Faut-il vacciner en priorité les 12-15 ans? "Les adolescents pourraient contribuer à une résurgence préoccupante dès l’automne"
Déjà largement utilisé aux Etats-Unis et au Canada chez les 12-15 ans, le vaccin contre le Covid-19 Pfizer/BioNTech fait l'objet de réflexions chez nous quant à la stratégie vaccinale à adopter dans ce groupe d'âge. D'ici la fin de la semaine, le Conseil supérieur de la santé publiera un avis à ce sujet. En attendant, nous avons recueilli le point de vue de trois experts: le Pr Pierre Smeesters, pédiatre infectiologue à l'Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola (Huderf), le Dr Yves Coppieters, médecin épidémiologiste et professeur à l'Ecole de Santé publique de l'ULB, et le Pr Michel Goldman, professeur en immunologie à l'ULB.
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Publié le 30-06-2021 à 06h36 - Mis à jour le 30-06-2021 à 09h24
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Il y a un mois, le 18 mai dernier précisément, l'Agence européenne des médicaments (EMA) approuvait l'utilisation du vaccin anti-Covid Pfizer/BioNTech pour les 12-15 ans, ce qui en a fait le premier vaccin à être autorisé pour les adolescents au sein des 27 pays de l'Union européenne. Cela, alors que l'Agence américaine du médicament (FDA) avait déjà donné son feu vert le 10 mai.
Déjà largement utilisé depuis lors aux Etats-Unis et au Canada, dans ce groupe d'âge, il fait encore l'objet de réflexion chez nous quant à préciser la stratégie à suivre. Si la Conférence interministérielle (CIM) de la Santé publique a décidé, le 24 juin dernier, de proposer la vaccination contre la Covid-19 aux jeunes de 12 à 15 ans présentant des comorbidités - en l'occurrence des adolescents souffrant de certaines pathologies, telles que la leucémie, les maladies chroniques des reins ou du foie, le syndrome de Down, les troubles du système immunitaire ou les patients transplantés -, le Conseil supérieur de la santé (CSS) doit publier d'ici la fin de semaine un avis concernant la vaccination des autres jeunes de 12 à 15 ans.
En attendant cette publication, nous avons interrogé le Pr Pierre Smeesters, pédiatre infectiologue à l'Hôpital universitaire des enfants Reine Fabiola (HUDERF), le Pr Michel Goldman, professeur en immunologie à l'ULB et le Dr Yves Coppieters, médecin épidémiologiste et professeur à l'Ecole de Santé publique de l'ULB. Pour ce dernier, "il faut différencier l'avis du CSS d'une stratégie de Santé publique. On peut entendre l'avis des scientifiques sans pour autant l'inclure dans la stratégie de santé publique notamment parce que l'on ne dispose pas de suffisamment de vaccins en Belgique".
Ce vaccin devrait-il aujourd’hui être donné en priorité aux 12-15 ans ?
Y. C. : Sûrement pas. La priorité de la vaccination doit rester les groupes cibles, les populations à risque, c’est-à-dire les plus de 65 ans et les personnes avec des comorbidités. Il peut y avoir parmi les 12-15 ans, des jeunes avec comorbidités. Ils deviennent alors des groupes prioritaires. Mais envisager l’ensemble des 12-15 ans comme une priorité pour la vaccination à ce stade-ci, certainement pas.
P. S. : En termes de priorité, c'est véritablement l'âge qui reste le meilleur critère, le mieux établi. La Belgique a fait une campagne de vaccination très intelligente en s'axant sur des critères de risque liés à l'âge. Avant de vacciner les 12-15 ans – parmi lesquels il faut bien distinguer un enfant de 12 ans et un ado pré pubère de 14 ans !, ce groupe d’âge étant en effet extrêmement diversifié -, il faudra d’abord vacciner les 25-45 ans, puis les 18-25, et ensuite on descendra encore dans les tranches d’âge. N’oublions pas que le nombre de vaccins reste encore limité et la priorité doit donc être donnée aux adultes.
M. G.: Je dirais qu’il doit certainement être proposé à ce groupe d’âge, en fournissant une information complète sur les bénéfices et les risques, à la fois aux intéressé(e) et à leurs parents.En termes de priorité, il ne s’agit certainement pas du premier groupe à considérer. Il me semble que la priorité est de compléter la vaccination des sujets âgés et ceux souffrant de comorbidités. La Belgique se félicite à juste titre des résultats déjà obtenus dans ces catégories mais il faut poursuivre l’effort de manière à protéger ceux qui restent les plus vulnérables. L’autre priorité, à mon sens, est d’obtenir une couverture vaccinale complète dans le personnel hospitalier et des maisons de repos, quitte à rendre la vaccination obligatoire pour ces catégories.
Ces doses devraient-elles plutôt être données aux pays émergents?
P. S. : C'est une vraie question mais ce n'est pas une question à laquelle il est facile de répondre. C'est un problème mondial auquel il faut trouver une réponse mondiale. Et il est vrai que nous n'avons à l'heure actuelle pas encore d'argument évident pour affirmer qu'il faut vacciner de manière systématique tous les enfants et les adolescents dans les pays riches où tout va actuellement bien.
