"On commence maintenant à voir les dégâts psychologiques de la crise sanitaire, pas seulement chez les personnes fragilisées et vulnérables"

Professeur de psychologie de la santé à l'UCLouvain, membre du groupe d'experts "Psychologie et coronavirus", le Pr Olivier Luminet alerte sur les dégâts psychologiques - déjà présents et à venir -, qui sont liés à la crise sanitaire que nous traversons.

"On commence maintenant à voir les dégâts psychologiques de la crise sanitaire, pas seulement chez les personnes fragilisées et vulnérables"
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Professeur de psychologie de la santé à l'UCLouvain, membre du groupe d'experts "Psychologie et coronavirus", le Pr Olivier Luminet alerte sur les dégâts psychologiques - déjà présents et à venir -, qui sont liés à la crise sanitaire que nous traverons.

Quel premier bilan pourrait-on tirer au niveau des dégâts psychologiques engendrés par la première vague de cette épidémie?

Toutes les données récoltées à ce sujet suite à la première vague ne sont pas nécessairement cohérentes. Ainsi, une étude menée par Vincent Lorent, sociologue de la santé à l'UCLouvain, a montré que le sentiment de mal-être psychologique était en très forte hausse au moment du confinement. Et cela, de manière intéressante, particulièrement chez les jeunes, comme si c'était pour cette génération que le changement de vie ou l'impossibilité de réaliser certaines activités étaient plus importants. En revanche, d'autres études, portant par exemple sur des aspects liés à la dépression majeure, n'ont pas montré une élévation particulière. De même, une enquête que nous avions menée auprès de 5000 Belges sur les émotions ressenties pendant le confinement, n'a montré qu'une augmentation modérée des sentiments d'anxiété ou de tristesse.

Comment peut-on expliquer ces différences de résultats?

Je dirais que nous sommes sur deux niveaux. A l'époque de la première vague et du premier confinement, il n'y a sans doute pas eu d'indications vraiment majeure au niveau psycho-pathologique, de cas ou de troubles graves. Par contre, au niveau global dans la population, il régnait un sentiment de mal-être. Et c'est sans doute ce qui peut expliquer ces divergences dans les résultats des différentes études. Cela, en sachant que la première crise a provoqué un état de stress aigu face auquel les gens disposent de ressources importantes qu’ils peuvent mobiliser. Ensuite, il s’agit de récupérer des ressources par rapport à ce moment de stress aigu. Ce qu’ont pu faire un certain nombre de personnes grâce à la pause des vacances.

En quoi consistent les études que vous menez au sein de votre équipe de recherche?

Mes intérêts sont particulièrement centrés sur les émotions. Dans le contexte de cette pandémie, on a voulu savoir quel était leur rôle par rapport aux comportements de santé. Dans une large enquête menée pendant le confinement nous avions constaté que la peur, par exemple, pouvait renforcer certains comportements comme le lavage des mains. Mais cet effet salutaire de la peur est temporaire. La peur n'est bonne conseillère que dans l'urgence, mais pas de manière permanente. Pour le long terme, il faut jouer sur d’autres facteurs, notamment en lien avec la motivation.

Nous avons aussi pu observer qu'il y avait des liens entre les émotions plus positives et la difficulté à réduire les contacts sociaux. Ce résultat souligne qu'une des grandes difficultés est que certaines des règles sont contre-nature, comme le fait de ne pas voir ses proches. Nos inclinations naturelles et nos émotions positives sont mises à mal dans les circonstances actuelles. Et c'est notamment ce qui rend la situation compliquée à gérer d’un point de vue psychologique et qui rend le changement de certains comportements difficile. On demande aux gens de ne pas faire ce qu'ils ont toujours fait et ce qui, d'habitude, leur fait du bien.

Avez-vous le sentiment que, tout doucement, les politiques prennent la mesure des dégâts psychologiques engendrés par cette crise sanitaire?

Oui, je pense qu'il y a enfin une véritable prise de conscience de ce rôle. Fin mai, nous avons mis en place un groupe d'experts intitulé "Psychologie et corona" car au début de la crise, nous avions l'impression que de nombreuses dimensions psychologiques n’étaient pas du tout entendues. Puis, nos rapports et nos recommandations ont été relayés dans la presse. Au moment de la constitution du Celeval, on a inclus une psychologue dans le groupe.
Ce qui par contre n’est pas encore suffisamment perceptible dans le monde politique, c'est que l'investissement en support psychologique n'est pas très coûteux par rapport au retour que cela peut produire au niveau du bien-être de la population et même de l'économie. Injecter quelques millions pour avoir du soutien psychologique à grande échelle, c'est garantir sur le long terme une santé mentale de la population qui est très largement fragilisée aujourd’hui. Il n'y a pas eu une perception assez claire que, à côté des incitants économiques, les incitants psychologiques sont vraiment fondamentaux. Maintenant, il est fort tard. Peut-être pas trop tard, mais il devient vraiment urgent d'agir car on voit bien qu'à différents niveaux, les gens sont vraiment fatigués, épuisés, démotivés…

Les psychologues constatent-ils cela dans leurs cabinets de consultation?

