"Sans l'Europe, la production de vaccins n'aurait pas pu aller aussi vite"
Où en est-on dans la course au vaccin? Quand peut-on espérer un premier échantillon en Belgique? Les vaccins vont-ils permettre d'éradiquer complètement l'épidémie? Tant de questions auxquelles Jean Stephenne, président de Curevac et spécialiste de la production de vaccins, a tenté de répondre pour La Libre. Interview.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/1ceeccb3-2097-46f3-8d46-df0c56746447.png)
Publié le 21-11-2020 à 12h52 - Mis à jour le 24-11-2020 à 17h43
:focal(995x505:1005x495)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/UJKG5FB4UBE5XMZUNB3EIMP3RY.jpg)
Quand on demande à Jean Stephenne, scientifique et homme d’affaires, spécialiste de la biologie et de la production de vaccins, ancien patron de GSK Vaccines et à présent président du développeur allemand de vaccins CureVac, ce qui, dans cette course effrénée au vaccin, l’étonne le plus, le réjouit le plus ou l’inquiète le plus, il choisit de commencer par ce qui le réjouit avant tout. En l’occurrence, le fait que “dans quelques semaines ou quelques mois, il y aura des vaccins qui vont nous permettre de contrôler cette épidémie”.
Le vaccin est-il l’unique moyen de sortir de cette crise sanitaire sans précédent?
Il ne faut bien sûr pas penser que le vaccin va tout résoudre à partir du moment où l’on vaccine la première personne. Le défi va être de convaincre les gens de se faire vacciner et d’atteindre, dans la population, un taux de vaccination de 60 à 70%. Pour moi, c’est ça, le plus grand défi.
Ce qui vous inquiète le plus serait dès lors la méfiance d’une partie de la population vis-à-vis des vaccins?
En effet, il faudra faire face à la méfiance d’une certaine frange de la population - et en particulier des groupes anti-vaccins par rapport à la vaccination en général - ainsi qu’à tous les doutes des gens qui se demandent comment on a pu développer des vaccins aussi rapidement…
Précisément, comment expliquer que l’on a pu développer des vaccins aussi vite?
Ce n’est en tout cas pas parce que l’on fait des raccourcis au niveau du développement clinique ou au niveau de la sécurité du vaccin. Si l’on peut aller aussi vite, c’est que, grâce à l’Europe, nous sommes capables de prendre de beaucoup plus grands risques dans la mise au point de la production. Cela signifie que lorsque l’on produit un vaccin pour lutter une pandémie, les autorités se mobilisent et acceptent que l’on soumette des parties du dossier tout en aidant les firmes pharmaceutiques tout au long du processus. Il est aussi permis de se lancer dans la production des vaccins sans avoir les résultats des études cliniques. Ce qui signifie aussi pour ces sociétés que, en cas d’échec, tout l’argent et le temps investis pour la mise au point et la production elle-même seront perdus… C’est pour cela que l’Europe a mis en place l’Advance market commitment (engagement anticipé sur le marché). Sans cela, nous n’aurions pas pu aller aussi vite.

D’autres raisons expliquent-elles la vitesse à laquelle on a pu avancer?
Oui, le fait que plusieurs technologies sont développées en parallèle. La technologie classique, utilisée par Sanofi et GSK, est la protéine plus l’adjuvant. Elle est plus lente, ce qui explique que ces vaccins ne seront vraisemblablement disponibles que vers milieu 2021. La technologie la plus rapide, qui est la plus productive, est celle des vecteurs vivants avec l’adénovirus. Cette technologie, notamment testée en son temps par GSK en Afrique pour le virus Ebola, est aujourd’hui expérimentée par Johnson&Jonhson, Oxford avec Astra Zeneca, mais aussi des Chinois, des Russes, des Indiens… Si aucun produit n’a encore été enregistré avec cette technologie, elle a cependant fait “certaines preuves d’efficacité”. Et non “une efficacité certaine”! Toutefois, l’avantage de cette technologie est que l’on peut produire des milliards (7 à 10) de doses. A ce jour, on ignore cependant si cette technologie va réussir. Personnellement, j’ai toujours un a priori négatif par rapport à cette méthode, que ce soit au niveau de l’efficacité ou de la durée de protection. On verra dans quelques semaines ou mois… Ensuite, il y a la technologie développée par les Chinois, qui consiste en un vaccin inactivé classique. On cultive le virus, on le tue avec les formaldéhydes (du formol) et on injecte ce vaccin. Cette technologie classique permettra de produire quelques centaines de millions de doses mais pas des milliards. Enfin, il reste la technologie du mRNA à laquelle recourent Pfizer et BioNTech, Moderna et CureVac, qui consiste à activer le système immunitaire adaptatif au moyen d’ARN messagers.
