Ces étonnantes capacités des chauve-souris qui en font les réservoirs à pandémies
Aux Philippines, des chercheurs étudient des milliers de chauves-souris, dans le but d’éviter la prochaine pandémie. Ces animaux ont la capacité d’héberger de nombreux virus sans en souffrir. Plusieurs d’entre eux sont passés à l’homme, dont peut-être le Sars-Cov-2.
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- Publié le 14-05-2021 à 17h36
- Mis à jour le 16-05-2021 à 10h47
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Ils s’appellent eux-mêmes "les chasseurs de virus". De nuit, ils passent leur combinaison protectrice, des masques et des gants, s’équipent d’une lampe frontale et démarrent pour une expédition à travers les montagnes et des forêts, ou parfois… de simples bâtiments. Aux Philippines, cette équipe de chercheurs s’attache à capturer des chauves-souris afin de les mesurer, de prendre des échantillons de leur salive et de leur matière fécale, avant de les relâcher dans la nature. L’objectif de ce projet, financé par le Japon, est d’en étudier des milliers, afin de développer un modèle de simulation qui pourrait peut-être aider la planète à éviter une nouvelle pandémie de type Covid-19. "Ce qu’on cherche, ce sont des autres souches de coronavirus qui ont le potentiel de sauter vers les humains, explique à Reuters le responsable, l’écologiste Phillip Alviola, qui étudie les virus de chauves-souris depuis plus de 10 ans. Si nous connaissons le virus lui-même et si nous connaissons son origine, nous savons comment isoler ce virus géographiquement." Le modèle doit prédire la dynamique d’un coronavirus en se basant sur des facteurs comme le climat, la température, la facilité de dispersion, y compris aux humains. La plupart des chauves-souris attrapées sont des rhinolophes, connus pour héberger ces coronavirus, y compris ceux les plus proches du SarsCov2.Les Rhinolophes apparaissent dans deux des scénarios de l’OMS étudiant les origines du nouveau coronavirus.
La tâche est menée précautionneusement, à l’aide d’équipement de protections. "C’est assez effrayant, en ce moment, dit Edison Cosico, qui assiste Philippe Alviola. "Vous ne savez jamais si la chauve-souris est déjà porteuse du virus."
Certains s’amusent désormais à dire que le mot "chauves-souris" est l’anagramme de "souche à virus". La science avait en effet déjà déterminé il y a quelques années que plusieurs virus mortels ont pour origine la chauve-souris. Et l’épidémie de Covid-19 a remis le chiroptère à l’avant-plan comme potentiel réservoir à pandémie."Alors que ce sont les rongeurs qui formaient les réservoirs à pandémies au Moyen Âge, ils ont été remplacés par les oiseaux, puis par les chauves-souris au XXe siècle", avance Frédéric Keck, anthropologue et directeur de l’ouvrage Les Chauves-souris. Rencontres aux frontières entre les espèces, qui vient de paraître aux éditions du CNRS et qui est consacré largement à ce nouveau rôle des chauves-souris comme réservoir à virus, en particulier en lien avec la crise sanitaire du Covid-19.
"Depuis quelques années, les chauves-souris apparaissent comme réservoir de virus potentiellement à l’origine de maladies chez l’humain et les animaux. Les épidémies d’Ebola et plus récemment de coronavirus ont mis sur le devant de la scène ces animaux et leurs risques associés, encore très peu connus du grand public, expliquent ainsi dans le livre les virologues Jill-Léa Ramassamy et Antoine Gessain (Institut Pasteur). La science a répertorié environ 150 virus différents de chauves-souris. Ce nombre s’accroît de façon régulière, entre autres par l’amélioration des techniques , et il ne se passe pas un jour sans qu’un nouveau virus soit découvert . Ces techniques vont du prélèvement de tissus ou de fluide chez des personnes et ou des animaux malades et de la culture cellulaire pour isoler le virus, en passant par les tests PCR sur le matériel génétique ou encore le séquençage haut débit d’échantillons biologiques.
Hendra, Nipah, Marburg…
Quelques-uns de ces très nombreux virus infectant les chauves-souris ont réussi à franchir la barrière interespèces. Tout d’abord, les lyssavirus (virus de la rage), dont les chauves-souris sont probablement l’hôte le plus ancien, même si le virus peut être transmis par de nombreux mammifères. L’Institut Pasteur a découvert en janvier qu’à Limoges un sexagénaire était décédé en 2019 du lyssavirus, après avoir été en contact avec des chauves-souris qui nichaient dans son grenier. Une première dans le pays.
En France, les personnes bénéficiant d’une prophylaxie suite à l’exposition à une chauve-souris sont de l’ordre de deux par million d’habitants et par an. Pour Hervé Bourhy, spécialiste de la rage à l’Institut Pasteur, ces contacts directs entre humains et chauves-souris pourraient être sous-estimés : "Cela pourrait s’expliquer par la méconnaissance de la rage de la chauve-souris et de ses modes de transmission au sein de la population, notamment parce qu’en Europe la rage a été traditionnellement associée au chien et au renard et que les campagnes ont été focalisées sur les mammifères terrestres. L’information est donc primordialed’autant que le vaccin antirabique classique "offre une immunité protectrice imparfaite" contre ces lyssavirus."