Oui, ils me disent ne plus pouvoir faire face à l'importance des demandes présentes. Et cela est dû au fait que nous ne sommes plus dans un état de stress aigu, mais bien dans un état de stress chronique. On est à présent vraiment dans l'accumulation du stress. On commence en effet maintenant à voir les dégâts psychologiques pas seulement chez les personnes fragilisées ou vulnérables.

Cette deuxième vague, avec l'effet de répétition et la saison hivernale, devrait-elle amplifier ce phénomène?

Effectivement, il y a l'effet d'accumulation. Certains ont pu recharger leurs batteries, mais pas tous. On se retrouve un peu comme dans le Tour de France. Il y a beaucoup d'étapes, celles de montagne étant les plus difficiles à franchir. Cela va prendre du temps. On peut tirer certaines leçons. Il y a eu la baisse concomitante des nouvelles infections avec les beaux jours qui reviennent, ce qui a facilité l'oubli du respect des gestes barrières. Aujourd'hui, il faut s'apprêter à faire face à une étape plus difficile et il faut s'organiser sur le plus long terme.

En serons-nous capables?

Oui, les gens ont une capacité d'adaptation que l'on sous-estime. Le plus difficile pour eux est le manque de prévisibilité et le manque de contrôle sur ce qui se passe. Mais à partir du moment où on fixe un agenda - comme le baromètre - qui peut s'étaler sur plusieurs mois, cela va les aider à rendre les événements futurs plus prévisibles et plus contrôlables. Le plus dur et difficile à vivre, c'est l'effet yoyo, le retour en arrière.
Même si on assiste inévitablement à un effet de "dépression saisonnière" en automne, les gens ont également des ressources. Mais pour qu'ils puissent tenir le coup, il faut absolument les aider à voir cet horizon à plus long terme, en sachant qu'il y aura des moments plus difficiles, des sacrifices à faire. En se rappelant aussi toujours que des leçons ont été tirées, notamment des excès du confinement total.

Sans vie sociale, le cap sera nécessairement beaucoup plus dur à passer?

Certainement. Le fait que l'enseignement et les activités culturelles, notamment, se poursuivent permet de maintenir des liens sociaux très importants pour tenir sur le long terme. Il faut beaucoup plus équilibrer le court terme et le long terme. Expliquer à la population que la perspective à envisager est sur plusieurs mois et les accompagner dans cette perspective.

Peut-on donner des conseils concrets pour mieux tenir le cap au quotidien?

Bien sûr. Pour reprendre l'analogie cycliste, en termes de doser ses efforts, il est clair que l'on ne peut plus donner la même énergie que celle mise au départ de la crise. Il faut que tout le monde soit conscient de cet état de fatigue. Il faut dire aux gens qu’il est normal aujourd’hui qu’ils fassent plus d'erreurs, qu’ils oublient, qu'ils soient moins concentrés… Il doit y avoir une pleine conscience que nous ne fonctionnons pas à notre plein potentiel. Dans cette pandémie, tout le monde est impliqué d'une manière ou d'une autre.

Une autre recommandation?

Une autre chose est de savourer davantage ce qui nous reste. Tout est question de relativité. Il faut investir dans ce que l'on a: la possibilité de voir quatre personnes, les mêmes pendant quinze jours et bien les sélectionner et pouvoir profiter d'un maximum d'interactions avec ces personnes-là. De même avec la personne que l'on peut voir sans protection. Il est essentiel aussi de garder le contact avec les autres, cette sociabilité, que ce soit par téléphone, vidéoconférences…
Dans ce comparatif, il faut se rappeler que la bouteille est toujours aussi à moitié remplie. Même s'il y a beaucoup de choses que l'on ne peut plus faire ou que l'on doit postposer, comme les vacances lointaines, il reste beaucoup de choses que l'on peut réinvestir. Le maintien de l'activité physique est aussi quelque chose de central pour le bien-être et la santé mentale.

De même que le fait d'avoir des perspectives plus réalistes…

De fait, c'est très important, car lorsque l'on baisse son niveau d'attente, on peut être très satisfait de ce que l'on fait. Il suffit de se dire que les attentes que l'on a pour les prochains mois sont moins élevées. Il faut en effet savoir que les émotions positives sont ressenties lorsque l'on atteint certains buts, peu importe le but. Et donc, lorsque l'on restreint les buts et qu'on les atteint, cela procure de la satisfaction et un sentiment de joie. Il est donc important de se fixer des buts atteignables. En profiter pour s'investir par exemple dans sa maison, son jardin, ses relations… Tout ce que l'on a tendance à négliger avec la vie trépidante que l'on mène souvent.

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