Coronavirus: ce qui cause les querelles d’experts
Les controverses sont indissociables de la recherche scientifique. Le débat est fondamental lorsque les connaissances sont incomplètes. Dans le Covid-19, les controverses scientifiques s’expliquent aussi par certaines nouveautés. Décryptage.
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- Publié le 26-03-2021 à 06h42
- Mis à jour le 12-05-2021 à 16h34
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Origine du virus, traitements, mesures pour le contenir… Pour le grand public, les querelles entre scientifiques autour du Covid sont depuis un an à donner le tournis… "La crise Covid a eu un effet de surexposition des sciences depuis 2020. Cela a le côté très positif de rendre très visibles les chercheurs et les disciplines parfois confidentielles J’ai pu mesurer que l’exposition de disciplines comme la virologie ou l’épidémiologie a été multipliée entre 8 et 10 en termes de fréquence de citations dans les grands médias publics !, entame Michel Dubois, sociologue des sciences au CNRS. Le corollaire, c’est que cela surexpose des incertitudes, discussions, querelles, controverses, qui existent traditionnellement en sciences, mais qui restent généralement plutôt confidentielles, confinées dans des espaces à l’abri du grand public."
1. C’est quoi une controverse scientifique ?
La crise du Covid "condense donc fortement" des phénomènes bien connus en sciences et techniques. Dans ce domaine, le débat est de toute façon indispensable, même s’il faut distinguer sciences et recherches : "Quand on parle le plus souvent des sciences, on fait référence à un stock refroidi de connaissances stabilisées, peu controversées, enseignées et vulgarisées, détaille le sociologue Didier Torny, directeur de recherche au CNRS et qui étudie les controverses autour des politiques de santé préventive. Dans le cas du Covid, ce peut être 99 % de l’immunologie, de la virologie et de l’épidémiologie, qui n’ont pas été modifiés par la pandémie. À l’opposé, la recherche s’intéresse aux incertitudes, à ce qui est inconnu ou insuffisamment connu . Dans ce cadre, le débat est fondamental, que ce soit sur les données, les méthodes, les hypothèses, les interprétations, les résultats ou l’état d’une question." Une controverse scientifique proprement dite comprend en général au moins trois parties prenantes : deux pôles vont s’opposer, autour de faits, de théories, de principes… Ce qui permet de distinguer les controverses les unes des autres est souvent la tierce "personne", le "public", qui va être convoqué pour réaliser ce travail de démarcation entre les différentes parties de la controverse : "Traditionnellement, dans les controverses scientifiques, le public qui permet de faire ce travail de démarcation est scientifique, souvent des membres d’une même spécialité, reprend Michel Dubois. Il arrive que des controverses deviennent plus globales, où la notion de public devient bien plus large : peuvent alors intervenir des acteurs industriels, politiques, la société civile, qui peuvent être convoqués pour participer à la controverse et prendre position. Dans le cas du Covid-19, on observe depuis début 2020 une accumulation de plusieurs types de controverses. Certaines sont complètement scientifiques, d’autres sont sociotechniques, par exemple, autour de savoirs d’experts utilisés pour produire des (recommandations de)politiques publiques."
2. C’est nouveau, ces controverses ?
Si l’on jette un coup d’œil dans le rétroviseur, on a pu déjà assister à des débats similaires. On peut ainsi penser à la crise du H1N1, de la vache folle ou encore du Sida. "C’est évident qu’on a vécu des choses assez semblables dans la façon d’entremêler les niveaux de controverses. Les chercheurs développent des controverses autour de faits, par exemple sur la nature du virus, sur ses vecteurs de dissémination… Mais on voit avec le Covid que sur ces niveaux de controverses scientifiques se greffent aussi des questions épistémologiques : les chercheurs s’opposent par exemple sur quels sont les critères de validation des connaissances scientifiques. Mais aussi des questions éthiques : par exemple, ce qui doit primer, c’est être au chevet du patient et soigner - et donc peut-on s’affranchir des règles habituelles ? - ou est-ce qu’il faut respecter à la lettre la méthode scientifique, y compris lorsqu’il y a des personnes en détresse ?" Ces mêmes questions - factuelles, épistémologiques, éthiques - ont aussi fortement marqué la crise du Sida. "On a vite vu monter une forme de contre-expertise citoyenne, qui était portée par les associations de patients qui se sont invitées dans ces controverses. Et on s’aperçoit, avec le recul, qu’ils ont un rôle tout à fait positif, sur la façon de repenser les controverses et la résolution de celles-ci." Aux Etats-Unis, ce face-à-face s’est par exemple incarné en la personne d’Antony Fauci, l’actuel Mr Corona américain, déjà à l’époque responsable de l’Institut des maladies infectieuses, et Larry Kramer, militant des droits LGBT, cofondateur d’Act Up et ayant contracté le Sida dans les années 70. En 1988, Larry Kramer avait accusé dans "une lettre ouverte" écrite à "un idiot icompétent" Anthony Fauci d’être "un assassin" en raison de sa négligence envers le Sida. Au décès de celui-ci en mai 2020, le Dr Fauci avait rendu hommage à celui qui était devenu son "ami", en disant qu’il avait "totalement transformé la relation entre l’activisme et la communauté scentifique, régulatoire et du gouvernement." Associations, médecins et chercheurs ont travaillé ensemble, permettant par exemple une meilleure information sur la prévention et la transmission du virus, via les acteurs de terrain, selon la directrice de Sidaction, Florence Thune.
