Des chercheurs créent les premiers embryons "homme-singe" : "Ca fait rêver certains et hurler d’autres"
Des biologistes français ont testé les premières chimères homme-singe. Des cellules humaines ont été insérées dans des embryons de macaques. L’objectif ultime : produire des organes humains dans des animaux.
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- Publié le 28-04-2021 à 20h22
- Mis à jour le 29-04-2021 à 12h42
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Dans l’imaginaire antique, les chimères désignent une créature maléfique fantastique, dotée d’une tête de lion, d’un corps de chèvre, et d’une queue de serpent. Au Moyen-Age, des chimères, créatures hybrides mélangeant plusieurs animaux, décorent les cathédrales et autres édifices religieux de l’époque. Au XXIe siècle, les chimères sont en revanche bien réelles. Elles sont même au cœur du débat politico-législatif en France et viennent de faire l’objet de deux publications scientifiques marquantes.
"En biologie, une chimère interespèces, c’est le mélange de cellules animales et de cellules humaines ou même plus simplement le mélange de cellules provenant de deux espèces différentes", explique le biologiste Pierre Savatier, qui avec ses collègues de l’Inserm a publié récemment une étude détaillant leur expérience de "chimères homme-animal". En particulier, elle a consisté à cultiver pendant trois jours des embryons de macaques dans lesquels les scientifiques avaient ajouté des cellules humaines. Une équipe chinoise vient, elle, de faire de même mais en cultivant les embryons de singes et accueillant des cellules humaines, jusqu’à 13 jours. C’est en fait la première fois que des scientifiques conçoivent des "embryons chimères" singe-homme. En Europe, l’équipe de Pierre Savatier est d’ailleurs la seule à travailler sur ces "embryons chimères", qui consistent donc à introduire des cellules humaines dans un embryon animal.
L’objectif de cette manipulation, a priori surprenante ? "Le point de départ de tout cela, c’est qu’on veut étudier le développement embryonnaire de l’être humain, explique Pierre Savatier. Depuis 40 ans, on travaille sur le développement embryonnaire de la souris, on sait quasi-tout ce qu’il y a à trouver et cela a permis des progrès considérables en biologie et en médecine. Maintenant, on veut passer à l’homme. Mais en France, il est très difficile de travailler sur l’embryon humain. Et donc la technique de la chimère homme-animal est un moyen de contourner cette difficulté d’accès à l’embryon humain. C’est donc un substitut de l’embryon humain. On va étudier comment la cellule-souche pluripotente humaine participe au développement de l’embryon animal. Le plus simple serait d’injecter ces cellules-souches pluripotentes humaines dans un embryon humain pour étudier comment elles se comportent.Mais les embryons sont difficiles d’accès. Toutes nos autorisations de recherches sur les cellules-souches embryonnaires humaines et les embryons humains, qui sont très strictement encadrées par la loi, sont attaquées par la Fondation Jérome Lejeune, une fondation pro-vie.""En France, l’embryon humain est sacralisé", résume la biologiste Irène Aksoy, également chercheuse à l’Inserm et qui a participé à l’étude sur les cellules-souches pluripotentes insérés dans les embryons animaux. Les cellules-souches pluripotentes humaines (ou induites) dites IPS, que les scientifiques peuvent "reprogrammer" à un état immature à partir de cellules de peau humaine, intéressent fortement, car elles ont le potentiel de se différencier en n’importe quelle cellule du corps humain et ont donc des applications thérapeutiques.
Certains rêvent, d’autres hurlent
Cependant, nuance la biologiste Irène Aksoy (Inserm), qui a participé à l’étude, "comme on l’explique dans notre article, ces chimères homme-singe ne sont pas très efficaces. Des chimères homme-animal avaient été déjà testées avec le porc, le lapin, la souris… Mais ces chimères interespèces ne sont pas efficaces avec des cellules pluripotentes humaines. Certains avancent le fait que cela pourrait être dû à l’éloignement entre l’homme, le porc ou le lapin. Et donc, utiliser des espèces plus rapprochées comme l’homme et le singe pouvait permettre un meilleur fonctionnement. Mais on voit avec notre étude qu’il y a encore un long chemin avant d’obtenir des chimères homme-animal aussi efficaces que celles avec les cellules-souches pluripotentes de souris, par exemple."
