La mouche soldat noire, alliée de choc de l’agriculture urbaine
L'expérience “Value Bugs” s’est appuyée sur l’appétit des larves de la mouche soldat noire. En décomposant des épluchures et autres résidus organiques, elles produisent du compost et des protéines avec lesquelles on peut nourrir des animaux d’élevage.
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- Publié le 17-05-2021 à 07h50
- Mis à jour le 17-05-2021 à 09h14
Installées sous une lampe chauffante, les larves s’affairent en silence. Sans un bruit, elles se délectent des résidus de nourriture déposés à leur intention dans un bac en plastique gris. Pied de brocolis, baguette de pain desséchée, épluchures variées, poivron dont la date de consommation est visiblement largement dépassée… Tout est soigneusement digéré sans faire la fine bouche, laissant en lieu et place un très riche compost qui servira à enrichir jardinières et autres pots de fleurs.
“Quand elles sont en forme et que les conditions sont réunies – l’idéal est notamment d’avoir une température de 28°C -, elles mangent le contenu d’un bac de cette taille en 24 heures. C’est bien plus rapide qu’un lombricomposteur car les lombrics ne s’attaquent à la matière organique que quand elle est déjà en partie putréfiée”, nous explique Alexandre Lefèbvre, directeur de la Ferme pédagogique du Parc Maximilien, située à quelques centaines de mètres de la Gare du Nord à Bruxelles.

“Elles”, ce sont les larves – des asticots, si vous préférez – de la mouche soldat noire (Hermetia illucens, pour les intimes). Un insecte originaire d’Amérique centrale qui, au fil des siècles et du développement des transports commerciaux a pris patte sur tous les continents. “On ne la trouve pas encore chez nous à l’état naturel, mais on peut s’en procurer facilement”, commente Etienne Toffin, chercheur à la Faculté des sciences de Bruxelles.
Pendant un peu plus de trois ans, ce biologiste passionné par les insectes a coordonné un projet original de recherche participative dans lequel se sont impliqués une soixantaine de citoyens-chercheurs. “Des personnes d’horizons très divers et pas forcément avec un bagage scientifique”, précise-t-il.
Des épluchures sources de protéines
Financée dans le cadre de l’édition 2017 de l’appel bruxellois Cocreate géré par Innoviris et bénéficiant de l’implication de plusieurs organismes partenaires (Sciensano, l’asbl Worms, la Ligue royale belge de protection des oiseaux, la Ferme du parc Maximilien et l’ULB), cette démarche baptisée “ValueBugs” avait pour objectif de démontrer qu’il est possible de traiter les épluchures domestiques à petite échelle et de manière décentralisée en s’appuyant sur la voracité particulièrement impressionnante des larves de la mouche soldat. Dans la famille des insectes saprophages – qui se nourrissent de détritus -, celles-ci peuvent en effet prétendre au grade de général.
Mais l’idée est ici d’aller au-delà du traditionnel compost. “À travers les larves, détaille Etienne Toffin, l’objectif est de récupérer les protéines qui sont diluées dans toutes cette matière organique. Les larves vont les assimiler et les concentrer dans leur propre organisme. On peut les récupérer au stade final de leur développement pour nourrir des poules domestiques qui pondront des œufs – un aliment très sain et très intéressant du point de vue nutritionnel pour l’alimentation humaine. Un œuf représente huit grammes de protéines, soit un huitième de la ration quotidienne d’un adulte de 70 kg que l’on peut produire au fond de son jardin.”