Cette approche citoyenne est bien moins présente dans le Covid : "Dans les logiques de préparation aux pandémies,largement développés depuis au moins la fin du XXème siècle, la question de l’articulation entre mesures publiques et privées, vie économico-sociale et besoins sanitaires est centrale, souligne Didier Torny. Cela nécessite de faire appel à une foultitude de savoirs, issus de la recherche (y compris l’économie, la sociologie, le droit…) mais aussi de groupes professionnels, de syndicats, d’associations, d’entreprises. Pour le Covid, dans le monde, sauf exceptions, on a plutôt assisté à un resserrement des débats plutôt qu’à une inclusion de larges pans des sociétés, dans une logique d’ordre sécuritaire, laissant une faible place à ces expertises mixtes ou citoyennes. Les gouvernants ont donc peu facilité l’émergence de débats scientifiques, par exemple sur la santé mentale, la reconfiguration des flux économiques, la production locale des dispositifs de santé…"
Cela dit, ces controverses "n’ont plus rien à voir" avec les célèbres querelles de Copernic ou Galilée, insiste Francis Chateaureynaud, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et spécialiste de l’analyse des controverses et qui analyse les controverses scientifiques. "Aujourd’hui, les logiques scientifiques sont extrêmement institutionnalisées, distribuées dans d’énormes machines collectives… On n’a plus des gens en petits groupes ou isolés qui ont un coup de génie et qui vont essayer de présenter cela à Rome ou dans une Académie. Dans ce cadre-là, on a forcément des effets de rupture par rapport à des canons, des manières de penser, comme l’héliocentrisme, par exemple. Et c’était le Pape ou le monarque qui intervenait. Aujourd’hui, les scientifiques sont supposés être autonomes entre eux ! Et donc, il y a des mécanismes de régulation par la publication, la présentation des résultats, le transfert de connaissances…" Ce qui n’empêche pas des figures médiatiques d’émerger : "En France, le Pr Raoult a concentré une grosse partie des critiques, mais personne n’a demandé à l’excommunier, il est toujours là ! Il est contredit, donc il y a une sorte de distribution des rôles,mais On n’est pas dans une révolution scientifique."
3. En quoi les controverses "Covid" sont-elles spéciales ?
Pour Michel Dubois, les nouveautés constatées lors de cette pandémie sont liées aux technologies, bien différentes d’il y a même cinq ans. "Il y a une circulation et un partage des savoirs - notamment la séquence du génome du virus partagée dans le monde entier - qui se sont accélérés et à une échelle sans précédent. Cette mutualisation inédite génère des controverses totalement nouvelles. On a vu apparaître tout un questionnement des solidités des publications scientifiques. Très rapidement est née une réflexion sur la capacité des chercheurs à publier très rapidement, justement parce qu’ils ont les capacités à accéder à des données très rapidement. Vu ce rush, cette accumulation spectaculaire de publications, s’est posée la question de l’évaluation. Il y a eu des cas spectaculaires de rétractation de papiers." En outre, les résultats des travaux scientifiques sont accessibles au "grand public" (via les médias ou réseaux sociaux) et aux scientifiques spécialisés au même instant. "D’une part, la plupart des éditeurs ont répondu à la pression des gouvernements et du monde de la recherche en rendant disponibles des publications normalement soumises à abonnement ; d’autre part, les ‘prépublications’ non encore discutées par les pairs se sont développées de manière exponentielle. Tout cela rend possible la discussion d’un ‘papier’ tout juste sorti d’un labo sur un plateau TV ou par un ministre, observe Didier Torny. De plus, certains scientifiques - ou les labos pharma - ont publicisé à destination des médias généralistes des ‘résultats’ avant même toute publication scientifique." Dans ce contexte, deux phénomènes s’entrechoquent également pour expliquer ces controverses scientifiques, selon Francis Chateaureynaud. "Aujourd’hui, les scientifiques sont extrêmement spécialisés.Chacun est spécialiste d’un bout ! L’hyperspécialisation fait que, lorsqu’il s’agit de donner des réponses à des questions plus générales, qui demandent une hauteur de vue et d’être sûr qu’on raisonne bien, là, il y a beaucoup moins de monde. En général, s’installent alors des ‘beaux parleurs’ : des gens qui ne pratiquent plus la science dans les laboratoires. En outre, les plateaux, les journaux, les radios et les réseaux sociaux vont à la recherche d’interprétation de ces données par des savants ou des gens qui ont l’air de savoir, et puis vont faire une deuxième interprétation. Les gens qui savent sont alors eux-mêmes débordés par des gens qui en savent moins qu’eux…"