Avec les cellules humaines, 20 % à 30 % des embryons de primates aboutissaient à une chimère (contre 100 % avec les cellules de souris) et les embryons n’arrivent à intégrer que deux à trois cellules humaines. Le reste échouait. " Mais on va continuer les recherches, nous n’avons pas perdu espoir !", assure Irène Aksoy. Car des avancées sont à la clé. Selon les deux chercheurs, ces recherches sur les embryons chimères en tant que substitut à l’expérimentation sur des embryons humains, pourraient améliorer la connaissance des embryons humains et donc les processus de fécondations in vitro. Ou encore la thérapie cellulaire, en approfondissant les connaissances sur la différenciation des cellules-souches pluripotentes induites (IPS), car ces iPS "médicales", lors de la différenciation, sont "orientées" vers les cellules dont on a besoin (cœur, foie, muscle, neurone etc) en fonction de la thérapie visée. Or, de manière générale, le fonctionnement des iPS est encore peu connu. Une autre possibilité est d’utiliser les chimères pour tester la toxicité de certaines substances chimiques(perturbateurs endocriniens, polluants divers etc) sur les cellules humaines. "On le fait déjà sur des cellules humaines, in vitro, dans une boîte de culture mais tester sur des cellules humaines dans un contexte normal de développement, c’est beaucoup mieux", relève Pierre Savatier.
Mais le grand objectif derrière l’embryon chimère est la production d’organes humains, en vue de transplantation, ce qui permettrait de ne plus dépendre de décès d’autres personnes. "C’est celui dont on parle souvent, mais c’est celui qui sera un très très long terme, à mon avis.Cela fait rêver certains et hurler d’autres, constate Pierre Savatier. Les obstacles technologiques et éthiques sont tels qu’à court terme, ce n’est pas réaliste. On est vraiment dans le très long terme."
L’idée est d’injecter les cellules-souches pluripotentes dans un embryon animal qui au préalable a été muté pour empêcher la création d’un organe. Les chercheurs pensent que les cellules humaines vont complémenter l’organe manquant pour en quelque sorte boucher le trou. Il s’agit donc de créer un organe humain à la place de l’organe manquant chez l’animal. Ensuite, il faudrait implanter cet embryon chimère dans un utérus de cochon pour qu’il donne naissance à l’animal porteur d’organes humains. "La preuve de concept a été faite entre la souris et le rat. De récents articles montrent que, conceptuellement, cela peut fonctionner entre l’homme et le porc. C’est beaucoup plus compliqué, l’efficacité est loin d’être optimale, mais les choses progressent. Il n’est pas exclu que cela fonctionne dans le futur. […]Bien sûr, cela pose des problèmes éthiques, des problèmes sanitaires, comme les zoonoses. Nous ne sommes pas spécialistes de ces aspects-là ; il est évident que ce sont des recherches qui impliquent différentes disciplines : des immunologistes, d’autres expertises…. Les bioéthiciens joueront un rôle très important. Toutes ces recherches, y compris les nôtres, sont d’ailleurs faites sous leur contrôle."
Pour l’instant, les chimères ne sont donc cultivées que quelques jours : "On arrête les chimères à ce stade parce qu’on ne peut pas les garder en culture plus longtemps, précise Irene Aksoy. Pour qu’elles se développent plus il faudrait les transférer dans une mère porteuse et récupérer les embryons soit avant la naissance par césarienne soit à la naissance. Au vu de l’efficacité obtenue jusqu’à maintenant, il n’y a aucune raison scientifique de vouloir faire cela. Mais si l’efficacité augmente considérablement ça pourrait être envisageable, mais c’est du très très long terme. Il faudra aussi se poser la question qui est-ce que du porc ou du singe est le meilleur hôte."
