L'épidémiologiste Marius Gilbert : "Revenir à une vie totalement normale? Pas avant 6 mois"
Marius Gilbert est responsable du laboratoire d’épidémiologie spatiale à l’Université libre de Bruxelles. Il fait partie du groupe d’experts qui réfléchissent à la sortie du confinement, dont la première réunion a eu lieu mardi après-midi. La Libre l'a interrogé pour faire le point sur l’épidémie de Covid-19 en Belgique.
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- Publié le 08-04-2020 à 16h17
- Mis à jour le 14-04-2020 à 15h53
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Marius Gilbert est responsable du laboratoire d’épidémiologie spatiale à l’Université libre de Bruxelles. Il fait partie du groupe d’experts qui réfléchissent à la sortie du confinement, dont la première réunion a eu lieu mardi après-midi. La Libre l'a interrogé pour faire le point sur l’épidémie de Covid-19 en Belgique.
Tout d’abord, où en est-on dans cette épidémie ?
Pour moi, on est à un point important, car on voit les prémices d’une diminution du nombre de cas. Cela fait presque une semaine que les nouvelles hospitalisations - notre meilleure mesure pour la circulation du virus, la dynamique épidémique – plafonnent et ont commencé à diminuer depuis deux jours. Ce qu’on espère voir dans la semaine qui vient, c’est une baisse nette et franche du taux d’occupation de nos hôpitaux (hospitalisations nettes) par des patients Covid-19. C’est un point très important car cela conditionne toute une série de choses. Car si on relâche cette pression du confinement, comme le couvercle sur une casserole, la transmission va repartir à la hausse. Avant de relâcher quoi que soit, il faut récupérer de la marge dans les hôpitaux. Pour l’instant, le système hospitalier est juste en dessous du seuil de saturation, mais il ne pourrait pas absorber une nouvelle augmentation du nombre de cas sans être débordé. Mais sans “effet rebond”, on devrait clairement se maintenir sous un seuil de saturation au niveau national.
Quid du pic, qui marque théoriquement le milieu de l’épidémie ?
Il y a deux pics. Un pic, c’est un maximum. Le pic des nouvelles admissions – le jour où il y a eu plus d’admissions -, on pense qu’il est plutôt derrière nous. Et l’autre, c’est le nombre cumulé de personnes dans les hôpitaux ; ce pic-là, on ne l’a pas tout à fait franchi.
Quid du nombre de décès qui semble important ?
On est à environ 2000 aujourd’hui, mais ce n’est pas la fin de l’épidémie et quelques centaines de décès vont encore se rajouter, malheureusement. Dans un scénario optimiste, je pense qu’on pourrait arriver à limiter les décès à entre 3 à 4000. Ce ne sera pas beaucoup plus qu’une épidémie de grippe. Les chiffres d’excès de mortalité sur une épidémie de grippe saisonnière, c’est entre 1000 et 3000 décès tous les ans. Mais d’habitude, cela touche surtout les personnes vraiment âgées. Or, ici, il y a un nombre important de décès chez des plus jeunes qui ne seraient sûrement pas décédés d’une grippe ou dans l’année […] Il y a vraiment une surmortalité dans les classes d’âge plus jeunes. Sans oublier les personnes plus jeunes qui sont hospitalisées et susceptibles de garder ensuite des séquelles importantes.
Les chiffres de décès dépassent aussi très largement le scénario du pire (quelques centaines de morts) évoqué par Sciensano au début de l’épidémie et extrapolé à partir des chiffres chinois. Les données chinoises sont-elles sous-estimées et ont-elles induit les autres pays en erreur ?
(Au début de l’épidémie) je pense qu’ils (Sciensano) ont donné ce chiffre car ils étaient sous pression. Il y a sans doute eu de la précipitation. Il est vrai qu’il y a beaucoup d’inconnues sur la façon dont les statistiques de décès sont faites ailleurs. En Chine, ils ont comptabilisé les personnes décédées à l’hôpital, or on sait qu’à Wuhan, beaucoup de personnes ne se sont même pas présentées dans les hôpitaux car ils étaient saturés. Ces personnes sont décédées chez elles. On parle beaucoup à présent de ces décès qui n’ont pas pu être comptabilisés car hors hôpital ou pas comptabilisés comme patients Covid car non testés, etc.
