"La sexualité est souvent plus compliquée qu’on ne le dit dans le couple"
Le sociologue français Jean-Claude Kaufmann sort un ouvrage au titre qui frappe : "Pas envie ce soir". Ou comment parler, sans trop de tension, d’un sujet tabou : celui du consentement dans le couple installé. Le sujet souligne la nécessaire égalité homme/femme, déjà questionnée médiatiquement par l’affaire Weinstein.
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Publié le 08-06-2020 à 11h59 - Mis à jour le 08-06-2020 à 12h00
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Le sociologue français Jean-Claude Kaufmann sort un ouvrage au titre qui frappe : "Pas envie ce soir". Ou comment parler, sans trop de tension, d’un sujet tabou : celui du consentement dans le couple installé. Le sujet souligne la nécessaire égalité homme/femme, déjà questionnée médiatiquement par l’affaire Weinstein.
Jean-Claude Kaufmann est sociologue, spécialiste du concept du couple. Il fait paraître, ces jours-ci, un ouvrage au titre interpellant : Pas envie ce soir. Le consentement dans le couple (éditions Les Liens qui libèrent).
Prenant pour point de départ le scandale Weinstein qui explose fin 2017, et qui met en évidence les abus sexuels répétés pendant trois décennies du producteur de ciné hollywoodien, le sociologue français resserre le cadre de son étude pour comprendre comment fonctionne le consentement, précisément au sein du couple. Pas question de parler de "la zone rouge dans laquelle Weinstein s’adonnait", jugé en février 2020 pour viols et abus sexuels. Ici, "o n entre dans la zone grise", celle du couple conjugal, installé dans la durée. Comment dire "non" sans abîmer son couple ? Comment cela se passe-t-il dans les chaumières ? Un tabou à démonter, pour l’amour que l’on porte à son couple.
Écrire sur ce sujet du "non, pas ce soir", c’était pour le libérer des préjugés qui y sont associés ?
L’affaire Weinstein n’est pas un épiphénomène. Et les conséquences vont durer longtemps, même si, parfois, on se demande si on ne revient pas au monde d’avant, jusqu’à ce que n’éclatent pas de nouvelles dénonciations.
En ce moment, les mentalités sont fixées sur la pandémie et ses conséquences, et on oublie ces questions, alors que des choses se passent aussi dans ce temps de crise, au cœur des couples. Mais disons que c’est le début d’un grand mouvement qui va réorganiser les relations amoureuses héritées d’un passé qui pèse lourd. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’on interroge même les gestes de galanterie. Doit-on les abandonner au motif qu’ils renforcent le jeu de rôle ancien qui aboutissait à la domination des femmes ?
Dans le couple, pas facile de dire non, sans vexer. D’autant que le non-consentement peut avoir lieu dans un contexte de sidération, qui coupe les pensées et la parole. Et on ne sait pas comment s’en dépêtrer…
Le "Non, pas ce soir" n’est parfois qu’une phrase murmurée, non pas affirmée comme refus. En fait, la sexualité est souvent plus compliquée qu’on ne le dit dans le couple. Et s’exprimer à propos de cette sexualité est encore moins simple. Ce n’est pas vraiment une question de pudeur, car la parole s’est libérée par rapport à la sexualité, mais disons qu’on n’ose pas dire qu’on n’a pas envie. On a peur que cela provoque de la casse, on refoule. Parfois même, dans les pensées de la personne qui n’a pas envie, cela n’est pas clair. Elle se demande : "Est-ce anormal que je n’aie pas envie ?"
Il existe une omerta généralisée, qui vient donc d’un malaise quant aux conséquences possibles…
Dans cet ouvrage composé de témoignages, les femmes expliquent bien souvent qu’elles aiment leur partenaire, qu’il est agréable, sympa, beau… Mais, du point de vue sexuel, elles n’ont plus envie, et cependant, elles ont peur de casser ce petit monde d’amour auquel elles tiennent. Alors, on met la poussière sous le tapis. C’est le B.A.-Ba de l’amour, de se sacrifier !
"Il faut comprendre l’intensité de la mutation anthropologique que nous sommes en train de vivre", écrivez-vous. Et avec l’expression "mutation anthropologique", vous signalez le nouveau rapport souhaité d’égalité entre hommes et femmes. La question du consentement ne se posait pas dans le passé ?
