La controverse scientifique se fait désormais sur la place publique
Comme pour bien d'autres secteurs, le Covid-19 ne fait que surligner le mode de fonctionnement de la recherche, son attrait comme ses dysfonctionnements. Le soir du vendredi 27 mars, un microbiologiste marseillais poste une étude sur le site internet de l'institut hospitalier qu'il dirige. Bien que réalisé sur un panel réduit d'individus, dénué du "groupe-contrôle" requis pour comparer les sujets testés à des sujets vierges, et non publié dans une revue scientifique, le papier fait grand bruit. Sûr de son fait, le professeur Didier Raoult y " confirme l'efficacité de l'hydroxychloroquine" dans le traitement du Covid-19. Une partie de la communauté scientifique émet rapidement des doutes sur la fiabilité de ses résultats et appelle à la prudence quant à des conclusions jugées hâtives voire dangereuses, mais une partie du public est convaincue. En un rien de temps, une communauté d'adeptes entoure virtuellement Didier Raoult. Superstar autoproclamée, "sauveur de l'humanité" adepte des vidéos YouTube, le chercheur multiplie les déclarations fracassantes sur ses confrères, et qualifie prestement de "Fake News" l'étude américaine qui remet en cause ses conclusions. Sur le plan de la communication, le populisme n'est plus l'apanage de la politique, le monde scientifique tient son Trump.
Publié le 26-04-2020 à 16h02 - Mis à jour le 03-06-2020 à 08h46
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Comme pour bien d'autres secteurs, le Covid-19 ne fait que surligner le mode de fonctionnement de la recherche, son attrait comme ses dysfonctionnements.
Le soir du vendredi 27 mars, un microbiologiste marseillais poste une étude sur le site internet de l'institut hospitalier qu'il dirige. Bien que réalisé sur un panel réduit d'individus, dénué du "groupe-contrôle" requis pour comparer les sujets testés à des sujets vierges, et non publié dans une revue scientifique, le papier fait grand bruit. Sûr de son fait, le professeur Didier Raoult y "confirme l'efficacité de l'hydroxychloroquine" dans le traitement du Covid-19. Une partie de la communauté scientifique émet rapidement des doutes sur la fiabilité de ses résultats et appelle à la prudence quant à des conclusions jugées hâtives voire dangereuses, mais une partie du public est convaincue. En un rien de temps, une communauté d'adeptes entoure virtuellement Didier Raoult. Superstar autoproclamée, "sauveur de l'humanité" adepte des vidéos YouTube, le chercheur multiplie les déclarations fracassantes sur ses confrères, et qualifie prestement de "Fake News" l'étude américaine qui remet en cause ses conclusions. Sur le plan de la communication, le populisme n'est plus l'apanage de la politique, le monde scientifique tient son Trump.
La concurrence, une tradition
La question n'est pas tant de savoir laquelle de ces deux études "a raison". Le professeur Raoult est un vrai scientifique, aussi reconnu par le passé que désormais controversé. Mais on ne peut que s'interroger sur la publication incessante d'études contradictoires, parfois réalisées rapidement et dans des conditions discutables, qu'il revient manifestement au public de juger. "Le système de publication des études scientifiques est basé depuis une vingtaine d'années sur le modèle anglo-saxon", analyse pour nous le professeur de Physique de l'Université de Paris, José Halloy. "La politique et les réformes européennes mises en place depuis le début des années 2000 ont ouvertement pour objectif de générer "l'économie de la connaissance la plus compétitive et dynamique au monde". Tout y repose sur la mise en concurrence des scientifiques, des universités et des pays, par le biais de classements internationaux. D'un côté, cette concurrence stimule le processus, crée une certaine émulation, mais ce système a également engendré des dérives."