Ce taux de mortalité “sous-estimé” explique-t-il néanmoins le manque de préparation des pays occidentaux, dont la Belgique ?
Non, je ne crois pas. Je pense que ce n’est pas une question de taux de décès. Beaucoup de gens, dans beaucoup de pays, n’y ont pas cru, au moment où l’épidémie paraissait quelque chose d’assez lointain et chinois, avec un peu de débordement vers les pays voisins. Entre le moment, où d’un coup, il a été clair que le virus sortait vraiment de Chine et qu’il y avait vraiment des chances importantes que l’épidémie se mue en pandémie, et le moment où il y a eu un grand nombre de cas introduits chez nous, il ne s’est écoulé que 2 à 3 semaines. Or, pour organiser une réponse en termes de masques, de réactifs (pour les tests, NdlR) etc., c’est relativement court. Surtout si tout le monde le fait en même temps. Cela, associé au fait qu’au départ personne n’y a vraiment cru, explique que la Belgique ne soit pas du tout dans une situation unique. La France, l'Angleterre, l'Espagne ont été dépassées exactement de la même manière… Les gens qui travaillent dans ces pays ne sont ni inconscients ni irresponsables. Le fait que le virus allait sortir et se muer en pandémie n’a été clair pour tout le monde qu’assez tard et une fois que le virus était relativement bien établi en dehors de Chine. Il y a aussi une donnée très importante qui n’a été avérée qu’assez tard, c’est le fait que les personnes asymptomatiques soient contagieuses. Cela a été assez déterminant. Mais il y a aussi eu une forme d’incrédulité. Le tournant, pour moi, c’est lorsqu’on a constaté des décès en Iran et en Italie, car cela voulait dire qu’il y a eu des transmissions pendant assez longtemps. Je me suis dit : “on ne l’arrêtera pas”. C’était quelques jours avant les vacances de Carnaval. Mais imaginez qu’on ait dit aux gens : "vous ne pouvez pas partir en vacances, car il y a trois morts en Italie", personne n’aurait accepté cela.
Va-t-on sortir du confinement le 19 avril, ou doit-on d’office se préparer au 3 mai, voire plus tard ?
Je précise d’abord que cela ne relève pas de ma décision. Mais je pense qu’au vu de la dynamique épidémique, les hôpitaux ne seront pas suffisamment vidés vers le 19 avril pour sortir du confinement. Cela me paraît très peu probable. Ce qui est possible, c’est qu’il y ait certaines mesures d’aménagement proposées. Un changement par rapport aux mesures actuelles, mais qui n’ira pas dans le sens d’un renforcement. Le 3 mai me paraît plus réaliste pour toute une série de raisons : cela laisse le temps à une diminution significative de l’occupation de nos hôpitaux, au personnel soignant de reprendre des forces, cela permet d’augmenter la capacité diagnostique, de remplir l’ensemble des stocks (réactifs, matériel, médicaments…) Cela laisse plus de temps pour renforcer nos points faibles. Mon point de vue est le suivant : ok, on a été pris de court lors du démarrage de l’épidémie par rapport à l’équipement de personnel de soin de première ligne et de seconde ligne, mais on ne va pas se laisser prendre par surprise une deuxième fois. Il serait difficilement audible de relâcher le confinement alors que ces éléments-là ne sont pas renforcés considérablement. Ce qui est important : grâce au confinement, malgré le nombre important de décès, on a réussi à avoir une maîtrise sur l’épidémie, on a récupéré le contrôle. On n’est plus dans une épidémie de croissance exponentielle. Et maintenant, il faut maintenir ce contrôle jusqu’au moment où on récupère de la marge dans les hôpitaux, où on peut relâcher les choses, graduellement, de façon à ne jamais perdre ce contrôle.
Comment se passera ce déconfinement sur lequel vous travaillez ? Graduellement, donc ?
