"Sourceur", un nouveau métier sort de terre dans la construction
L’entreprise Natura Mater se définit comme “sourceur” de matériaux. Elle passe au peigne fin le marché pour trouver des matériaux durables afin de conseiller professionnels et particuliers. Et ainsi diminuer l’impact environnemental d’un secteur ultra polluant.
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- Publié le 25-04-2022 à 06h48
Le secteur de la construction est responsable de 30 % des émissions de CO2 au niveau mondial et génère 40 % des déchets mondiaux. "On utilise des matériaux sans réfléchir, constate Margaux Cambier. Selon l'entreprise Hoffman Ciments, ce sont 146 000 tonnes de ciment qui sont utilisées dans le monde toutes les… secondes !", illustre cette architecte. Une aberration au vu de son impact sur l'environnement, son usage de ressources non renouvelables et la difficulté de lui donner une deuxième vie. "Ayons aussi en tête que 50 % de l'impact énergétique d'un bâtiment se fait à la construction !" Constatant la quantité de déchets engendrés par celle-ci, Margaux Cambier s'est lancée avec Jérémy Boomer, tous deux architectes, dans une pratique plus durable de leur métier.
Partant de l'expérience de la construction de leur propre maison comme projet pilote, ils ont lancé Natura Mater : une entreprise à la recherche de matériaux naturels durables innovants permettant de réduire les déchets produits par ce secteur. "Il est essentiel de faire émerger une réflexion sur les matériaux, plutôt que d'agir par automatisme, et de se poser la question de leur pertinence : quels matériaux, pour quel usage ? Quelles sont leurs propriétés techniques ? Où puis-je les trouver et à quel prix ?", résume Margaux Cambier.
De la niche à la norme
In fine, l'objectif est ambitieux : participer à la transition écologique"en faisant passer les matériaux durables de la niche à la norme", résume Mme Cambier.
Mais des freins subsistent. "Le premier est celui de l'accessibilité : où se fournir en matériaux durables ? Même en tant qu'architecte, il était compliqué, il y a quelques années, de trouver les bons fournisseurs dans un marché de niche", raconte Blanche Mommer, juriste et couteau suisse de l'entreprise. Et puis, il y a le poids des habitudes. "Les acteurs de la construction, qu'ils soient architectes, entrepreneurs ou promoteurs ont des habitudes bien ancrées, des fournisseurs avec qui ils collaborent…", soulève Margaux Cambier. Il n'est donc pas toujours aisé de faire bouger les lignes. "C'est un chantier de longue haleine", ajoute Clélia Cantillon, architecte faisant appel aux services de Natura Mater. L'entreprise s'emploie dès lors à "lever les freins à l'utilisation de matériaux durables en facilitant leur accès et en aidant les professionnels à faire évoluer leur pratique", résume sa fondatrice. C'est tout l'enjeu du métier de "sourceur" que Natura Mater invente au fil des jours.
Construire un nouveau métier
Si Natura Mater a débuté ses activités en se limitant au rôle de fournisseur de matériaux durables, l'entreprise bruxelloise a vite étoffé son offre. "La première tâche est le 'sourcing': scruter le marché, s'informer des initiatives existantes au niveau local, prendre contact avec les producteurs, comprendre les matériaux qui émergent, leurs atouts, leurs faiblesses, leur disponibilité et leur prix", précise Mme Cambier, dont c'est la responsabilité principale. "On prémâche le travail pour les architectes, entrepreneurs, promoteurs et investisseurs qui, pris par d'autres obligations, n'ont pas le temps de se pencher sur le travail de la matière", poursuit-elle. Une chance : "Le tissu bruxellois est hyper dynamique ! On n'est jamais à court de travail ou de matière à dénicher, que ce soient des initiatives innovantes ou des usages plus traditionnels, d'ailleurs." (lire ci-dessous).

Ces informations compilées, vient ensuite le conseil aux architectes afin que ceux-ci "implémentent effectivement des matériaux durables sur leurs chantiers" et les intègrent à leur cahier des charges, en toute connaissance de cause. "Il y a beaucoup d'offres mais quels sont les matériaux réellement écologiques et quelle est leur fiabilité ?, interroge Clélia Cantillon. Natura Mater a alors un rôle de conseiller à jouer."