On a avancé sur la question de l’égalité entre hommes et femmes. On comptabilise les avancées dans le monde du travail, par exemple, mais on met souvent la focale sur les aspects les plus publics : le nombre de femmes dans le monde politique par exemple. Le point de blocage le plus fort se trouve néanmoins à l’intérieur du couple, à propos du partage des tâches ménagères (et ce n’est pas une petite histoire), et de la sexualité. La question de la sexualité dans le couple a été masquée par une libération de la parole dans les magazines qui donne l’illusion d’une sexualité décontractée.
La question du consentement ne se pose finalement que quand on est dans un contexte d’égalité, donc ?
Oui ! Avant c’était le devoir conjugal. Le consentement était donné le jour du mariage, la femme se donnait corps et âme. Elle faisait don de son corps pour la reproduction. Le déplaisir n’était pas dit. L’émancipation des individus, qui s’ est exprimée dans tous les domaines, a fait ressortir la volonté d’égalité homme/femme dans la sexualité.
Vous écrivez : "La sexualité est perçue comme recélant une vérité profonde de l’individu, essentielle pour sa construction identitaire", comme si tout le sexe livrait la clef de compréhension des individus ?
On aimerait bien vivre la sexualité comme une pratique comme une autre de bien-être, mais on sent qu’elle cache des choses profondes, concernant le fonctionnement conjugal. Si on exprime son absence de désir, on a peur que cela dise quelque chose du couple.
Il y a une véritable injonction sociale en fait : le sexe serait au cœur de la réussite du couple !
Le discours de libération sexuelle est à double tranchant : il faut se décontracter mais en fixant des objectifs si hauts qu’ils culpabilisent ceux qui ont du mal à y arriver. Sous la surface de la sexualité apaisée et rayonnante, on a exactement l’inverse : angoisse et culpabilité.
En 1974, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a officiellement proclamé "l’importance de la sexualité comme source de bien-être, et même de bonne santé".
Un avis pavé des meilleures intentions, mais qui ne pouvait que se transformer en injonction collective… Si on s’attache au processus de libération du corps des femmes, par exemple, on en rajoute. Regardez toutes ces propositions pour prendre un amant… On donne souvent aux femmes cette impression qu’ailleurs que dans leur couple, c’est différent… Ce qui crée un malaise supplémentaire, et pousse à ne rien dire encore.
Vous jetez un pavé dans la mare en disant : "Les femmes, dans l’absolu, n’ont sans doute pas moins de désir que les hommes. Mais c’est un désir beaucoup plus fluctuant, et qui peut parfois être brisé, spécialement quand le couple s’installe dans la durée." Une fois que l’on sait cela, on comprend comment la question du consentement est fondamentale dans le dialogue du couple qui dure.
Chez les femmes, il y a un agacement de ne pas être encore à l’égalité, surtout vis-à-vis des tâches ménagères. Et, dans le domaine de la sexualité, quand éclate le scandale Weinstein, on a l’impression d’être au Moyen Âge ! D’où l’envie de dire : égalité du désir ! Sauf que dans ce domaine-là, le désir des hommes et des femmes ne fonctionne pas de la même manière… Si les femmes ont appris à exprimer leur désir personnel, pour elles, tout dépend du contexte… Le désir féminin s’affaiblit dans la longue durée et cette information (vérifiée scientifiquement, NdlR) ne correspond pas à la fable que l’époque se raconte, qui parle de désirs féminins ardents et inchangés.
La sexualité pourrait être, dites-vous, vue dans le couple comme "une monnaie d’échange positive".
Ce qui ressort de mon enquête, c’est le désir d’attachement conjugal. D’un côté, l’insatisfaction des hommes - quand ils observent la faiblesse du désir de leur partenaire comme une faiblesse du couple. De l’autre côté, les femmes, attachées au monde d’amour au quotidien que le couple a construit. Et il faut beaucoup de douceur et de diplomatie pour sauver cela.
Selon moi, il faut chercher à parler davantage. Mais il est vrai qu’on ne peut pas tout mettre sur la table n’importe comment. Il est normal d’avoir du mal à dire les choses, mais il faut faire un vrai effort dans le sens de l’explication, et chacun doit être clair dans ses pensées pour que ça marche.