Livrer une vision globale, c’est "normalement le rôle des agences et institutions sanitaires ", juge M. Chateaureynaud. "Mais les autorités sanitaires, elles-mêmes, sont prises dans ce tourbillon de communication et n’ont plus la maîtrise qu’elles avaient dans un monde beaucoup plus lent, où l’on s’appuie sur une expertise collective et l’on examine toutes les dimensions d’un problème. Ici, les gens (militaires, hôpitaux, cabinets médicaux) se sentent dépouvus... Ils vont sur Internet, mais Internet ne remplacent pas tout !"
4. Pourquoi tant de haine entre experts ?
Ces querelles d’experts peuvent sembler parfois violentes. "Il y a un phénomène d’exacerbation, pense Michel Dubois. Il y a une pression très forte, des enjeux très forts dans un temps très fort. Il y a notamment une demande forte relayée par le politique à l’égard du scientifique et il est attendu par exemple qu’on produise en un temps record des possibilités thérapeutiques. Cette pression est ressentie en termes d’accélération.Le fait que l’on ait besoin de résoudre dans un temps accéléré des questions compliquées a tendance à amener les uns et les autres à aller un peu vite dans les affirmations, à échauffer les débats. Exemple : connaître les origines du virus, cela nécessite du temps, mais, comme les choses doivent aller vite, des acteurs s’invitent dans les discussions et portent des thèses difficiles à soutenir de façon factuelle et compliquent les choses. Cette pression a sans doute un impact sur la violence des prises de position et le fait que beaucoup de controverses se sont transformées en querelles de personnes. Les chercheurs sont des êtres humains comme les autres, et il y a une dimension passionnée dans ce qu’ils font souvent et dans leur forme d’expression.On a souvent tendance à les saisir à partir de ce qu’ils produisent, à partir de leur publication, des objets plus refroidis, filtrés. Mais quand on fait des entretiens, il y a souvent de la violence verbale qui peut s’exprimer à l’égard de collègues en situation de rivalité ! Mais il y a aussi eu ici des phénomènes de polarisation sur des figures. "
5. Et nous, perdons-nous confiance en la science ?
Au final, quel impact tout cela a-t-il sur la confiance du public en la science ? "On se dit intuitivement qu’exposer ces controverses internes peut potentiellement fragiliser l’image de la communauté scientifique, répond M. Dubois. Lorsqu’on va chercher l’avis d’un expert, on ne s’attend pas à ce qu’il parle de ses incertitudes, mais plutôt qu’il nous produise des certitudes, sur lesquelles s’appuyer. Et dans une crise sanitaire dans ce grand moment d’incertitude, cette attente-là est encore plus forte. Nous, ce qu’on observe, c’est qu’il peut y avoir un impact, mais celui-ci reste marginal. En France, selon notre enquête, de l’été 2020 jusqu’à début octobre, il y a une perte à peu près de 10 points de confiance exprimée à l’égard de la science et la communauté scientifique (de 75 %, on passe à 60-65 %). Très rapidement, fin de l’année, on retrouve le bassin initial de 75 %. Donc, les attitudes à l’égard de la science ont une forme de relative stabilité. Mais il peut y avoir des petites oscillations liées par exemple à des phénomènes d’exposition de controverses. En septembre, on a en effet connu une très forte controverse, entre les ‘rassuristes’ et les ‘alarmistes’, les chercheurs se positionnant par rapport à la politique du gouvernement en termes de gestion de la crise sanitaire. Cela a pu avoir un impact dans l’opinion publique, mais pas forcément très durable. Il faut essayer de sortir de cette idée selon laquelle la crise a installé une forme de défiance à l’égard des scientifiques ."