Outre les humains (via les poule et leurs œufs), ces larves peuvent également être transformées pour entrer dans la composition d’aliments pour chiens et chats ou pour nourrir des poissons dans les piscicultures – une filière qui a reçu le feu vert légal il y a quatre ans. “La gestion des déchets organiques est devenue un problème alors que cela ne devrait pas être le cas car dans les processus naturels cette matière est dans un cycle permanent. Avec cette méthode, elle retrouve sa place et réintègre directement le cycle d’une chaîne alimentaire”, résume notre interlocuteur. Et de compléter : “Une poule a besoin de 30 % de protéines dans sa diète. On en trouve en partie dans les céréales mais il faut les compléter avec autre chose et il s’agit souvent de soja OGM importé. Si l’on utilise les larves de la mouche soldat, le bilan environnemental est globalement renforcé car on évite le transport de produits lointains.”
“En théorie, complète Alexandre Lefèbvre, les larves de la mouche soldat noire peuvent manger tout un tas d’autres résidus organiques : de la viande, des déjections humaines ou animales… Par contre, contrairement à un compost classique, on ne met pas de branches d’arbres, copeaux de bois et autre taille de haies car ces larves ne savent pas dégrader la lignine.”
En Asie, on trouve ainsi pas mal de gros élevages de larves de cette mouche qui sont alimentés avec du lisier de porc ou de volaille. Mais en Europe, il existe des verrous légaux et sanitaires hérités de la “crise de la vache folle”. Il est interdit de remettre dans la chaîne alimentaire des sous-produits animaux ou assimilés comme des coquilles d’œufs, d’os, etc.
“Des blocages réglementaires avec lesquels il faut composer”, observe Etienne Toffin, précisant que ces textes font l’objet de certaines remises en question pour promouvoir des pratiques plus respectueuses de l’environnement et dont le risque sanitaire est maîtrisé et contenu. Certains projets à échelle industrielle visant à traiter de gros volumes de résidus organiques végétaux à l’aide de ces larves sont ainsi en développement. La start-up française InnovaFeed a ainsi créé des infrastructure où sont produits des aliments pour les saumons d’élevage et, plus récemment, pour les porcs.
Les insectes, chaînons manquants de la chaîne alimentaire
Dans le cadre de “Value Bugs”, les porteurs de projet ont quant à eux focalisé leur approche sur la gestion domestique des résidus alimentaires dans le but de montrer que ce genre de dispositif peut être utilisé à la maison en milieu urbain, au même type qu’un compost classique ou qu’un vermicomposteur.

“Tout était à inventer : les outils, la méthodologie, assurer l’approvisionnement en larves, découvrir à quelle fréquence et avec quelles quantités d’aliments les nourrir, les aspects sanitaires, etc. Le tout en respectant une dizaine de critères comme la facilité d’usage, l’absence de mauvaise odeur ou encore la gestion quand on part en vacances”, énumère le biologiste. “Tout a été co-élaboré et testé par les participants”, insiste-t-il, en se réjouissant de l’enthousiasme manifesté par ces derniers qui ont totalement intégré la philosophie de la démarche – qui ne repose pas sur un bénéfice pécuniaire majeur – en surmontant notamment l’écueil que constitue encore souvent pour l’homme le compagnonnage des insectes. Les larves ne sont ainsi plus vues comme des visiteurs indésirables – voire repoussants –, mais comme des partenaires permettant de répondre à plusieurs problématiques.
“Quand on a expliqué que l’on imaginait mettre des asticots dans la cuisine ou le salon des gens, tout le monde nous prenait pour des dingues. Mais quand on lit les témoignages de tous les co-chercheurs, ce qui en ressort est vraiment enthousiasmant”, sourit Etienne Toffin. Ils démontrent par ailleurs que cette méthode a toute sa place dans le cadre du développement de l’agriculture urbaine.
Au bout de trois années, l’expérience a permis de surmonter les principaux obstacles et de mettre au point une méthode opérationnelle. “On sait que cela fonctionne et ce qu’il faut faire ou ne pas faire, avec des ordres de grandeur de ce que cela peut produire. On a aussi un modèle d’organisation de la logistique”, avance M. Toffin. L’ensemble de ce travail a permis de rédiger une série de recommandations qui vont être adressées à l’administration bruxelloise de l’Environnement afin d’inciter celle-ci à intégrer les atouts de la mouche soldat noire dans sa stratégie de gestion des ressources et des déchets dans la région-capitale.
Un dispositif simple
Pour exploiter les capacités des larves de la mouche-soldat, les promoteurs de Value Bugs ont développé un système baptisé BIB (Bucket In a Bucket – “un seau dans un seau”). Un dispositif simple à destination des ménages qui repose sur deux seaux en plastique imbriqués l’un dans l’autre. Le premier, plus étroit, accueille les épluchures domestiques et les jeunes larves chargées de les “digérer”. Le second, plus large, et dont le fond est tapissé de sable, permettra de récolter les larves arrivées à maturité pour nourrir des animaux.

Les œufs éclosent au bout de quatre jours et commencent directement à se nourrir. Une fois que les larves ont atteint leur taille et leur poids maximums, elles escaladent les parois du seau intérieur pour se retrouver sur le matelas de sable du seau extérieur où elles se métamorphosent en pupes (en nymphes) – l’ultime stade avant de devenir des mouches. Cette phase de croissance et maturation des larves dure environ huit semaines durant lesquelles ces insectes vont réduire de 90 % le volume des résidus organiques destinés à les alimenter, ne laissant derrière eux qu’un compost d’excellente qualité. (G.T.)