Y. C.: Fondamentalement, à l'échelle mondiale, il existe une véritable inégalité dans la distribution des vaccins. Et il ne serait pas éthique de commencer à vacciner des groupes non à risque, comme les 12-15 ans chez nous, alors que tant de personnes à risques attendent des vaccins.
M. G. : C’est une question que plusieurs jeunes m’ont posée. La réponse est que l’effort doit aussi porter dans la direction des pays défavorisés mais que l’un n’empêche pas l’autre. Les vaccins sont aujourd’hui produits en quantité et de nouveaux vaccins efficaces devraient arriver bientôt dont certains sont produits dans des pays en développement. Je pense notamment à certains vaccins indiens et au vaccin cubain qui semble donner des résultats très prometteurs.
Quels sont les éléments qui plaideraient éventuellement en faveur d'une vaccination des 12-15 ans dans notre pays?
M. G.: D’abord, le fait de les protéger eux-mêmes vis-à-vis de l’infection qui n’est pas toujours aussi bénigne que l’on pense. Qu’il s’agisse des formes aiguës de la Covid ou de ses conséquences à long terme que l’on commence seulement à réaliser. Il faut savoir que certaines formes de Covid long surviennent après une infection peu symptomatique voire asymptomatique. Ensuite, le fait de protéger ceux qui leurs sont chers, non seulement dans leur entourage familial mais aussi parmi leur ami(e)s qui souffrent de maladies qui les rendent vulnérables. Je pense notamment aux enfants atteints de certains cancers ou d’immunodéficience.
Y. C.: Pour le moment, cette option n'est pas indiquée parce que l'épidémie est sous contrôle. Nous sommes bien conscients qu'il y a un effet saisonnier mais, en parallèle, la couverture vaccinale avance assez bien. Faire aujourd'hui basculer les priorités vaccinales vers les plus jeunes qui ne sont a priori pas à risque de développer des formes graves de la maladie serait à ce stade dévier les priorités vers un groupe non prioritaire alors que, à Bruxelles, on n'arrive toujours pas à bien couvrir les plus de 65 ans. Certains groupes, que l'on retrouve dans les hôpitaux, sont en effet encore intouchables en termes de couverture vaccinale.
P. S. : Si le vaccin n'est pas parfait, il reste extrêmement efficace et donc, en vaccinant les classes d'âge les plus élevées, on voit une très nette diminution des hospitalisations. A savoir s'il est suffisant de vacciner les adultes qui ont non seulement un bénéfice direct mais en plus un bénéfice indirect dans la mesure où cela diminue la circulation chez les jeunes, les données sont conflictuelles. En Israël, où l'on a uniquement vacciné les adultes jusqu'ici, on observe que le virus a diminué dans toutes les classes d’âge. Pour les uns, si on arrive, comme cela semble être le cas dans ce pays, à contrôler la transmission, les hospitalisations et les morts à un niveau qui rend cette maladie similaire à d'autres, pourquoi devoir proposer cette vaccination aux adolescents qui n'en sont presque pas malades? D'autres voudraient s'assurer que l'on a véritablement fait toute la lumière sur le Covid long, certains adolescents paraissant en effet fatigués assez longtemps après avoir fait la maladie.
Vacciner de manière systématique les 12-15 ans serait donc plutôt une fausse bonne idée ?
P. S. : Pas forcément, car avec la crainte de nouveaux variants et de l’automne, la vaccination des 12-15 ans va augmenter la couverture populationnelle. On augmentera de ce fait la capacité à diminuer la transmission. En revanche, l'argument 'contre' est que le bénéfice individuel à 12 ans s'avère clairement moindre qu'à 25 ans et encore nettement moindre qu'à 75 ans. […] Une hypothèse intéressante est qu’un jour, probablement, l’évolution biologique a priori naturelle de ce coronavirus sera de s’adapter au corps humain et devenir vraisemblablement un coronavirus endémique, comme c’est le cas avec la grippe. Le fait que le Covid continue alors à circuler dans des populations qui n’en sont pratiquement pas malades pourrait aussi comporter certains avantages dans la mesure où cela permettrait peut-être aux adultes vaccinés d’être exposés à des petites doses de portage du virus et de rebooster leur immunité de manière naturelle. Mais cette théorie à ses limites car elle risque aussi potentiellement de multiplier l’émergence des variants qui nous inquiètent. Ce n’est pas simple !
Avons-nous la certitude que ce vaccin est bien toléré chez les jeunes ? Et efficace ?
Y. C. : Efficace, oui. L’efficacité semble même quasi supérieure à celle chez l’adulte. Ce qui est normal car le jeune a une bonne réaction immunitaire et c’est chez lui qu’il y a le moins de risque de complication, ce qui ne peut jouer qu’en faveur du vaccin. En revanche, nous n’avons pas encore beaucoup de recul quant à l’innocuité chez les jeunes.