Tout à fait. L'objectif (dans le groupe d’experts) sur lequel on va travailler ces prochaines semaines, c’est d’identifier les stratégies qui permettent de relever le confinement, tout en continuant à contrôler la dynamique épidémique, c’est-à-dire en préservant le système de santé et en minimisant le nombre de personnes qui viendraient à décéder. Sur chacun des éléments qui font partie des dispositifs de confinement, on peut jouer : il y a eu des mesures concernant la vie professionnelle, les écoles, magasins de détails, cafés et restaurants, événements de masse… Il ne faut d’ailleurs pas oublier que le confinement lui-même a des impacts indirects en termes de santé publique (violences domestiques accentuées…). Les impacts économiques peuvent aussi avoir des conséquences indirectes en termes de santé publique.
Quelles sont les idées sur la table ? Il s’agit de décider quels secteurs rouvrent en priorité ? Ce qui serait autorisé en termes de distanciation sociale par exemple ?
Tout à fait ( même si on n'a encore aucune idée de quels secteurs seraient prioritairement rouverts). Et surtout, si rouvre un certain nombre d’activités et de secteurs, dans quelles conditions . On peut aussi jouer sur la manière dont on rouvre un secteur. Ceci est un exemple imaginaire : les magasins de détail peuvent rouvrir mais avec pas plus de 3 clients en même temps, et avec des mesures d’isolement, masques etc. On pourrait assortir des mesures de relâchement d’autres recommandations sur la manière dont les choses peuvent se faire pour limiter la propagation.
Quid des masques, du tracking, des tests sérologiques dans la stratégie de déconfinement ?
Les masques sont une barrière supplémentaire, un dispositif en plus de l’isolement social et les mesures barrières, qui peut en effet être utile pour la stratégie de déconfinement. Pour le tracking, c’est la même chose, c’est un instrument supplémentaire qui peut permettre de faciliter l’avertissement de personnes pour leur dire : "vous avez en contact avec une personne qui a présenté des symptômes, mettez-vous en quarantaine car vous risquez d’être malade". Cette application pourrait aussi être une aide importante dans la stratégie. Pour les tests sérologiques, aller vers un dépistage massif n’est pas envisageable car produire des millions de tests en trois semaines, ce ne sera pas faisable. Par contre, par groupes, ces tests pourraient être extrêmement utiles : si vous travaillez dans le secteur de la santé, dans la police, dans les prisons prisons…, savoir que vous avez déjà eu l’infection et que vous avez fait des anticorps qui protègent d’une nouvelle infection, cela permet de travailler en étant beaucoup moins inquiet. Au fur et à mesure que la capacité de tests augmente, cela peut être élargi à un nombre de plus en plus important de personnes dans la population.
Quand notre vie reviendra-t-elle vraiment à la normale ?
A la normale totale, c’est-à-dire, comme avant, en pouvant vivre avec la même insouciance, y compris des événements de masse etc, tant qu’on n’a pas d’immunité de groupe ou un vaccin, je pense qu’on n’y sera pas. C’est quelque chose qui se compte en plusieurs mois. Je ne vois pas cela arriver avant 6 mois. Par contre, qu’entre-temps, on puisse, dans les mois qui viennent, reprendre un certain nombre d’activités, dans des conditions spécifiques, de manière à limiter le risque de transmission, c’est tout à fait envisageable à moyen terme.
N’y a-t-il pas un risque qu’avec le beau temps, les vacances, le temps qui passe, les gens se relâchent dans l’application des mesures ?
Oui, bien sûr. Il va falloir continuer à expliquer pourquoi le confinement est en place, ce qu’il permet. C’est pour cela que les travaux de ce groupe (stratégie de sortie) et d’autres sont importants : il va falloir commencer à communiquer sur une stratégie de sortie. Je crois que tout un chacun est prêt à faire encore des efforts en matière de confinement et d’isolement, mais ça aiderait énormément de savoir jusque quand, dans quelles conditions… D’avoir une forme de planification de la manière dont les choses vont se passer. Cela permet d’avoir une lumière au bout du tunnel, d’accepter les choses beaucoup plus facilement. C’est pour cela qu’il est vraiment temps de définir cette stratégie de sortie et de la présenter et d’avoir une bonne communication autour de tout cela. […] On a une fenêtre jusqu’au 19 avril, puis jusqu’au 3 mai, pour travailler de manière sereine.