Publier à tout prix
Qui dit concurrence, dit visibilité, et pour ce faire… quête de publications. "Pour être un scientifique reconnu, il faut être cité", poursuit le physicien. "Les chercheurs sont essentiellement évalués sur des critères bibliométriques, désormais, ils vont donc logiquement vouloir optimiser cette bibliométrie et essayer de se placer dans des revues réputées comme Science ou Nature. La conséquence de cette situation, c'est un productivisme effarant dans lequel les résultats, les méthodes et le savoir sont presque devenus accessoires. Un CV comme celui de Didier Raoult, par exemple, qui publie un article toutes les deux ou trois semaines, n'est absolument pas crédible pour moi. Quand on est un professionnel de la recherche et que l'on voit ça, on se demande s'il a au moins lu toutes les publications dont il est censé être co-auteur."
Cette quête de visibilité a ensuite engendré à son tour un autre phénomène : une inflation de la communication. "Le modèle américain a incité les universités à mettre en place des services de presse pour faire la publicité de leurs recherches, les valoriser", ajoute José Halloy. "Ce qui crée in fine une sorte de bruit permanent, une succession d'annonces. Subitement, tout devient majeur, révolutionnaire, extraordinaire. Il devient difficile de faire le tri, même pour les scientifiques qui doivent aller voir ce qui se trouve derrière tous ces communiqués."
La controverse au centre du jeu
On imagine toutefois mal un chercheur publier n'importe quoi sans être débusqué et recadré. "Il y a un certain nombre de critères à suivre : on définit une hypothèse, on la démontre et on décrit sa méthode en détails", précise José Halloy. "L'article n'est que le résumé de l'étude, qui constitue elle-même une base de travail dont s'empare par la suite la communauté scientifique. Il y a un débat, des controverses, un travail collectif qui aboutit in fine à la conclusion d'un fait scientifique. Ce qui fait la valeur d'une étude, aujourd'hui, c'est ce qu'en pense la communauté scientifique."
Le fameux "Peer Review" qui précède théoriquement toute publication ne constitue plus un gage de qualité en tant que tel, selon le chercheur. D'abord, parce que la mise en concurrence accrue a quelque peu faussé le jeu. Ensuite et surtout, parce qu'il y a tellement d'études, désormais, qu'il est devenu impossible de toutes les évaluer au préalable. "La plupart des papiers sont partagés avant une éventuelle revue par des pairs", confirme le professeur de l'Université de Paris. "Pas forcément pour de mauvaises raisons d'ailleurs, un scientifique veut par définition faire avancer le débat, partager ses découvertes avec la communauté. Il faut parfois agir rapidement et donc contourner ce processus chronophage. Il suffit de déposer son article aux archives scientifiques pour l'enregistrer. Ce papier appelé "préprint" peut ensuite directement être mis en ligne sur un blog, un site ou un simple lien envoyé via Twitter." La science est "ouverte", la controverse publique. Le lecteur et la communauté scientifique se font un avis sur la question en même temps. Dans le déluge d'informations qui s'abat sur la toile, pas certain que cela ait un effet positif sur l'état de connaissance du public.
Le Covid-19, cette aubaine
Surmédiatisation oblige, le Covid-19 ne fait que surligner le système, son attrait comme ses dysfonctionnements. Dans cette surproduction flagrante, la grande majorité des scientifiques travaille dans les règles, d'autres sont moins rigoureux, mais tout aussi visibles. À la question de savoir s'il est bien raisonnable de travailler aussi vite avec des données parcellaires et, donc des résultats discutables, José Halloy répond de façon nuancée. "Cela répond d'abord à une nécessité. On doit apprendre à connaître ce virus, et donc travailler rapidement. Mais c'est aussi une belle occasion de se faire valoir. Il y a une production effarante depuis quelques semaines. Il y a tellement d'articles, que je ne sais même pas comment les scientifiques eux-mêmes vont faire pour suivre la littérature et être au courant de ce qui se fait. Il y a les cas visibles, et il y a tous les autres, qui peuvent fournir eux aussi des données très intéressantes."
Plus d'infos :
José Halloy dans Revue Nouvelle : "Des scientifiques dans la tempête Covid-19"