Remettre les producteurs au centre du jeu
Des modèle alternatifs à la grande distribution bourgeonnent ici et là. Les Petits Producteurs misent sur des prix justes et des produits bio/locaux accessibles au plus grand nombre.
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- Publié le 06-12-2021 à 07h45
- Mis à jour le 07-12-2021 à 12h59
Reportage
Valentine Van Vyve
Quelques minutes avant l'ouverture du magasin, David et Frédéric réassortissent certains rayons alors que Thomas prend place derrière la caisse, prêt à accueillir les premiers clients. Situé sur les hauteurs de Liège, le projet Les Petits producteurs repose sur "une coopérative de magasins d'alimentation locale et/ou bio qui construit un modèle agricole durable et solidaire en vendant des produits de petits producteurs en circuit court et au prix juste", résume Pascal Hennen, son fondateur. Trois autres antennes existent à Liège et, depuis peu, à Visé. "On a connu une croissance rapide en quatre années d'existence, entame-t-il. Il faut maintenant stabiliser le modèle." Un modèle innovant qui remet "le producteur au centre du jeu",et qui lui a valu de figurer parmi les lauréats du Prix de l'Economie sociale 2021.

Pascal Hennen brosse le tableau d'un "univers impitoyable", fait de "pression sur les prix et d'intensification absolue" qui mettent, dans le système agroalimentaire actuel, les producteurs en grande difficulté. En Belgique, un agriculteur sur trois vit ainsi sous le seuil de pauvreté."La précarité économique couplée à une charge de travail immense" participe à la qualité de vie médiocre d'un grand nombre d'entre eux. En recherche de "cohérence absolue" dans le soutien à ceux qui nous nourrissent, il a donc fondé la coopérative Les Petits Producteurs (LPP), modèle alternatif à la grande distribution, dont il "prend le total contre-pied".

Prévoir que “vingt gusses achèteront du céleri vert !”
"Cela commence par le choix du statut juridique", explique M. Hennen. La coopérative est financée par des citoyens, et non pas "des actionnaires qui cherchent à tout prix le rendement". Car dans ce cas, c'est généralement le premier maillon de la chaîne qui trinque. "Poussés à la rentabilité, les producteurs s'invisibilisent et perdent leur âme", commente-t-il.
Un des "problèmes majeurs", soulève par ailleurs M. Hennen, réside dans le changement de comportement des consommateurs. "Ils ne dépensent plus que 10 à 15 % de leurs revenus dans l'alimentation, contre 30 % il y a 50 ans." Cela participe à l'insécurité des producteurs qui sont incertains de trouver des débouchés pour leur production – et au prix d'un temps considérable.
LLP a pourtant trouvé une formule "toute simple" pour leur apporter cette sécurité, et c'est probablement l'élément le plus novateur de la démarche : la coopérative s'engage sur les quantités qu'elle achètera à ses partenaires une saison à l'avance. "En décembre prochain, on planifiera les besoins jusqu'en mars-avril 2023. On prévoit que vingt gusses achèteront du céleri vert dans un an !", illustre Pascal Hennen. "La planification des cultures – avec chacun et tous ensemble afin que le tout soit cohérent – donne une sécurité énorme aux producteurs puisqu'ils savent qu'ils vendront la quantité qu'on s'est engagé à leur acheter", motive M. Hennen. "En magasin, nous ferons en sorte qu'elle soit absorbée, quoiqu'il arrive", appuie-t-il. Ne sachant cependant pas si les clients seront au rendez-vous, le risque, "c'est la coopérative qui le prend".

Le producteur fixe le prix
Dans le modèle défendu par Pascal Hennen, et contrairement à ce qui se fait dans le secteur de la grande distribution, le producteur établit lui-même le prix auquel il vend ses produits. "Les producteurs se concertent souvent entre eux dans une logique coopérative plutôt que concurrentielle", salue-t-il. Un prix juste pour le producteur tout en étant "acceptable" pour la vente. Car la coopérative se fixe aussi l'objectif de rendre les produits bio et locaux accessibles au plus grand nombre.
Comment concilier le prix juste aux producteurs et la démocratisation du bio ? "En compressant les marges autant que possible pour faire vivre dignement tous les maillons de la chaîne", répond Pascal Hennen. Ainsi, 70 % du prix d'achat revient directement au producteur. "C'est un modèle hyperfrugal", rendu possible en outre par une gamme de produits "relativement limitée". Dans les rayons, on trouve du fromage, du vin, "beaucoup de légumes et de fruits, principalement de saison".
LPP collabore aussi avec des coopératives espagnoles et siciliennes, engagées anti-mafia. Les produits secs sont majoritairement disponibles en vrac (les quantités sont adaptables, sans emballage). "Ce sont des produits simples, qui ne sont jamais transformés", ce qui diminue les coûts… mais implique de "repenser sa manière de consommer et de cuisiner", concède Pascal Hennen. "Au bout du compte, le client est satisfait parce qu'il a accès à des produits locaux, de qualité – bio ou qui en respectent le cahier des charges -, à des prix abordables." Tout en bénéficiant de transparence : "Ils savent à qui ils achètent et où va leur argent", souligne notre interlocuteur. "Je veux tout savoir !", réagit sur ces entrefaites une cliente occupée à se servir en huile d'olive.
“On n’achète pas des pommes…”
Pour répondre à ce besoin de transparence, les produits sont accompagnés de la photo et de l'histoire de ceux qui les ont fabriqués. Les employés sont quant à eux des "ambassadeurs des produits" qu'ils vendent. Autant de manières de créer de la confiance et de rapprocher les producteurs des consommateurs. "Quand une personne vient chez nous ou dans d'autres systèmes de distribution qui ont les mêmes valeurs et la même éthique, elle a un impact réel sur les producteurs : quand on vend des pommes, en fait, on vend le produit de Pierre-Marie. On ne vend pas des poulets, mais le fruit du travail d'Harry !", défend Pascal Hennen.
Ce lien est bien nécessaire lorsqu'il s'agit d'écouler les produits qui resteraient sur les étals. "La solidarité est notre valeur première", poursuit-il. "Si on s'est engagé à acheter 500 kg de carotte à un producteur, il faut s'organiser pour qu'ils soient vendus ! On demande au consommateur d'acheter certains produits, on dirige ses achats. Ici, le consommateur doit aussi jouer son rôle", explique-t-il. De manière générale, "par ses achats, le consommateur valide un modèle."