P. S. : Si le nombre d’hospitalisations et de décès évités est réel, il reste un très faible nombre de myocardites (inflammations du muscle cardiaque) induites par la vaccination chez les plus jeunes. Il y a effectivement un signal d'augmentation de fréquence suite à la vaccination : plus on est jeune, plus la fréquence augmente. Si le lien causal n’est pas établi, il reste possible. Les enfants qui en souffrent vont globalement bien, mais c’est une pathologie à prendre au sérieux.
M. G.: L’efficacité est excellente, sans nul doute. Pour ce qui est de la tolérance et de la sécurité, il faut expliquer sans crainte les faits établis. Tout d’abord que les réactions les plus fréquentes peuvent être désagréables mais sont transitoires. Ensuite, il ne faut pas passer sous silence les cas tout à fait exceptionnels d’atteinte cardiaque qui ont été rapportés chez des sujets jeunes. L’Agence européenne du médicament (EMA) devrait nous en dire plus à ce sujet bientôt, dans la foulée de la FDA américaine. Non seulement, ces événements sont rarissimes mais heureusement l’immense majorité des sujets atteints guérissent rapidement.
Dans quelle mesure les 12-15 ans sont-ils aujourd’hui de grands contaminateurs ?
M. G.: Il y a de bonnes raisons de penser qu’à mesure que la vaccination progresse chez les plus âgés, les sujets jeunes vont devenir des cibles préférentielles du virus. C’est ce que l’on voit déjà en Israël. Sans nul doute, les adolescents peuvent être contaminateurs, et avec la propagation en cours du variant delta, ils pourraient contribuer à une résurgence préoccupante dès l’automne.
P. S. : Que ce soit pour le variant alpha, dit anglais, ou delta, dit indien, la transmission est augmentée mais les tranches d’âge sont respectées. Le virus continue à naturellement circuler davantage dans les tranches d’âge plus élevées que parmi les plus jeunes. Et donc, si les adultes transmettent moins grâce à la vaccination, la dispersion sera moindre même si les ados continueront à disséminer le virus dans une certaine mesure.
Y. C. : On sait que les 12-15 ans sont des contaminateurs aussi efficaces que la population adulte et qu’ils jouent, comme nous tous, un rôle clé dans la circulation du virus. Ce n’est qu’en-dessous de 12 ans que l’on peut relativiser leur contribution. Cela dit, le virus va continuer à circuler. C’est une réalité avec laquelle il faudra vivre. Et cette circulation n’est pas inquiétante a priori.
Vacciner ces jeunes pour qu’ils participent à l’immunité collective : est-ce une bonne raison ? Une raison suffisante ?
M. G.: C’est certainement une bonne raison mais là aussi, il faut être de bon compte et expliquer que l’immunité collective absolue, celle qui fait disparaître complètement la circulation du virus, n’est pas pour demain. En fait, cet objectif semble de plus en plus illusoire. Ceci dit, plus on augmente la proportion des personnes immunisées, plus on diminue la circulation du virus et l’on réduit les risques d’infection, en particulier chez les sujets les plus vulnérables .
Y. C. : Il ne faut pas utiliser la vaccination des adolescents et des enfants pour compenser un chiffre de couverture vaccinale qui n’avancerait pas assez vite dans les tranches d’âge adultes. Ce serait une grosse erreur.
P. S. : Cela peut être une bonne raison de les vacciner si on se retrouve à l’automne dans un scénario à nouveau compliqué, qui n’est pas le plus vraisemblable mais qui n’est pas impossible, avec l’impact des voyages estivaux, du relâchement des mesures… A ce moment-là, vacciner les adolescents pourrait rendre leur vie plus agréable. Mais aujourd’hui, il faut se concentrer sur les tranches d’âge plus élevées. J’ai peur que l’on se distraie de notre vraie priorité qui est de vacciner tous les adultes.
Est-ce le bon moment pour prendre une décision ?
P. S. : A mes yeux, non. C’est une question qui a du sens, mais il est probable que vers la mi-août ou début septembre, nous aurons de nouvelles données d’autres pays pour pouvoir se dire, oui, il faut y aller ou non, ce n’est pas nécessaire. A l’heure actuelle, les données collectées sur les adolescents ne sont pas encore consolidées et si la balance bénéfice/risque reste encore fragile, je ne me sens personnellement pas encore assez à l’aise pour affirmer qu’il faut vacciner les 12-15 ans de manière systématique. Pas plus que dire non, il ne faut absolument pas le faire. Pour moi, si la question ne se pose pas dans une famille où il y a des personnes à risque, elle reste ouverte et je plaide pour que l’on se donne encore un peu de temps pour se positionner.
Y. C. : A ce stade, nous n’avons pas assez de recul. Il serait intéressant d’attendre éventuellement de nouveaux vaccins, comme le Novavax, et de voir ce qui se passe aux Etats-Unis et au Canada en termes d’efficacité et d’effets secondaires, d’autant que, chez nous, il n’y a aucune urgence à vacciner ce groupe d’âge des 12-15 ans. Et d’autant plus que le virus y circule et qu’il s’y construit une certaine immunité acquise par le virus aussi chez ces jeunes. Dire qu’ils ne contribuent pas à l’immunité collective est donc inexact.