"Transfert de conscience"
Outre les risques de transmission virale de l’animal vers l’homme, que les scientifiques travaillent déjà à éviter, il y a aussi le risque de "transfert de conscience" de l’homme à l’animal. "Si vous faites une chimère homme-animal au niveau du pancréas, ou si vous faites un porc avec un pancréas humain, on peut arriver à un consensus éthique assez rapidement, et si en plus après vous transplantez l’organe, cette méthode sera vite acceptée socialement, juge Pierre Savatier. Une autre question se pose si ce chimérisme atteint le cerveau. Bien sûr, ce ne sera pas pour greffer un cerveau, cela n’aurait pas de sens. Mais on peut avoir un chimérisme dans le cerveau par inadvertance. En même temps que l’on fait un chimérisme dans le pancréas, les cellules-souches pluripotentes vont aussi aller coloniser le cerveau, en particulier le cortex cérébral qui différencie l’homme de l’animal, et on peut se retrouver dans une situation où le cerveau de l’animal va accueillir et utilise des neurones ou des cellules gliales humaines qui pourraient augmenter les capacités cérébrales et cognitives de l’animal. En ce sens-là, on parle parfois de l’humanisation du cerveau de l’animal ou du transfert de conscience."
"Mais il faut bien voir, poursuit-il, que ces recherches se font actuellement sur des embryons et des fœtus extrêmement jeunes, à des stades de développement où il y a peu de risques qu’une conscience humaine soit déjà émergée. La question ne se pose pas vraiment avec les recherches actuelles, mais elle peut se poser un jour. La réponse que les chercheurs apportent, c’est d’empêcher les cellules pluripotentes humaines d’aller coloniser le cerveau de l’animal (de participer au développement du cerveau de l’animal) en introduisant dans les cellules des mutations bloquant le processus de différenciation. Sur le plan technologique, on sait le faire."
Embryon hybride
Une autre situation délicate au point de vue éthique et que "la communauté des chercheurs s’interdit de transgresser" est la question du risque dans la lignée germinale. "On ne veut pas produire des animaux, surtout des animaux qui auraient atteint une maturité sexuelle, dans lesquels les organes génitaux hébergeraient des gamètes humains. Parce qu’on ne veut pas que ces animaux puissent de manière fortuite, se croiser avec un autre membre de l’espèce. Et on pourrait arriver à une situation où il y aura fécondation entre un gamète humain et un gamète de l’animal, ce qui entraînerait un embryon hybride. Sur le plan éthique, ce serait inacceptable. Et en plus inutile, et stupide. Donc la lignée germinale et le cortex, ce sont les deux grands interdits."
Quid si cette technique tombe entre "de mauvaises mains, ou dans celles de scientifiques ne s’imposant pas ces restrictions " ? "C’est pour cela qu’il y a des lois ! C’est pour empêcher de faire ce qui n’est pas autorisé répond Pierre Savatier. Modification du génome humain, embryons synthétiques, chimères homme-animal… Toutes ces nouvelles voies de recherche, c’est pour le meilleur et pour le pire. Tous les pays qui travaillent sur ces techniques ont des réglementations ou des lois qui les encadrent. qui souligne qu’il y a "un consensus absolu" dans la communauté scientifique par rapport aux deux limites précitées. Les garde-fous sont là, même si on n’est jamais à l’abri d’une action individuelle qui échappe au contrôle. Cela concerne toutes les disciplines. La question est de savoir s’il faut tout interdire pour se prémunir à jamais du risque qu’éventuellement, un jour, il y aurait un débordement. Je crois plus intéressant de savoir bien légiférer. Pour moi, le problème serait plutôt que les pays ne légifèrent pas assez ou pas assez clairement, car alors on laisse le champ libre à n’importe quoi."
Pour l’instant, en France, le Sénat (pour l’interdiction des chimères homme-animal) et l’Assemblée nationale (pour une autorisation) sont en désaccord. Le sujet reviendra à l’Assemblée en juin, dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique. "Si cela devient interdit, précise Irène Aksoy, on ne le fera plus ! D’abord, on respectera la loi ! Après, on travaillera sur d’autres espèces. On travaillera avec des cellules-souches pluripotentes de primates non humains. Par exemple, pour des chimères chimpanzé-macaque, ou oustititi-macaque. Ce serait donc toujours des chimères interespèces."