Si le produit a été, au départ, au centre de toutes les attentions, Pascal Hennen s'est rendu compte que valoriser celui-ci et son producteur participait à "le sortir de son isolement". "Au début, ils faisaient tout eux-mêmes (production, vente). Aujourd'hui, ils se coordonnent, se parlent, on fait de la logistique collective… Au lieu d'être des entités isolées, on a fini par tisser un réseau de producteurs solidaires qui se parlent."
Au départ de ces collaborations, d’autres projets d’ampleur, offrant de nouveaux débouchés et donc une forme de stabilité aux producteurs, sont en cours de lancement ou devraient voir le jour bientôt : fournir les cuisines de collectivité, mettre sur pied un hub logistique pour la centralisation et la transformation, fonder un atelier de découpe pour la viande…
"On peut changer les choses, croit Pascal Hennen. Si on réussit à trouver une solution pour quelques producteurs : maraîchers, arboriculteurs, éleveurs, céréaliers ; qu'on arrive à faire travailler des gens ensemble et qu'ils sortent la tête hors de l'eau, alors, le modèle tient la route et peut être répliqué ailleurs, par d'autres."

Une agriculture urbaine innovante et ultra-locale
Plus local que cela, c’est difficile ! Sur les hauteurs de Sainte-Walburge, à un petit kilomètre du magasin des Petits Producteurs, le champ des “Pousses Poussent” s’étend sur un hectare. Dans les trois serres, mâche, cerfeuil et épinards sortent de cette terre limoneuse propre à la région.
La parcelle, jouxtant les habitations, a été mise à disposition par la Ville de Liège. Les maraîchers bénéficient ainsi de son usufruit pour vingt ans. Une solution pour faciliter l'accès à la terre des jeunes agriculteurs et, en l'occurrence, de Félicie Pichault et David Wagemans. Ils ont pu par ailleurs bénéficier de la structure de la coopérative des Petits Producteurs. "L'argent des coopérateurs leur a permis d'acheter le matériel nécessaire à leur installation et de payer les premiers mois d'activité. Somme qu'ils ne devront rembourser que la deuxième année et ce, sans intérêt", explique Pascal Hennen. Et d'ajouter : "Ces structures de financement sont essentielles aux jeunes qui se lancent…" Elles sont pourtant encore trop rares.

En direct, du champ à l’assiette
En collaboration avec Les Petits Producteurs, le duo de maraîchers teste un projet innovant d'agriculture urbaine. Deux modèles commerciaux cohabitent en effet : un tiers de la production est destiné aux magasins des Petits Producteurs. Une fois les légumes récoltés par les maraîchers, LPP en assure, comme pour la plupart des producteurs, l'acheminement et la commercialisation. "En quelques minutes, ils sont en magasin", commente Félicie Pichault. Du circuit court et ultra-local, donc.
Deux tiers de la production sont destinés à l’auto-cueillette, sur abonnement. Une manière d’assurer l’écoulement des marchandises.
"La liste d'attente était longue", se souvient Eric Vanhaelen. Le dos courbé et les mains dans la terre pour arracher les racines récalcitrantes des salsifis – toute aide bénévole est la bienvenue – cet habitant de la localité se réjouit de l'accès à "des produits bio à deux pas de chez (lui) et à un prix abordable". "La gamme de choix est large et les paniers sont gigantesques !", poursuit-il. Parfois "un peu moches", les légumes n'en sont pas moins "très savoureux… sans comparaison avec tous ces légumes pulvérisés". Pour ainsi dire, si le projet s'arrêtait, il serait "désespéré". Il y voit de plus un "lieu convivial, de rencontre entre les habitants du quartier".

Maraîchers au champ et au magasin
"Un maraîcher qui s'installe en région liégeoise gagne environ 700 euros net/mois", explique Pascal Hennen. Pour une charge de travail élevée. Fidèle à sa philosophie, le fondateur des Petits Producteurs entend offrir de la sécurité aux producteurs avec qui il travaille. Dans ce cas-ci, cela passe certes par l'achat des produits des "Pousses Poussent", mais aussi par le statut hybride des maraîchers. Ainsi, Félicie Pichault et David Wagemans partagent-ils leur temps entre le champ et… le magasin, duquel ils sont employés à 1/3 temps, principalement lorsque le travail de maraîchage est moins important. "On verra si le mélange des revenus leur offre une sécurité suffisante…", commente M. Hennen. "La limite du modèle, toutefois, est celle de devoir travailler au moins en duo, afin d'assurer une présence au champ", concède-t-il.