le lignite compte toujours plus que son coût environnemental et sanitaire”, se désole Dardan Abazi, analyste à l’INDEP de Pristina. Avant de conclure : “Pour les dirigeants, la transition verte reste perçue comme une contrainte imposée par Bruxelles et pas une source d’opportunités. Les mentalités mettent du temps à évoluer.”