Cette technologie semble efficace, à voir les chiffres annoncés récemment par Pfizer (plus de 90%) et Moderna (94,5%)…
En effet, c’est une très bonne nouvelle. C’est un résultat excellent dans la mesure où, lorsque l’on parle protection d’un vaccin, il y a celle observée dans l’étude clinique et celle qui résulte du fait que l’on a vacciné une grande partie de la population. C’est ce que l’on appelle créer l’immunité collective par la vaccination. Les experts estiment en effet que si l’on parvient à vacciner 60 à 70 % de la population, on arrivera à éliminer la circulation du virus et la transmission. Cette technologie est aujourd’hui en passe de faire ses preuves grâce au Covid mais elle deviendra probablement à l’avenir une technologie de base dans la production des vaccins. Cette technologie offre aussi l’avantage de pouvoir produire des vaccins en grande quantité. CureVac, par exemple, a annoncé pouvoir produire cette année de 300 à 400 millions de doses et 600 millions l’an prochain. Et BioNTech a annoncé pouvoir produire un milliard de doses en 2021. Idem pour Moderna. D’ici fin 2022, ces trois firmes pourraient donc produire 5 ou 6 milliards de doses de vaccin.
Tout le monde, y compris la Belgique, devrait donc être servi?
La négociation se fait via l’Europe qui a d’ores et déjà acheté 6 millions de doses à BioNTech pour la Belgique. Par ailleurs, l’Europe a signé avec Johnson&Johnson pour de grosses quantités. On parle d’un milliard de doses.
Comme vous le disiez, un des grands défis, sinon le plus grand, est aujourd’hui de convaincre les sceptiques de l’efficacité et plus encore de l’innocuité des vaccins. Que leur diriez-vous à ce sujet?
Je dirais que la vaccination est un acte pour se protéger soi-même mais c’est aussi un acte civique. Si la rougeole est revenue dernièrement, c’est parce que les gens ne se faisaient plus assez vacciner. Il faut donc prendre ses responsabilités vis-à-vis des personnes plus fragiles. Avec le Covid, on voit bien qu’il y a des personnes plus à risque. Qui, aujourd’hui, dans sa famille, son entourage ou son voisinage ne connaît pas une personne qui est décédée du Covid? Ou une personne qui était en bonne santé et qui, deux mois après avoir été infectée, ne se sent toujours pas bien? Je pense que la connaissance de la maladie peut aujourd’hui aider à l’acceptation du vaccin.
Que pensez-vous des “anti-vaccins”?
Je suis toujours frappé de voir qu’ils véhiculent des contre-vérités, totalement inacceptables, non scientifiques et non prouvées. C’est inadmissible car on ne peut pas jouer avec la santé des gens. En Europe, ce mouvement est particulièrement important en France. raison d’ailleurs pour laquelle, influencé par nos voisins français, le sud du pays est plus réticent à la vaccination que le nord.
En Belgique, le vaccin sera gratuit et non obligatoire: est-ce une bonne chose?
Je pense que l’on ne peut pas forcer la population. Il faut essayer de la convaincre. Si on a un membre de la famille qui est infecté, cela fait réfléchir… Il faut faire appel à la responsabilité des gens.
Cette course au vaccin a-t-elle permis de dépasser les enjeux classiques de la concurrence?
Je pense que toutes les firmes qui fournissent un vaccin le font à un prix abordable. Pour deux raisons: d’une part, avec le Covid, il y a une responsabilité; d’autre part, parce que les gouvernements et notamment l’Europe vont prendre une partie du risque. CureVac, par exemple, va commencer à produire en décembre alors que l’on n’a toujours pas les résultats cliniques. Toute cette production “à risque” est supportée par de l’argent public. BioNTech, pour sa part, qui a signé un contrat avec l’Europe, va recevoir une partie de l’argent avant la livraison pour couvrir son risque.
Et si les essais cliniques ne s’avèrent in fine pas concluants, que faire de toute cette production?
C’est perdu… Il faudra tout jeter.
A quelle échéance tous les Belges pourraient-ils être vaccinés?
J’ai toujours dit que, pour fin 2021, toutes les personnes à risques pourraient être vaccinées dans notre pays.
Le vaccin CureVac a trois ou quatre mois de retard par rapport aux autres candidats vaccins. Est-ce important d’être le premier ou y aura-t-il de la place pour tout le monde, sachant que certains vaccins pourraient mieux convenir à certains groupes cibles et d’autres à d’autres publics?
Le vaccin de Pfizer et BioNTech devra être conservé à - 80°, celui de BioNTech doit être conservé pendant un mois à 4° et CureVac, trois mois à 4°… Quand il va falloir les distribuer, ce ne sera pas simple à organiser dans les centres de vaccination. Donc, les différents vaccins seront les bienvenus. Les doses disponibles aux premiers trimestres seront limitées. Elles augmenteront aux 3e et 4e trimestres.
Que retirez-vous de cette expérience inédite de course aux vaccins?
Je retiendrais deux choses. La première: les nouvelles technologies qui émergent, qui sont beaucoup plus rapides pour le développement et beaucoup plus efficaces pour la production. La deuxième chose: on vient de prouver que, quand on veut se mobiliser, on peut, grâce à un partenariat public/privé, arriver à contrôler une pandémie. Or si l’on veut retourner à une économie à peu près normale, il n’y a rien à faire, la vaccination sera une partie de la solution. Le plus grand défi sera de l’utiliser de manière rationnelle et, surtout, de convaincre la population de se faire vacciner.