D’autres virus (voire infographie) ont pour réservoir naturel la chauve-souris : Hendra (1994), Nipah (1998), Marburg, probablement l’Ebola, le MersEn 1994, le virus Hendra fut l’un des premiers virus "émergents" provenant de chauves-souris à franchir la barrière interespèce. Cette année-là, dans un haras de Hendra, près de Brisbane, treize chevaux meurent de la fièvre et de détresses respiratoires. Deux employés du haras développent consécutivement une pseudo-grippe en en meurent. Un nouveau virus est découvert et sera nommé Hendra. "Il sera ensuite isolé chez une espèce de chauves-souris frugivores qui s’avère être son réservoir naturel. Depuis, plusieurs épisodes se sont produits. La présence du virus dans les urines de chauves-souris est probablement à l’origine d’une transmission aux chevaux, qui ont à leur tour contaminé les humaines, expliquent Jill-Léa Rammassamy et XX. En Malaise, en 1998, c’est un virus de la même famille, qui émerge, entraînant une épidémie dans un élevage de porcs et dans la population humaine. Plus de 250 personnes sont infectées avec un taux de létalité de 40 %. Là encore, ce sont des chauves-souris frugivors qui sont le réservoir de ce virus particulièrement mortel."… Et l’espèce réservoir du Sras (virus Sars-Cov-1, qui a fait 700 morts) était le rhinolophe.
Quid du Sars-Cov-2, à l’origine du Covid-19 ? On en est encore au stade des hypothèses. "Les espèces de chauves-souris rhinolophus qui sont le réservoir du Sars-Cov-1 sont probablement le réservoir ancestral du Sars-Cov-2, jugent Antoine Gessain et Jill-Léa Ramassamy. Chez elles, différents virus Sars-Cov-1 et deux séquences similaires au Sars-Cov-2 ont été caractérisés. Les analyses génétiques pour déterminer l’origine du virus sont complexes et l’on ignore encore comment le virus a pu être transmis à l’homme. Les différentes hypothèses actuelles sont que soit la transmission a pu être directe entre une chauve-souris et un homme, soit qu’elle a nécessité la présence d’une tierce espèce, faisant office d’intermédiaire, comme la civette pour le Sars-Cov-1."

Capacités étonnantes
Même si elle est loin d’être la seule espèce animale à avoir été impliquée dans des épidémies, le fait que la chauve-souris soit un "bon réservoir à virus" (maintien et transmission) s’explique par plusieurs caractéristiques : "Ce sont des animaux pouvant se regrouper jusqu’à plusieurs millions d’individus et de plusieurs espèces différentes. Une telle densité, des comportements de léchage et de griffures, la présence d’aérosols, d’urine ou de fèces infectieux dans l’environnement, tout cela contribue au maintien de la circulation virale au sein de la colonie, mais aussi aux passages entre espèces, permettant des recombinaisons ou des co-infections. La longévité des chauves-souris (dix fois plus que les mammifères de même taille, selon une étude, , NdlR) et le comportement migratoire de certaines espèces sont des atouts pour la dispersion des virus." De plus, elles semblent résister à des virus mortels pour d’autres espèces, qu’elles hébergent ces virus où qu’ils leur soient inoculés. "Il semble y avoir chez elles une sorte d’équilibre entre la réponse immunitaire et l’infection virale, qui permet au virus de se répliquer sans nuire à son hôte."
Vol battu et métabolisme
Les mécanismes de résistance aux virus des chauves-souris pourraient s’expliquer aussi notamment par le vol "battu" du mammifère, lequel génère un métabolisme de base jusqu’à 15 fois supérieur au repos. D’autres études suggèrent que les chauves-souris réparent leur ADN, atténuent le stress oxydatif et ignorent la carcinogénèse. La chauve-souris apparaît donc comme un modèle d’immunité. "Des résultats scientifiques qui convergent avec la perception des autochtones", observent les anthropologues Frédéric et Antoine Laugrand (UCLouvain) dans leur apport à l’ouvrage. Ainsi, les Ayta, population des Philippines, consomment les chauves-souris à des fins médicinales. Selon eux, c’est grâce à elles qu’ils ne tombent jamais malades. "Elles rendraient leur corps plus fort et plus résistant. Une vision localisée. D’autres autochtones peuvent avoir des appréhensions face aux chauves-souris, associées par exemple aux esprits malfaisants qui sèment la maladie. La chauve-souris apparaît donc comme un pharmakon, elle régénère et guérit comme elle peut semer la mort et la maladie."
C’est souvent parce qu’elles fuient des habitats détruits par la déforestation et occupent des logements désertés par l’exode rural que les chauves-souris rentrent en contact avec les humains ou avec les animaux dont ils sont proches, s’accordent par ailleurs les experts. Cela se combine avec l’attraction de la nourriture dans les élevages et en ville. "En limitant les contacts avec les chauves-souris, nous pourrons réduire les risques de transmission de virus et donc prévenir des émergences. Mais l’élimination des chauves-souris augmenterait le risque de transmission virale. Par la hausse des contacts et parce qu’elles excrètent davantage de virus en cas de stress. La prévention doit passer avant tout par la limitation des contacts directs. Si ces contacts, rares chez nous, ne nous concernent pas, ils sont bien plus importants en Afrique et Asie Il existe d’ailleurs plusieurs programmes de communication à travers le monde auprès des populations, relèvent Jill-Léa Ramassamy et Antoine Gessain. Pour prédire l’émergence d’une pandémie, il faut une approche pluridisciplinaire, qui combine médecine humaine et vétérinaire mais aussi études écologiques et sciences sociales. La santé publique est intimement liée à la santé du monde animal et aux écosystèmes."
Sous ce concept "One health", il existe déjà divers programmes qui cherchent les virus circulant dans la faune sauvage via des prélèvements et qui listent dans différentes régions du globeceux qui pourraient présenter un danger pour les humains, en amont d’une éventuelle émergence. Mais selon les deux virologues c’est insuffisant : il faut entre autres surveiller maladies et mortalité de la faune sauvage et des élevages, afin de repérer de façon précoce la circulation d’un virus.