Le jour où le lobby pétrolier s’est piégé tout seul
Un récent arrêt du tribunal de l’UE a donné raison à l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) contre le lobby du pétrole et ExxonMobil. Au cœur de l’affaire, le phénanthrène, une substance que l’Echa estime “très préoccupante”.
Publié le 29-06-2021 à 19h54 - Mis à jour le 30-06-2021 à 09h42
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C’est un arrêt en forme de pique - pourtant passé inaperçu - qu’a rendu, le 9 juin dernier, le tribunal de l’Union européenne. Celui-ci donne raison à l’Agence européenne des produits chimiques (Echa) et à la France, opposés au géant pétrolier ExxonMobil et à l’association des raffineurs pétroliers européens (Concawe), lesquels contestaient depuis 2019 la dangerosité du phénanthrène - un résidu de combustion d’hydrocarbures. Une substance identifiée, fin 2018, comme "très préoccupante" par l’Echa, au terme d’un long processus confrontant de nombreuses évaluations scientifiques. Des études qui, jusque-là, avaient permis à l’agence de conclure que le phénanthrène, utilisé pour faire des plastiques ou des pesticides, et qui se retrouve dans des produits finis, est toxique, très bioaccumulable et très persistant, notamment dans l’eau et les sols.
Loi d’Arrhenius
Pour contrer cette décision, la Concawe et ExxonMobil avaient présenté lors d’une consultation publique, courant 2018, une série d’éléments et études censés démontrer que la substance est en fait "facilement biodégradable dans des conditions strictes". En particulier le fait qu’à une température "standard" de 20 degrés Celsius, le phénanthrène n’est pas très persistant dans les sédiments. Un argument qui va brutalement se retourner contre eux.
La raison de ce camouflet ? Une formule mathématique, connue sous le nom de loi d’Arrhenius, que l’Echa a appliquée à l’étude clé citée par ExxonMobil et la Concawe. Laquelle formule permet notamment d’extrapoler des résultats scientifiques obtenus en laboratoire. Et dans le cas du phénanthrène, l’application de cette formule s’est avérée dévastatrice pour les pétroliers, puisque la température moyenne sur le continent européen s’élève à 12 degrés, rendant effectivement la substance très persistante, entre autres, dans les sols.
C’est ce retournement de situation qui a amené ExxonMobil et la Concawe à contester, devant le tribunal, la décision de l’Echa. Et qui, du même coup, a donné à cette passe d’armes un tour pour le moins ironique, puisque les pétroliers ont tenté, devant le tribunal, de discréditer l’étude qu’ils avaient eux-mêmes citée, en reprochant à l’agence de ne pas avoir "examiné les données disponibles qui amèneraient à s’interroger sur la fiabilité et la prudence extrême de l’étude"...
Gros enjeux
"Sur les substances avec de gros enjeux industriels, il n’est pas rare que cela aille en cour de justice", témoigne Christel Musset, directrice du département d’évaluation de la dangerosité de l’Echa, qui pointe les divergences de vues régulières entre l’industrie et l’agence, chargée de veiller à la santé et l’environnement des Européens. "Surtout quand on demande des études sur les effets à long terme", poursuit-elle, qui observe que "les entreprises font des études aiguës, à court terme, pour leurs travailleurs." Sans parler de "l’enjeu commercial, bien sûr. Sinon il n’y aurait pas de procès fait par l’entreprise". Même si, concède Christel Musset, les recours ont tendance à diminuer ces dernières années, après avoir été plus nombreux au cours des jeunes années de l’agence (voire encadré).
Législation stricte
Il faut dire que la législation européenne est stricte sur le sujet. Depuis 2007, le règlement Reach (qui encadre l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques) impose aux entreprises "d’identifier et gérer les risques liés aux substances qu’elles fabriquent et commercialisent dans l’UE", celles-ci devant "démontrer comment la substance peut être utilisée en toute sécurité, et communiquer les mesures de gestion des risques aux utilisateurs".
Cette procédure implique que les producteurs avertissent leurs partenaires commerciaux de la dangerosité de la substance et modifient leurs fiches de sécurité. Plus ennuyeux encore, dans le cas du phénanthrène, la décision de l’Echa ouvre le droit du consommateur à demander aux entreprises si un produit qu’il achète contient ladite substance.
Affaires “chimiques”
En 2020, le Tribunal de l’Union européenne a rendu 20 arrêts ou ordonnances en lien avec la réglementation concernant les produits chimiques en Europe (Reach). Soit un peu moins de 3 % de tous les arrêts et ordonnances rendus par le Tribunal sur cette même année. En moyenne, il faut au tribunal entre un an et demi et deux ans pour traiter un dossier Reach. Si les affaires étaient plus nombreuses au début de la mise en place de la réglementation, le chiffre a tendance à se stabiliser ces dernières années : le tribunal a traité 5 nouvelles affaires Reach en 2015, 6 en 2016, 10 en 2017, 4 en 2018, et 6 en 2019.