Enfin, il s'agit d'aider l'entrepreneur dans la mise en œuvre et l'achat des matériaux. "Cela permet de passer de la théorie à la pratique en ne perdant personne en chemin, soulève Margaux Cambier. Le risque, autrement, est de voir des entrepreneurs choisir finalement des matériaux conventionnels." "Face à des entrepreneurs peu friands de changement, Natura Mater s'occupe de leur communiquer les aspects techniques des matériaux, de les rassurer sur les prix et le gain de temps que leur usage permet et enfin d'avancer les bénéfices pour la santé des ouvriers. En tant qu'expert de ces matériaux, ils se chargent en quelque sorte de la traduction que l'architecte n'est pas en mesure de faire lui-même", salue Clélia Cantillon. "Notre rôle varie en fonction des partenariats, ajoute l'architecte-sourceuse. Idéalement, nous accompagnons les différents acteurs tout au long du processus : de la conception du projet à son exécution", précise Mme Cambier.
Pour que le projet aboutisse, encore faut-il que le client final soit partant ! "L'intérêt écologique est bel et bien présent et les arguments sanitaires, pour les personnes qui vivent, dorment et respirent dans ces lieux" font mouche, rassure Clélia Cantillon. "Le tout est de trouver des astuces pour que la facture n'explose pas. Mais si c'est bien pensé, ce n'est pas le cas…"
Le "sourceur" est-il le maillon manquant de la chaîne ? "Oui, assure Blanche Mommer. Il est un liant" qui fait se rencontrer les acteurs du secteur. Ce réseau ainsi tissé, il permet même, dans certains cas, de développer des filières inexistantes – en partant des besoins du terrain. Grâce à son regard transversal sur les pratiques, le sourceur a un rôle d'initiative en termes de recherche et développement.
"Aujourd'hui, les matériaux naturels dans la construction comptent pour seulement 2 % du marché, soulève Blanche Mommer. Il y a donc une belle marge de progression. Et beaucoup de travail !"

Du jean, des sacs-poubelle, de la paille et de l’herbe...
Les "sourceurs" de Natura Mater dénichent des matériaux durables issus de trois filières : des matériaux biosourcés, géosourcés ou issus du réemploi et du recyclage. Des matériaux locaux – autant que possible -, dont la production se fait "au plus près des chantiers". "Quand ce n'est pas le cas, on cherche des matériaux CO2 neutre", spécifie Margaux Cambier.
Les matériaux biosourcés sont issus de la biomasse végétale : non cuits, non transformés, comme l’herbe de prairie ou de la paille qui seront utilisées comme isolant au lieu du polyuréthane. Les matériaux géosourcés sont issus de la biomasse minérale. C’est le cas notamment de la chaux (un enduit intérieur et extérieur), de la pierre de lave (qui remplace la chape ou les blocs de béton), de l’argile (au lieu du plafonnage), qui sont peu ou pas transformés. Enfin, pour les matériaux issus de la filière du réemploi, il peut tout aussi bien s’agir de matériaux que l’on réutilise tels quels – des briques, par exemple — que de déchets transformés en matériaux techniques : de la drêche de bière mélangée à de la paille qui sert de revêtement mural, par exemple.
"Attention, prévient Mme Cambier, ce n'est pas parce qu'on parle de paille qu'on arrive avec des ballots sur le chantier !" Et de déconstruire certaines idées reçues. "On n'est pas dans des process artisanaux : ces matériaux s'insèrent sur des chantiers modernes ! Ainsi, la paille est compressée et se présente sous forme de panneaux", précise-t-elle. Sur les étagères de la "materatek" (bibliothèque de matériaux) de Natura Mater, le jean devient isolant, la paille et l'herbe se transforment en panneaux acoustiques, les sacs-poubelle font office de plan de travail… "Il y a une histoire derrière chaque matériau", se réjouit Margaux Cambier.
Démystifier les coûts
"Le but est de rendre visible l'innovation qui simplifie les choses", explique Blanche Mommer. Malheureusement, "comme pour le bio, les matériaux durables sont victimes d'idées reçues". À commencer par leur prix. Or, "la différence est à relativiser et dépend de nombreux facteurs". Souvent, ils amènent d'ailleurs un gain de temps et donc d'argent.
Selon Mme Mommer, "l'écart se réduit", notamment à la faveur de l'augmentation des prix des matériaux conventionnels. "On bénéficie d'un effet d'aubaine", admet-elle. Le Covid et la guerre en Ukraine remettent sur le devant de la scène l'importance de l'autonomie et de l'indépendance en termes de ressources et de traitement.
Notez également que "les matériaux comptent pour 15 % du coût total d'un projet de construction : le reste est le prix de la mise en œuvre", relativise Blanche Mommer.